Chapitre 1

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Les autres m’emmerdent. Tous.

Même le plafond a plus d’intérêt que leurs voix. Ça piaille, ça glousse, ça gratte du stylo comme si c’était la guerre. Moi, je suis là, affalé sur ma chaise, à fixer un chewing-gum collé sous la table. J’ai pas dormi, j’ai pas bouffé, j’ai pas envie d’être ici. Et pourtant j’suis là. Comme tous les autres imbéciles.

Isandre, ce connard studieux, note mot pour mot ce que crache la prof. Ça me rend dingue. Toujours droit, toujours propre. Il pourrait faire une pub pour des cahiers recyclables. J’l’aime bien, hein. C’est mon frère de sale époque. Mais putain, il est chiant parfois.

Moi, j’écoute rien. J’regarde les arbres dehors. Ils ont l’air plus vivants que cette bande de morts-vivants autour de moi.

— Calyx ? Tu veux participer un peu, ou tu comptes faire tapisserie toute l’année ?

La prof. Madame Armande. Cinquante balais, l’air d’une vieille chèvre gentille, mais le ton sec comme une gifle. Je cligne des yeux, relève la tête. Elle attend une réponse.

Les autres me fixent, évidemment. Bande de fouines.

— Participer à quoi ? Vos débats de merde sur des types morts ?

Elle sourit jaune.

— Nietzsche. Le surhomme. Tu l’as lu ?

— Ouais. Un gars qui dit qu’il faut être au-dessus des règles. Ça me parle. Moi aussi j’aime bien cracher sur le système.

Silence. Les gens rigolent. Mais pas moi. Je ne lâche même pas un rictus. Je m’en fous.

Isandre a arrêté d’écrire. Il me regarde. Pas un reproche dans les yeux, juste ce petit pli entre ses sourcils, quand il sait pas s’il doit m’engueuler ou m’ignorer.

La prof me regarde avec cet air fatigué, presque maternel, comme si j’étais une plante tordue qu’elle essaie encore d’arroser.

— Alors tu vas pouvoir nous dire ce que Nietzsche veut dire par “le surhomme” ?

Je pourrais. Bien sûr que je pourrais. Je lis beaucoup plus que tous ces mômes. Mais je ne veux pas.

Elle passe à un autre. Tant mieux. Je sens son regard un moment encore, peut-être qu’elle se demande ce qu'elle pourrait bien faire de moi.

Quand la cloche sonne, je suis déjà debout. J’aime pas rester enfermé plus que nécessaire. J’ai besoin de bouger, de respirer, de faire un doigt d’honneur mental à tout ce cirque.

— T’étais obligé de répondre comme un connard ? me dit Isandre en sortant.

Je hausse les épaules.

— Tu sais très bien que oui.

Il rit un peu, le con. Ça lui va pas, mais j’aime quand il se détend. On traîne tous les deux dans la cour, les mains dans les poches. Y’a des gamines qui ricanent sur un banc, des mecs qui balancent un ballon comme si c’était la finale de la Coupe du Monde. Un cirque.

On traîne jusqu’à la sortie, puis direction chez lui. Sa baraque est à dix minutes à pied. Quartier tranquille, rues bordées d’arbres. Je déteste les arbres. Ils laissent traîner trop de feuilles mortes.

Chez lui, ça sent toujours le savon et les trucs au four. Sa mère, elle fait genre qu’elle me déteste pas, alors qu’elle aurait toutes les raisons du monde de me jeter à coups de balais. Mais non, elle me dit bonjour avec ce sourire bizarrement sincère. Elle appelle Isandre "mon cœur". Elle me file même un "Cal, t’as mangé ? Y’a de quoi dans le frigo."

Je dis rien. J’ouvre le frigo. Direct. Comme chez moi, sauf que chez moi y’a rien. Là, y’a tout. Des trucs rangés, des couleurs, des étiquettes bio, de la bouffe qui expire pas demain.

Et puis je tombe sur une rangée de canettes. Des petites bouteilles alignées comme des soldats. Jaune pâle, bouchon blanc, étiquette minimaliste. "Ananas-gingembre-citron". J’en prends une. J’sais même pas pourquoi.

Je l’ouvre. J’bois.

Et je recrache direct dans l’évier.

— Bordel, c’est quoi cette merde ?

Isandre passe la tête depuis le salon, en mâchant une madeleine.

— C’est la boisson préférée de Sybille. Ma mère en a pris en faisant les courses, vu qu’elle revient dans quelques jours.

Je lève un sourcil.

— Ta sœur revient?

— Oui, elle vient faire un stage à l'hôpital ici.

Sybille, la sœur aînée d’Isandre. Partie depuis plus de quatre ans faire ses études je sais pas trop où, dans un coin chiant probablement. Avant ça, elle était comme leur mère : gentille jusqu’à l’écoeurement. Et comme Isa : sérieuse, toujours la tête dans les bouquins. Elle collectionnait les tableaux d’honneur comme d’autres les cartes Pokémon. Isa en bavait d’admiration. Il voulait tout faire comme elle. Moi, je la voyais surtout comme une extension du système : polie, brillante, chiante. Elle passait sa vie enfermée dans sa chambre, et quand elle en sortait, c’était pour nous aider à faire nos devoirs avec ce ton calme de prof privée. Une vraie grande sœur, ouais. Le genre qui te file l’impression d’être un cancre juste parce qu’elle respire.

— Elle a des goûts de chiotte.

Il rigole.

— Elle dira que t’as pas de palais.

— J’ai un palais pour les trucs qui tuent, pas pour les potions de fée.

Je repose la canette avec un bruit sec. Rien que le nom "Sybille" me donne envie de renverser la table. Pas qu’elle m’ait jamais rien fait. Mais c’est le genre de personne qui, même absente, occupe trop d’espace.

— Elle arrive quand, ta sainte sœur ? je demande en refermant le frigo.

— Dimanche. Elle a écrit à Maman y'a , apparemment elle finit son semestre plus tôt que prévu.

— Trop cool. On va pouvoir faire des soirées "Discussion Santé Mentale et Priorités de Vie".

Il me lance un coussin dans le dos. Je l’évite sans mal.

— Elle va t’ignorer, Cal. Elle a d’autres choses à faire que gérer ton complexe d’infériorité.

— J’ai pas de complexe. J’suis juste pas fan des gens qui sentent la réussite et les tisanes détox.

On monte dans sa chambre. Son lit est fait, ses bouquins rangés, ses fringues pliées. Moi, mon matelas est sur le sol et mes vêtements sentent la cave. Parfois je me dis que j’aurais dû naître dans cette maison. Puis je me souviens que j’aurais pété un plomb au bout d’une semaine à table, à sourire pendant les repas et dire merci pour les lasagnes.

Isandre se jette sur son lit, les bras derrière la tête. Moi je m’affale sur sa chaise de bureau.

— Tu crois qu’elle va rester longtemps ? je demande, comme si j’en avais quelque chose à foutre.

Il hausse les épaules.

— Juste le temps de son stage. Trois mois, je crois. Peut-être quatre.

Trois mois. Ça fait beaucoup de jours pour entendre parler d’elle à chaque putain de repas.

— Elle est toujours avec l’autre mec, là ? Le mec qui faisait des cours gratuit pour les gamins à la bibliothèque ?

— Aucune idée. Elle parle pas trop de sa vie sentimentale.

— C’est qu’elle doit être merdique.

Il ne relève même pas. Il est habitué à mes conneries. Mais je vois ses lèvres qui se tordent un peu. Il n’aime pas trop quand je parle de sa sœur. Même avant, quand on était mômes, c’était son sujet interdit.

Je me lève et vais coller mon front à la vitre. Il pleut. Pas beaucoup, juste assez pour salir les vitres et noyer les fourmis. C’est calme ici. Trop calme. Ça m’agace.

— T’as toujours envie de foutre le camp d’ici ? je demande sans le regarder.

— De cette ville ? Grave. Mais j’ai encore deux ans à tirer.

— Tu partirais où ?

Il soupire, genre "voilà qu’il philosophe".

— J’sais pas. Loin. Une ville avec des gens qu’on connaît pas. Où je suis pas "le frère de Sybille".

Je me retourne. Il fixe le plafond. Il a dit ça sans colère, mais ça sonne vrai.

— Tu la jalouses ?

Il rit. Court. Presque nerveusement.

— Non. Je veux juste être moi. Sans devoir faire aussi bien qu’elle. Même si j'adore qu'on m'identifie à elle.

Je ne dis rien. J’me demande ce que ça fait, de vivre dans l’ombre de quelqu’un que tout le monde admire. Moi, j’ai personne au-dessus. Ni au-dessous d’ailleurs. Juste le vide.

— Tu crois que ta sœur, elle se souvient de moi ? je demande.

Il fronce les sourcils, surpris.

— Bien sûr. Tu traînais toujours ici, elle t’aidait avec les maths quand t’en branlais pas une.

— Hm. Elle me regardait comme un gosse débile.

— Tu l’étais un peu, mec.

Je souris. Pas parce que c’est drôle. Parce que c’est vrai.

Je m’allonge par terre, bras croisés derrière la tête. Je ferme les yeux. Sa chambre sent la lavande et le bois propre. Rien à voir avec chez moi. Moi ça sent le renfermé, la sueur et les souvenirs pourris.

— Elle est devenu plus jolie ? je demande dans un souffle.

Silence.

— Pourquoi tu veux savoir ?

Je rouvre les yeux. Il me regarde.

— Juste pour savoir si le jus au gingembre est censé faire de quelqu’un de chiant une bombe sexuelle.

Il ricane.

— Tu la verras bientôt. Tu te feras ton avis.

Je hoche la tête. Mais je sais déjà que ça va m’obséder. Pas elle. L’idée. L’idée qu’elle revient, qu’elle a grandi, qu’elle a changé. L’idée que dans quelques jours, il y aura une présence de plus ici. Et que cette présence pourrait bien foutre en l’air mon seul refuge.

Je sais pas pourquoi, mais j’ai comme un poids dans le bide. Un pressentiment. Le genre de truc qu’on peut pas nommer mais qu’on sent. Un avant-goût de trop.

Sybille.

Je me rappelle même plus vraiment son visage.

Je me lève.

— Je vais pisser.

Je reviens du petit coin en traînant des pieds. Isandre est toujours affalé sur le lit, les yeux rivés sur son téléphone.

De la salle à manger, la voix de sa mère résonne :

— Descendez les garçons, le dîner est servi.

On se bouge, j'ai vraiment faim. En descendant, on tombe sur Bastien. Déjà rentré, posé là comme s’il avait jamais quitté la maison.

— Salut papa, lance Isa, tranquille, la voix posée d'un fils parfait.

— Salut Bastien, que je balance à mon tour, avec ce ton neutre qui veut rien dire. Ni respect, ni insolence. Juste une syllabe balancée dans l’air.

Il sourit, le vieux. Il ébouriffe les cheveux d’Isa, parce que faut pas échapper à la tradition des papas modèles.

Bastien. Ce mec, c’est l’archétype du daron bienveillant. Toujours là, toujours gentil, toujours le mot doux. Il a sa petite entreprise de menuiserie, il se crève au taf, mais il garde ce sourire de mec satisfait d’avoir une vie simple. Il veut que tout le monde soit heureux dans sa bulle. C’est noble, peut-être. Moi, je trouve ça louche. Ou triste. Ou les deux.

Franchement, je sais pas ce que je fous dans cette famille. Ils ont des lumières chaudes dans toutes les pièces, des gâteaux sur les plateaux, des rideaux bien repassés. C’est pas ma vie. C’est pas mon monde. Ça pue l’équilibre, ça respire l’amour. Et moi je suis là, parasite cynique dans leur tableau de propagande familiale.

On s’installe à table. L’ambiance est calme, un peu trop polie à mon goût. Le genre de calme qui m'agace mais auquel j'ai finis par m'habituer.

Je bouffe sans parler. Je mords dans ma cuisse de poulet comme si j’avais pas mangé depuis trois jours

Bastien nous regarde à tour de rôle son fils et moi avant d'ouvrir la bouche:

— J’ai fait de nouveaux meubles pour la chambre de Sybille. Vous voulez bien m’aider à les monter demain soir après les cours ?

Isa répond avant même d’avoir fini de mâcher :

— Bien sûr, papa.

Je jette un coup d’œil à Isandre, qui me lance un petit sourire complice. Moi, j’en ai rien à foutre. Mais il aurait put chercher à connaître mon avis ce bâtard.

Je regarde Bastien un moment. Il attend que je dise quelque chose, je crois.

Je hausse les épaules.

Le repas avance entre bruits de couverts et discussions banales.

La fin du repas arrive. C’est la mère qui parle cette fois, en ramassant les assiettes :

— Tu dors là, Cal ? Ou je te fais un box pour rentrer ?

Je relève les yeux vers elle, la bouche encore à moitié pleine.

— Je dors là.

Elle hoche la tête, contente.

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