Chapitre 3

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Je sors du bureau du directeur et m’adosse à un mur. Y’a Bastien qui parle encore avec le directeur, le dos droit . Jada est à côté, les mains croisées sur son sac à main, comme si elle priait pour que ce soit pas aussi grave que ça en a l’air.

Ils sont là. Encore. Pour moi.

Comme d’hab.

C’est pas la première fois qu’ils se pointent. À chaque merde, c’est eux qu’on appelle. Parce qu’ils sont les seuls à répondre. Y’a pas de document officiel pour ça, mais pour tout le monde, c’est comme s’ils étaient mes tuteurs. Y’en a même qui pensent que je suis leur enfant adopté. Ou que Jada m’a eu avec un autre homme. Des tarés. Mais bon… en vrai, je peux comprendre. Ça fait depuis mes onze ans que je passe plus de la moitié de ma vie chez eux. Ils me nourrissent, m’achètent mes fringues, signent les papiers… J’suis sûr qu’eux-mêmes me voient comme leur gosse.

Franchement ? Ça me donne envie de gerber.

Je reste dans le couloir, les bras croisés. Je fixe le mur en attendant que l’entrevue se termine. Les minutes traînent. On dirait qu’ils négocient mon avenir comme une caisse de bananes trop mûres.

Puis la porte s’ouvre.

— Calyx, viens, dit Jada doucement.

Je rentre pas les épaules. Je baisse pas les yeux. J’ai déjà perdu, mais j’ai ma manière de perdre : la gueule haute et le regard qui tue.

Le directeur marmonne encore quelques conneries sur l’avenir, les limites à ne pas franchir, le dialogue, blablabla. Bastien hoche la tête, Jada aussi.

Moi je sors.

Je marche vite, je veux pas qu’ils voient que mes mains tremblent.

La voiture est garée devant le portail, comme d’habitude. Bastien appuie sur la clé, les portières se déverrouillent. Isa est déjà dedans. Je prends place.

Silence dans l’habitacle. Le genre de silence tendu, lourd. J’entends juste le bruit du clignotant, les essuie-glaces qui grincent, et ma propre respiration, un peu trop forte.

Bastien conduit sans parler. Jada regarde la route comme si elle s’attendait à un mur au prochain virage.

Isa se retourne vers moi. Il me regarde longtemps. Son visage est fermé, ses yeux plus sombres que d’habitude.

— Pourquoi tu fais ça ? il demande enfin.

Je le regarde, pas surpris. Il allait parler. C’est obligé.

— Tu te rends compte de ce que tu viens de faire, Calyx ?

Je hausse une épaule.

— Il m’a manqué de respect.

— C’est un professeur. Il t’a posé une question.

— C’est un connard. Il m’a cherché.

— Frapper un professeur, Calyx...

— Je l’ai pas frappé. Je l’ai poussé. Il m’a touché en premier.

— Pourquoi t’es comme ça, Cal ? Pourquoi tu casses tout ? Pourquoi t’as besoin que tout explose pour exister ?

Je hausse les épaules. J’ai pas envie de répondre. Pas envie de me justifier.

— Il t’avait rien fait, dit-il. Ce prof, il voulait juste que tu répondes à une question. T’as pété un câble pour rien.

— Il m’a cherché en premier, je grogne. J'étais tranquille dans mon coin.

— Parce que t’étais en train de dormir en plein cours ! Tu crois que c’est normal ?! Tu crois que tout le monde est contre toi, mais t’es juste… fatiguant, Cal. Tu bouffes l’énergie des autres, et après tu fais genre que c’est eux le problème.

Je sens le coup. En plein dans le ventre.

Il continue, plus bas, comme s’il se parlait à lui-même :

— J’sais plus quoi faire. J’sais plus comment t’aider.

Je détourne les yeux. Je regarde par la fenêtre. La pluie a commencé n'a toujours pas arrêté de tomber. Parfait.

— J’t’ai rien demandé, Isa.

Il se retourne vers l’avant, croise les bras. Froid.

Bastien continue de rouler sans un mot.

Jada, elle, pose juste sa main sur sa cuisse. Elle respire fort, mais elle dit rien.

Je me sens comme un intrus dans une famille parfaite. Comme un feu de forêt dans un champ de lavande.

La voiture s’arrête devant la maison.

Personne bouge, tout de suite.

Le moteur fait ce bruit de respiration fatiguée, comme s’il soupirait à notre place.

’ouvre la portière. L’air est froid. La pluie est fine, elle colle au visage. Isa descend aussi, sans un mot. Il claque sa portière un peu trop fort. Bastien coupe le moteur. Jada sort la première.

J’avance vers la porte, Isa juste derrière. J’entends ses pas. Je sens son agacement dans sa démarche. Il ouvre, me laisse passer. Comme d’hab. Toujours bien élevé, même quand il m’en veut.

J’enlève mes chaussures et les balance n’importe comment dans l’entrée.

— Va prendre une douche, dit Bastien calmement. Tu dois te reposer.

Je hausse les épaules. J’ai envie de lui dire d’aller se faire foutre, mais j’ai plus d’énergie pour ça. Je monte l’escalier, en traînant les pieds.

Dans la chambre, je jette mon sac par terre. Je m’écroule sur le matelas d’appoint.

Isa entre quelques secondes plus tard. Il ne dit rien, il range ses affaires comme si de rien n’était.

Moi, je fixe le plafond. Le blanc me fait mal aux yeux.

— Tu comptes faire quoi maintenant ? il lâche sans se retourner.

— J’en sais rien.

— Tu crois qu’ils vont te laisser revenir au lycée après ça ?

Je dis rien.

Il se tourne enfin vers moi. Il me fixe, longuement.

— Cal… faut que t’arrêtes. Vraiment. Tu vas finir par niquer tout ce qu’il te reste.

Je ferme les yeux. Pas envie d’entendre ça. Pas envie de me sentir encore plus merdeux que je le suis déjà.

Il ajoute, plus dur :

— On est en terminale, Cal. C’est pas le moment de foutre ta vie en l’air.

Je me redresse un peu. Mon cœur tape trop vite. Je suis fatigué, bordel.

— Je rentre chez moi ce soir.

Il fronce les sourcils alors que je me lève pour attraper mon sac, j'y fourre deux trois affaires.

— T'es sérieux? Maintenant tu vas fuir?

Je l'ignore.

Qu'il aille se faire foutre lui et sa famille de merde. J'en ai marre de leur vie parfaite et leur politesse étouffante.

Je descends les escaliers sans prévenir personne.

Pas envie de leur dire au revoir. Pas envie d’entendre Jada me demander si je suis sûr, ou Bastien me proposer de me ramener. Isa, lui, je sais qu’il dira rien. Il doit être là-haut, les bras croisés, à se demander comment il en est arrivé à supporter un mec comme moi.

Je sors.

L’air est plus froid qu’avant. La pluie est passée, mais le sol est encore mouillé. J’ai pas de capuche, pas de parapluie, rien. J’en ai rien à foutre. Le sac en travers de l’épaule, les écouteurs enfoncés dans les oreilles, même sans musique. Juste pour pas entendre le monde.

Je marche. Longtemps.

Le quartier devient de plus en plus laid à mesure que j’approche de « chez moi ».

Chez moi.

C’est un bien grand mot. Un trou, ouais. Un bout de mur entre deux cris.

J'arrive devant l’immeuble. Le béton est fissuré, la porte d’entrée tient à peine debout. Je grimpe les escaliers deux par deux. Il pue l’urine, le vieux tabac et la misère. Les murs sont tagués, les ampoules mortes depuis longtemps. Ça change pas.

Je m’arrête devant la porte. 2B. Toujours le même autocollant “souriez, vous êtes filmés”, collé de travers.

Je sors ma clé. Elle coince dans la serrure, comme d’hab. Je force. Ça s’ouvre.

L’intérieur est sombre. Ça pue l'odeur de renfermé, d’humidité et de bouffe froide. Il fait plus chaud dehors que dedans.

— J’suis rentré, je crie.

Silence.

On fait ça avec Isa quand on rentre de l’école. Jada débarque avec un plat de madeleines, nous demande comment s’est passée notre journée. J’ai pris l’habitude. Alors je le fais ici aussi, même si je sais que personne répondra.

Je referme derrière moi et j’avance dans le couloir.

Des canettes vides traînent sur la table. Une assiette avec des restes moisis croupit dans l’évier. Je jette un œil dans le salon : vide. Télé éteinte. Rideaux fermés.

Je pousse la porte de la chambre du fond.

Je m’attends à voir ma mère, allongée sur le lit, entourée de bouteilles d’alcool et de sachets d’héroïne. Mais y’a rien. Personne.

Je referme.

Dans ma chambre, le matelas est à moitié à poil, le drap a disparu. Je l’ai utilisé pour boucher une fenêtre. Mon armoire penche comme une vieille tour. Je balance mon sac dans un coin. J’enlève mes chaussures.

Je reste planté là, au milieu de la pièce, à regarder autour de moi.

C’est chez moi.

Je m’allonge sur le matelas. Qui a dit qu’il faut un drap pour dormir ? J’ai besoin de rien. Je pose mon bras sur mes yeux.

Pas envie de penser.

Juste dormir.

Mais même ça, j’y arriverai pas. Pas même les deux heures que j’arrive à gratter dans la chambre d’Isa.

Je vais ressembler à rien demain. Et j’ai faim, putain. Avec toute cette merde, on a même pas mangé avec Isa.

Je finis par m’assoupir. Pas longtemps. Même pas une heure. Juste assez pour que mon cerveau se décide à m’achever.

Tout est flou d’abord. Puis net.

《Je suis petit. J'ai onze ans. Mon cartable me tape le dos à chaque pas. Il pleut. J’ai les chaussures trempées et j’ai froid.

Je monte les marches deux à deux. Le 2B me paraît plus haut qu’avant. Je sors la clé, je la tourne. Elle coince déjà, même à l’époque.

Je pousse la porte. L’odeur m’écrase. Héroïne, alcool, pisse, tout ça mélangé dans un air épais.

— M’man ? je murmure.

Rien.

J’avance jusqu’à la chambre du fond. Elle est là. Allongée sur le lit, les bras ouverts, la bouche entrouverte. Y’a encore un élastique à son poignet. Trois seringues sur le sol.

Mais je crois qu’elle dort. Comme d’habitude. Comme tous les autres jours.

Alors je fais ce que je fais toujours : je la borde. Je ramasse les bouteilles, je les fous sous le lit. Je range les sachets, je tire le drap sur ses jambes. Elle bouge pas, mais ça m’inquiète pas.

Elle dort fort, je me dis. C’est tout.

Je vais au salon cherché mon carré de sandwich. Deux tranches de pain de mie, un vieux jambon entre. Je bouffe en silence. Puis je retourne la voir. Je m’allonge à côté d’elle. Je pose ma tête sur son bras. J’ai juste envie qu’elle me serre un peu.

Mais elle bouge pas.

Elle sent mauvais.

Mais je m’en fous. C’est ma mère.

Le matin arrive. Je me lève. Je prends mon cartable, je vais à l’école. Comme tous les jours. J’ai mal au ventre mais je dis rien. J’attends juste que la journée passe.

Quand je rentre, y’a pas de sandwich sur la table.

Et elle, elle est toujours dans la même position.

Exactement la même.

Je m’approche. Je dis son nom. Je secoue un peu son bras. Il est dur. Froid. Je crois d’abord qu’elle fait semblant. Qu’elle joue à la morte comme dans les films.

Mais non.

Elle est morte.

Et je m’en rends compte d’un coup. Comme si on m’avait arraché le cœur sans prévenir. J’hurle. J’hurle tellement fort que je me réveille.》

Je me redresse en sursaut, en sueur. J’ai le souffle court, la gorge sèche. Le matelas grince sous moi.

Je suis plus à onze ans. Mais je suis toujours seul.

Et elle est toujours morte.

Je me lève. Je titube jusqu’à la cuisine. Je bois au robinet comme un animal. L’eau est tiède, métallique. J’en ai rien à foutre. J’ai juste besoin d’oublier ce que j’ai vu. Ce que j’ai vécu. Ce que je suis.

Je m’appuie contre le mur. La tête entre les bras. Mon ventre gargouille. J’ai faim. Mais y’a rien à manger. Juste une boîte de conserve vide sur la table, mon dernier repas il y'a deux semaines avant que je sois parti chez Isandre

Je me laisse glisser au sol. J’essaie de respirer.

Mais ça pique, Ça pique fort.

Et personne n’est là.

Il n'y a que moi, ce trou à rats, et les souvenirs qui me rongent le crâne.

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