Chapitre 2

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Isa est du genre à ranger ses chaussettes par couleur, à plier ses jeans en carré parfait et à aligner ses bouquins par ordre alphabétique. Ça m’agace. Ça me rassure aussi, parfois. J’crois que j’aime bien foutre mon bordel dans son ordre. C’est comme dessiner au feutre noir sur un cahier neuf. C’est con, mais satisfaisant. Mon armoire à côté du sien deborde toujours de vêtements et mes chaussures ne sont jamais rangés où ils doivent l'être.

Il s’écroule sur son lit, téléphone à la main. Moi, je prends le matelas d’appoint qui m’attend déjà dans un coin, sagement plié. Il a mis une couette propre, bien tendue. C'est trop. J’la froisse volontairement en m’allongeant dessus. Voilà. C’est mieux comme ça.

— J'ai vraiment hâte que Sybille revienne.

Il glisse son téléphone sur sa table de chevet et soupir. Ça y est. Elle va redevenir le centre du monde alors qu'elle n'est même pas encore là.

— Tes parents aussi ont hâte, surtout ta mère. Elle essaie de se contenir mais je sais qu'elle prépare déjà son retour comme un dîner avec le roi d'Angleterre. Elle va sortir les serviettes à motifs et sourire jusqu’à en avoir mal aux joues.

— T’exagères. C’est juste qu’elle aime que les choses soient... bien.

— Trop bien.

Il rit un peu. On se connaît trop pour se vexer. On se connaît comme deux vieux chiens qui ont grandi dans la même ruelle.

— Elle va être surprise de te voir là, dit-il.

Je tourne la tête vers lui.

— Pourquoi ? Elle pense que j’suis mort ?

— Non. Mais t’as changé. Avant, t’étais plus... vivant.

Je le fixe. Il tient mon regard. Isa est peut-être le seul qui peut me dire ça sans prendre une baffe mentale. Peut-être parce qu’il m’a vu m’éteindre doucement sans rien dire. Et qu’il est resté quand même.

— Vous vous manquez ?

Il répond pas. C’est ça que j’aime avec Isa. Quand il sait pas, il ferme sa gueule. Pas besoin d’inventer. Pas besoin de jouer.

Le silence s’installe. Pas gênant. Juste là. Il remplit la pièce comme une couverture trop grande.

— Tu penses qu’elle va me reconnaître ? je balance, la voix plus basse.

Il tourne la tête vers moi.

— T’es pas un autre mec, Calyx. T’es juste toi, en version plus cabossée.

Je ferme les yeux.

Il a pas tort.

Mais j’sais pas si j’ai envie que Sybille me voie comme ça. En ruine. En travers du décor. Parce que j’me rappelle encore comment elle me regardait avant. Comme si j’étais un petit frère de secours. Un mec à réparer.

Et j’ai peur qu’elle ait encore cette foutue envie de me réparer.

J’ai pas besoin d’un mécano. J’ai besoin de crever tranquille.

Ou peut-être pas.

Je sais plus.

— Tu viendras avec nous pour la récupérer à l'aéroport inh?

Je le regarde surpris. Pourquoi il veut que je fasse un truc pareil?

— Non, je peux pas. J'ai rendez vous avec Lizzy.

Il fronce un peu les sourcils.

— Lizzy, comme Élisabeth ? La fille du directeur ?

Je tourne la tête vers lui, un sourire en coin. Ce genre de sourire qui pue l’arrogance et la mauvaise idée.

— Ouais. Elle-même.

— Depuis quand tu parles avec elle ?

— Je lui parle pas. C’est elle qui me tourne autour.

Il lâche un rire, un peu gêné.

— Son père n’aimerait pas trop. Il t’a déjà dans son viseur, je te rappelle.

— Je m’en fiche.

Et c’est vrai. J’ai dépassé le stade où les avertissements me faisaient cligner des yeux. Le regard du directeur ? Qu’il me regarde crever, s’il veut. J’suis pas là pour faire plaisir aux pères de princesses.

— T’aimes vraiment te mettre dans des situations difficiles, qu’il soupire.

Je me redresse à moitié, accoudé sur le matelas. Mes yeux plantés dans les siens.

— C’est pas que j’aime ça, Isa. C’est que c’est tout ce que je connais.

Il me regarde sans rien dire. Et merde, il a ce regard, là. Celui qui veut me comprendre. Celui qui cherche derrière les sarcasmes et les regards vides. J’le déteste un peu quand il fait ça.

Je détourne les yeux.

— Et puis merde, qu’est-ce qu’elle fout avec un nom pareil ? Lizzy. On dirait un nom de chat sous anxiolytiques.

— Elle t’attire, hein.

— Elle est jolie.

— Jolie et tarée.

— Et moi, j’suis moche et cassé. Ça équilibre.

Il secoue la tête, fatigué de moi. Mais je sais qu’il sourit. Je l’entends dans le silence. Le genre de sourire qu’il fait quand il veut pas admettre qu’il m’aime bien même quand je joue les connards.

Il éteint la lumière.

Le noir nous engloutit.

Le lendemain, je me réveille avec un goût de poussière dans la bouche et un torticolis de l’enfer. Le matelas d’appoint a dû être conçu par un moine sadique. Le genre de truc qui t’apprend l’humilité pendant ton sommeil.

Isa dort encore. Bien sûr. Il dort comme il vit : rangé, calme, presque silencieux. Même ses soupirs sont organisés. Y’a son téléphone sur sa table de chevet, écran noir.

Je me lève. En traînant. En râlant. Comme toujours. La lumière du jour filtre par les stores. Ça sent le savon et un reste de chocolat chaud oublié sur le bureau.

Je vais dans la salle de bain. Me lave la gueule. Me regarde dans la glace.

Toujours moi. Les cernes me vont bien, je trouve. Ça ajoute un peu de drame à ma gueule sans avenir.

Quand je reviens dans la chambre, Isa est assis sur son lit, les cheveux en bataille et l’air paumé de ceux qui n’ont pas encore compris qu’ils sont réveillés.

— T’as ronflé, je grogne.

Il cligne des yeux.

— Sérieux ?

— Non. Mais j’avais envie de dire un truc.

Il lève les yeux au ciel. Il est trop poli pour me dire d’aller me faire foutre, mais je sens qu’il y pense.

— T’as bien dormi? il me demande en faisant son lit.

Parfait jusqu'au bout.

— Oui, je mens.

Il a pas besoin de savoir que je ne fais que deux heures de sommeil par nuit.

— Et toi?

— Très bien. J'ai rêvé que ma sœur est rentrée.

Cette fois ci c'est moi qui lève les yeux au ciel. Elle me soule déjà dès le matin celle là.

Il finit son lit et va vers son armoire, évidemment, et en sort une tenue déjà pliée, repassée, triée. Le type vit dans un spot publicitaire.

— Tu veux qu’on passe prendre un petit dej en ville avant les cours ? demande-t-il.

— J’ai pas un rond.

— C’est moi qui paye.

Je le regarde. Longtemps.

— Tu me dragues, Isa ?

Il rit, étouffe un “connard” entre ses dents.

— T'as mère doit déjà être entrain de nous préparer le petit dej. Alors on mangera en ville après les cours.

Il hoche simplement la tête.

Je chope un tee-shirt qui traîne sur ma pile de vêtements froissés. Je sens même pas si ça sent bon ou pas. Je l’enfile.

Je prends mon sac. On descend.

Y’a l’odeur du pain grillé et des œufs dans la cuisine. La mère d’Isandre est déjà en train de battre des œufs comme si sa vie en dépendait. Bastien doit être déjà parti au boulot.

Elle nous salue avec son sourire qui pue l’amour et la constance. Moi, je marmonne un “Bonjour Jada” en rasant les murs.

Je sais pas comment cette maison fait pour pas exploser sous le poids de sa propre gentillesse.

C’est peut-être pour ça que j’y reste. Parce que ça me donne l’impression d’exister ailleurs que dans le chaos.

Jada nous sert des assiettes. Deux œufs chacun, pain grillé, jus d’orange pressé. C’est pas un petit dej, c’est une cérémonie. Elle parle un peu, comme toujours. Elle demande si on a bien dormi, si on a besoin de quelque chose, si on a pensé à prendre nos cahiers de maths. Je hoche la tête sans vraiment écouter. Isa répond pour deux, comme d’hab.

Quand elle tourne le dos, je vole un morceau de pain de son assiette. Il me regarde mais dit rien. Il a l’habitude.

On finit vite. Isa débarrasse comme le bon fils qu’il est, pendant que je reste planté là, les fesses collées à la chaise. Je me lève quand je sens son regard dans mon dos. Il dit rien, mais il sait que j’ai pas envie d’aller au bahut. Il sait aussi que j’irai quand même.

On sort. Le soleil tape déjà un peu. La rue est calme. Quelques gosses passent en courant. Une vieille dame arrose ses plantes. Tout semble figé dans une routine qui m’échappe. Moi, je me sens à l’envers dans ce décor. Comme un graffiti sur une nappe blanche.

Isa met ses écouteurs. Je sors mon téléphone. Trois appels manqués de mon oncle. Un message : " Où es-tu depuis jeune homme ? "

Je le supprime sans répondre. Comme d'habitude.

— C’est qui ? fait Isa sans détourner les yeux de la route.

— Personne.

Il sourit comme un mec qui sait que c’est pas vrai, mais qui va pas insister. Encore une des raisons pour lesquelles je le déteste pas.

On arrive devant le lycée. Le portail est déjà ouvert. Des groupes d’élèves traînent devant, les filles rient trop fort, les mecs se donnent des tapes dans le dos comme s’ils se connaissaient depuis la maternelle.

Moi, j’ai juste envie de passer à travers les murs.

Un groupe nous regarde. Deux filles chuchotent. Une me désigne du menton.

— Tu fais des ravages, je balance à Isa.

— C’est toi qu’elles matent.

— Ouais. Probablement parce qu’elles pensent que j’ai volé un scooter ou frappé un prof.

Il secoue la tête. Il est pas du genre à comprendre ce genre de réputation. Lui, il pense que tout se répare avec un sourire poli et des bonnes notes.

On entre. On se sépare dans le couloir. Jeudi, on a aucun cours en commun et ça me fait chier de voir que des têtes que je peux pas supporter toute la journée.

— Tu viens en perm avec moi à midi ? demande-t-il.

— Ouais, si j’ai pas été viré avant.

Il sourit encore. Et je pars de mon côté, sac sur l’épaule, humeur dans les chaussettes. Comme j'aimerais être partout sauf ici.

Troisième heure. Salle 204. Monsieur Flaubert.

C'est pas une blague. Il s’appelle vraiment comme ça. Et il croit que ça lui donne une légitimité divine pour nous assommer de littérature. Vieux type sec comme un bâton de craie, avec une voix monocorde et des chemises qui sentent la naphtaline.

Je suis au fond de la salle, évidemment. Mon royaume de l’ombre. Le seul endroit où je peux mourir un peu sans que personne m’emmerde.

Il parle. Encore. Toujours. De Camus. L’Étranger. Le soleil, Meursault, la plage. J’ai déjà lu le bouquin. Deux fois même. Mais là, j’en peux plus. Il parle comme un robot qui a oublié ce que c’est d’avoir mal.

Et puis, il me regarde. Il me vise.

— Calyx. Vous avez un avis sur l’absurde chez Camus ?

Putain. Il a choisi la mauvaise cible aujourd’hui. Pourquoi ils se sentent tous obligés de me déranger dans ma tranquillité?

Je croise les bras. Je réponds sans réfléchir, la voix calme.

— Ouais. C’est vous l’absurde.

Là, la pièce change de température. Les autres élèves se redressent un peu. Comme des chats qui sentent que ça va péter.

— Vous pouvez répéter ? demande-t-il en s’approchant, ses petites lunettes glissant sur son nez.

— Je dis que c’est vous. Votre cours, vos citations, votre ton. Tout est absurde. Vous parlez d’absurdité comme si c’était un concept à étudier.

— Calyx, je vous ordonne de sortir immédiatement.

— Ouais ? Et moi je vous ordonne d’aller vous faire foutre.

Le silence devient solide. Les murs eux-mêmes semblent retenir leur souffle. Il fait deux pas de plus vers moi. Moi, je me lève. Je pousse ma chaise d’un coup sec. Elle tombe dans un bruit sec. Deux filles sursautent en faisant des cris aiguë. De vrais connasses.

— Vous croyez quoi ? Que vos petites leçons vont m’apprendre à survivre ? Je m’en fous de Camus. Il est mort, lui. Et moi je suis entrain de crever en entendant parler de lui.

Il veut me prendre par le bras. Mauvaise idée.

Je l’attrape avant lui, et je le repousse. Pas fort. Juste assez pour qu’il recule d’un pas. Il se fige. Il ne s'y attendait pas du tout.

On se regarde. Et je vois dans ses yeux qu’il va me foutre la vie en enfer pour ça.

— Au bureau du directeur. Tout de suite, hurle-t-il.

— J’y cours pas. J’ai tout mon temps.

Je ramasse mon sac et sors sans me presser. J’entends déjà des chuchotements derrière moi. Des « oh putain », des « il est ouf lui », des « j’savais qu’un jour il allait péter un câble ».

Tous des idiots qui pensent valoir mieux que moi parcequ'il savent fermer leurs gueule et scotcher leurs cul sur une chaise. Je les emmerdes tous.

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