Épreuve du troll

9 minutes de lecture

Il me faut du temps pour me rétablir. Fed cognait fort, je dois l’admettre ! Je découvre toutefois des talents insoupçonnés d’Isline pour la guérison. Cela me permet de réfléchir au poids du discours de gnome. De la façon dont je dois m’adapter pour vivre en ce bas monde… Pour sûr que la capitaine doit se moquer de mon visage renfrogné pendant qu’elle panse mes plaies !

C’est bien beau d’être sur pieds, mais j’ai plutôt besoin de mes ailes. Heureusement, elles n’ont pas été abimées durant l’affrontement. Me voici donc libre de dominer à nouveau les cieux, de réaliser de grâcieuses figures, quitte à être grondée. Pourtant Isline reste sage à ce sujet, seulement focalisée sur la suite. Si nous suivons la logique de ma mère, pour autant qu’elle en ait une, Gupash sera notre prochaine. Je me demande comment il est… Et où il vit.

Loin des montagnes se trouvera ma prochaine épreuve. Nous survolons des vallées incrustées entre des mines de lapis avant de passer par-dessus des marécages. Rude transition, s’il en est ! L’odeur putride me montre aux narines et me ferait presque vomir si je ne me pinçais pas le nez. C’est que je n’ai pas envie de développer des préjugés contre ce peuple, moi…

J’ignore même si les trolls forment une véritable société. Probablement que oui : Fed a bien dit qu’il fallait aller au-delà de la première impression.

Nous avons voyagé des heures et parcouru une distance difficile à estimer. Soudain Isline atterrit aux limites des fanges, où des racines se tordent par-dessus une terre humide. Le paysage boisé s’ouvre sur une caverne par-dessus un épais agglomérat rocheux. La route vers l’obscurité, évidemment !

— Gupash aussi vit en marge de la société ? questionné-je.

— Non, rectifie la capitaine, sinon ce serait lassant. Quelles sont vos connaissances sur la société troll ?

— Euh…

— Réduites à des préjugés, je présume ?

— C’est que…

— Vous imaginez que ce sont des créatures dépourvues d’intelligence, rustres et grossières. Vous imaginez qu’ils vivent pour la violence, capturant d’innocents badauds pour les démembrer et les manger ? Et vous supposez sans doute que la seule manière de les vaincre consiste à les emmener dehors au lever du soleil, lors duquel ils seront transformés en pierre ?

— Mais nous sommes en pleine journée ! Cela n’aurait aucun sens que Gupash s’expose aux rayons du soleil s’il s’agit de son point faible !

— Hep hep, laissez-moi finir, princesse.

Je l’aurais bien dévisagée d’un regard sévère, mais elle me tourne le dos, orientée vers la grotte.

— Je disais donc ! reprend-elle. Les trolls ont souvent été victimes de fausses conceptions à leur égard. Face à leur impossibilité de s’intégrer dans la société, car jugés trop « monstrueux », ils ont été cantonnés à l’écart des cités, puis des villages. Humains et elfes s’alliaient même pour la chasser, soit pour protéger leurs territoires, soit pour manger leur viande.

— La viande de troll est comestible ? m’étonné-je.

— Et pas si mauvaise, mais ce n’est pas le sujet. De moins en moins nombreux, le peuple troll a survécu par solidarité. Ils se sont divisés en clans, je concède, il n’empêche qu’ils sont soudés !

— À quel clan appartient Gupash ?

— Le clan Opral’sanosh’noriuk’ezr.

— À vos souhaits.

Mon cœur rate un bond. Pourquoi la terre tremble si subitement ? Une ombre s’allonge, opaque menace issue de derrière. Je me retourne avec lenteur, une goutte de transpiration perlant sur ma tempe. Je manque même de trébucher !

C’est bel et bien un troll. Sa carrure massive me domine… Il doit bien mesurer trois mètres quatorze de haut ! Il n’est habillé que d’un pagne qui couvre sa peau grise et épaisse. Je me serais attendu à ce qu’il brandisse une masse, mais il n’y a rien dans ses mains calleuses… En revanche, il me dévisage de ses yeux globuleux en reniflant avec son nez plat et boursouflé.

Je peux affirmer sans sourciller que ma beauté surpasse la sienne. Est-ce que cela a vraiment de l’importance si je finis en bouillie sous ses pieds ?

— Ravie de te revoir, Gupash ! s’exclame Isline.

Bouche bée, je penche la tête. Vu comment elle parlait de ce peuple, il s’agit pourtant d’une réaction logique ! Peut-être qu’il me faut prendre du recul, au sens propre comme figuré.

— Gupash content, répond le troll en se fendant d’un large sourire.

C’est donc bien lui. Je tente un salut modeste. Il réagit à sa manière, je suppose… Même s’il se penche, il me surpasse encore de hauteur, de quoi bien intensifier mes tressaillements ! Il pourrait même me saisir et me déchirer en deux s’il le souhaitait ! Mais ce sont mes préjugés qui s’expriment encore à ma place. Gupash est sûrement très sympathique. À moins que ma mère comme sa meilleure copine aient des fréquentations douteuses.

— Princesse fée ? demande Gupash.

— Gerania en personne ! confirme Isline.

Le troll porte sa main à son menton. Plisse les yeux. Et moi, je hausse bêtement les épaules, quel autre choix m’est offert ?

— Peau rose, dit-il. Ailes élégantes. Cheveux mauves. Petite taille. Silhouette fragile.

— Hé ! m’emporté-je. J’ai fait mon service militaire.

— Mais toi être toujours frêle.

Il se moque de moi dès notre première rencontre ! Et si je répliquais en me gaussant de sa façon de parler ? Hum, tout bien réfléchi, c’est une très mauvaise idée.

— Peut-être que je suis frêle, rétorqué-je, mais c’est ma force intérieure qui importe !

— Pas de chance. Car épreuve reposer sur l’intelligence.

Sur l’intelligence ? Je bondis, rythmée par le ricanement d’Isline, de nouveau en retrait. Tout est donc conçu pour me surprendre : ma mère a bien planifié la chose.

— Mais encore ? insisté-je. J’ai besoin de davantage de précisions.

— Choses venir avec temps, précise Gupash. Toi devoir me suivre.

Concis et vague, je m’en noierais. Il est temps de mettre ma confiance à rude épreuve et de m’exécuter. Il existe plein d’avantages à être une fée, mais contrairement aux elfes, c’est bien connu, nous ne sommes pas nyctalopes. Par chance, ou par logique, Gupash ne l’est pas non plus. Aussi allume-t-il une torche qu’il cale contre la paroi. Il dodeline alors en me désignant une basse table, placée par-dessus un escalier en pierre trop polie pour être réaliste.

Je me baisse, je scrute. Un plateau avec des cases en forme de losange… De couleurs ivoirine, opaline et nivéenne. Plusieurs pions se partagent cet espace qui me paraît gigantesque. Ouh, je subodore que les règles seront compliquées ! Autant m’éponger le front et m’installer sur cette chaise beaucoup trop grande pour moi.

— C’est ça, l’épreuve ? demandé-je.

Gupash hoche la tête tout en admirant le plateau.

— Un jeu compliqué, explique-t-il. Mais fierté trolle.

— Vous l’avez inventé ?

— Pas moi. Ancêtres. Malins et sages.

— Et en quoi consiste-il ?

— Pour gagner, vaincre son adversaire.

Quelle surprise ! Gerania, pas de moquerie, concentre-toi plutôt sur ce jeu d’aspect incompréhensif.

— Toi bien écouter, petite fée, dit Gupash. Pion noir cylindrique être le plus important. Si toi le capturer, toi gagner. Mais il être protégé par trois pions blancs pyramidaux. Eux pouvoir être pris si toi les encercler avec quatre pions jaunes en parallélépipèdes. Contre eux, toi mobiliser un pion rouge cubique, quoiqu’eux ne pouvoir se déplacer que sur des cases opalines. Toi pouvoir l’échanger contre un pion mauve trapézoïdale. Il te falloir traverser la moitié du plateau, en diagonale, et capturer le petit pion bleu plat. Celui-là pouvoir bouger si toi avoir déplacé trois pions en triangle. Si ceci fait, petit pion bleu pouvoir capturer le pion rouge, et prendre ses effets. Si toi avoir le pion mauve, il pouvoir sauter de trois cases ivoirines et éliminer deux pions jaunes s’il se placer entre eux deux. Case du pion mauve falloir être nivéenne. Et pas oublier le pion brun à forme quelconque, qui pouvoir se sacrifier si un autre pion être capturé. Toi avoir réussi à suivre ?

Tout tombe sous le sens ! Ou pas du tout. Je me gratte, comme si une douleur y naissait… Emmagasine les informations, Gerania ! Je ne vais pas lui demander de les répéter, sinon je passerais pour une débile. Par contre, en quoi réussir cette épreuve me rendrait apte à assumer mon rôle de digne reine des fées ?

Trop de questions, pas assez de réponses. Improviser. C’est encore ce que je sais faire de mieux.

— Toi commencer, propose le troll.

Au moins dispose-je d’un avantage de départ. Quoique…

Rien ne saura me détourner de cette noble quête. Il s’agit de déplacer minutieusement les pions, d’appliquer une stratégie du tonnerre. Déjà je surprends Gupash en bougeant le pion noir en premier : tactique audacieuse, et néanmoins risquée. Et s’il se fait submerger sitôt que l’ennemi rapplique ? Non, car mes pièces blanches le protègeront, tel est leur rôle, foi de Gerania !

La partie progresse, non sans quelques angoisses. D’un côté je prends un temps minutieux avant d’effectuer chaque coup. De l’autre, l’instinct comme clé de la victoire. C’est que Gupash est plutôt fortiche ! Quelques minutes lui suffisent à capturer un tiers de mes pions. Il a même pris le rouge, ce qui m’aurait donné un avantage non négligeable !

Je ne m’admets toutefois pas vaincue. En retenant les positions, en m’adaptant astucieusement, je parviens aussi à éliminer une partie de l’adversité. Cette guerre implique de nombreux sacrifices, et je m’assurerai qu’aucun soldat tombé ne soit oublié ! Puisse leur mémoire être préservée à jamais tandis que je progresse sur le champ de bataille. Des dégâts irréparables sont commis, néanmoins je les compense par ma riposte hasardeuse. Elle implique d’autres pertes, d’autres moments de violence que rien ne soulagera. Avancées après avancées, regroupements après regroupements, les pions se placent, rapprochement est fait.

Et alors que le champ de bataille se vide, et que l’étau se resserre, l’impensable se produit. J’ai capturé le pion noir. J’ai gagné.

Gupash réagit à peine. Il lève les yeux, recule de sa chaise et… baille ? Il est spécialiste du jeu, triompher était donc un exploit ! Sauf que non : sous ma stupéfaction, il se contente de se lever et de me tourner le dos.

— Bravo, toi gagner ! s’exclama-t-il. Toi avoir réussi la deuxième épreuve. Plus qu’une et mère contente.

Je me mordille les lèvres, immobile, perplexe. C’est tout ? Va-t-il me faire une petite tape sur la tête pour me féliciter ? Il s’efface plutôt dans l’obscurité, rejoignant sans doute ses camarades. Je me sens cependant… insatisfaite. Inconcevable de le laisser disparaître à jamais !

— Gupash, interpellé-je. Laissez-moi vous faire une confession. J’ai complètement improvisé. Je ne suis pas une experte de ce jeu, quel que soit son nom.

— Jeu se nommer Wxylomrnath, révèle Gupash. Et moi pas comprendre ce que toi vouloir dire. Toi m’avoir battu, c’être tout ce qui compter.

— Vraiment ? Qu’ai-je appris lors de cette partie, sinon comment déplacer des pions sur un plateau ?

— Pas manquer de respect à Wxylomrnath. Jeu ancestral de notre culture.

— Bien sûr, loin de moi cette idée ! Seulement… Je ne me sens pas plus apte à être reine des fées maintenant.

— Moi pas savoir te conseiller là-dessus. Mère oui.

— Voilà ce qui me perturbe… Pourquoi m’envoyer ici ? Elle prétendait que ces épreuves étaient censées me rendre plus matures. Me préparer à gouverner. Ici, maintenant, je suis plus confuse qu’autre chose. Si vous êtes un ami de ma mère, vous devriez savoir comment m’aider !

— Elle diriger un royaume. Moi être un simple membre de ma tribu. Différent.

Je porte ma main mon menton. L’heure est venue de gamberger avant qu’il ne s’en aille ! D’abord j’ai rencontré Fed, et puis lui. L’objectif était de me faire découvrir de nouvelles perspectives tout en prouvant ma valeur. Mais… Et si tout cela n’était qu’un prétexte ?

— J’ai compris ! réalisé-je.

Gupash m’examine de toute sa hauteur. La torche fait vaciller son ombre sans que je m’y courbe.

— La rencontre a plus d’importance que l’épreuve, deviné-je.

— Peut-être, répond le troll. Peut-être pas.

— La déduction est aisée ! Au fond, battre Fed en combat singulier et vous écraser au Wyxrolath n’est pas un exploit. En revanche, même lors de mon service militaire, que je mentionne sûrement trop souvent, j’ai surtout côtoyé d’autres fées. Mes perspectives s’élargissent !

— Pas faux, mais moi pas confesser buts de votre mère.

— Avant de vous rencontrer, Isline m’a raconté les malheurs qu’a subi le peuple troll. C’était… horrible. J’ignore comment le décrire autrement, ni comment trouver les mots…

Gupash se renfrogne. J’ai heurté un sujet sensible…

— Princesse, moi pas vouloir de votre pitié, dit-il en se détournant. Chasse être passé.

— Est-ce que l’intention de ma mère était d’unir les peuples ? Notre rencontre pourrait avoir une valeur symbolique. Un rapprochement !

— Toi être dans le vrai. Entrilla vouloir s’assurer que nous bienvenue chez elle, même après elle morte. Moi penser que c’être généreux, mais nous bien vivre dans nos grottes. Chaud, sombre, confortable.

— Peu importe ce que je deviens… Vous avez trouvé une alliée en moi. Donc je suppose que mon séjour ici, aussi court fût-il, a été utile.

— Moi penser pareil.

Sur ces mots, Gupash m’adresse un dernier sourire avant de me faire ses adieux.

Seule dans l’obscurité, bras ballants, je réfléchis au poids de ses mots. Je pourrais rester figée des minutes durant sans savourer ma victoire une seule seconde.

Mais bon, je dois rejoindre Isline.

Plus qu’une épreuve.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0