Chapitre 4

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Après le cauchemar, j’suis resté là. Les yeux ouverts dans le noir, le cœur qui cognait trop fort, le souffle court comme si j’avais couru un marathon en pleine nuit. Impossible de me rendormir. Mon corps refusait. Mon esprit encore plus.

J’ai fixé le plafond. Longtemps.

À force, je crois que c’est lui qui me fixe.

Les ombres bougeaient sur les murs, comme si ma chambre était vivante. J’ai pas allumé la lumière. J’ai pas bougé. J’ai pas pleuré non plus. Ça ferait trop.

Je me suis levé juste parce que j’en avais marre d’être allongé sans que rien change.

Il est tôt. Trop tôt. À cette heure-ci même les camions-poubelles dorment encore.

J’ai mal à la nuque. Le matelas a une bosse au milieu, ou peut-être que c’est juste mes os qui me rappellent qu’ils ont plus l’âge de dormir par terre.

Je traverse le couloir. L’air est froid et humide. Le sol colle un peu sous mes pieds. Dans la cuisine, la même odeur de renfermé qu’hier.

Ma bouche a un goût de poussière. Je crache dans un mouchoir. J’ai mal au ventre. J’ai pas mangé depuis… hier matin ?

Je prends un verre. L’eau du robinet met du temps à venir. Elle coule marron au début. Je laisse couler jusqu’à ce qu’elle devienne claire. Puis je bois.

Elle a un goût de rouille. Tant pis.

J’ouvre le frigo. Rien, juste une demi-bouteille d’eau et une barquette de sauce coagulée que j’ose pas ouvrir.

Je referme.

Je me dis que même un vieux carré de sandwich moisi aurait fait l’affaire. Mais même ça j'ai pas.

Je referme la porte, pas trop fort. Inutile de réveiller les fantômes.

Je retourne dans ma chambre, le ventre vide, les yeux secs, le cœur lourd. Je m’assois sur le matelas. Je passe mes mains sur mon visage.

Je suis fatigué. Mais je peux pas dormir. Je peux plus.

Et là, je sais que cette journée va être longue.

Très longue.

Je m'ennuie, il doit être 8h maintenant. Je quitte ma chambre, je l'ai trop vu pour aujourd'hui. Et je crois que même elle en a marre de ma présence.

Dans le salon, je pousse les canettes d’un pied. J’enlève mon t-shirt, je le renifle : ça va, il passe encore. Pas trop crade. Je remets le même jean.

Pas la force de réfléchir à ce que je vais porter. Pas la force de réfléchir tout court.

Je prends mon sac. Il est pas si lourd. Les cahiers sont restés chez Isa, je crois. Je m’en fous. Aujourd’hui j’irai pas en cours. Qu’ils aillent tous se faire foutre. Je suis pas d’humeur à écouter un prof me dire que j’ai gâché ma vie alors que je suis même pas sûr de vouloir encore la vivre. Puis, je sais pas encore ce qu'a décidé le directeur à mon sujet alors il vaut mieux qu'on évite un moment lui et moi.

Je sors.

L’air du matin est sec. Le ciel est gris, mais il ne pleut pas. J’entends un scooter au loin, un marchand de pain qui crie, des voix qui rigolent. Des gens qui vivent, quoi.

Je marche. Sans but.

Peut-être que je vais passer au centre, traîner un peu au terrain. Voir si Raven ou Dom sont là. Ou peut-être pas. Peut-être que je vais juste marcher jusqu’à ce que mes jambes n’en puissent plus.

Je sens mon téléphone vibrer. Je regarde.

3 messages. 1 appel manqué. Tous d’Isa.

J’efface les messages sans les ouvrir.

Je remets le téléphone dans ma poche. Je veux pas voir ce qu’il dit.

Je continue à marcher.

Y’a un chien errant qui fouille dans une poubelle, une vieille dame assise sur une chaise en plastique devant sa porte, les bras croisés, l’air d’avoir vu passer toutes les guerres du monde. Elle me regarde passer. Je baisse les yeux. J’aime pas ce genre de regards. Trop perçants.

Je tourne à droite, puis à gauche, je traverse une rue sans regarder. Une voiture klaxonne. Je lève la main, sans me retourner.

Tant pis.

Je sais pas trop comment j’arrive là, mais mes pas me mènent au vieux terrain vague derrière les bâtiments du centre.

Le grillage est troué. Je passe par là. Je l’ai toujours fait.

Raven est pas là. Dom non plus.

Juste un môme assis au bord du mur, en train de gribouiller dans un cahier. Il lève les yeux vers moi, puis il replonge la tête. Il me connaît pas. Tant mieux.

Je vais m’asseoir au fond, dans l’angle. Là où y’a des briques cassées et un vieux banc. Le bois est pourri, mais j’en ai rien à foutre. Je m’assois.

J’inspire. L’air a une odeur de ciment et de feuilles pourries. J’essaie de penser à rien.

C’est pas simple.

Je repense à mon rêve. À ses yeux fermés. À ses mains froides.

À moi qui bordais un cadavre sans le savoir.

J’avais onze ans. J’étais con.

Je croyais encore qu’il suffisait de dormir pour que tout passe.

Je sors un bouquin de mon sac. Je me dégoûte, mais j’aime lire.

La faute à mon père. Du temps où lui et ma mère étaient encore ensemble, il m’avait donné une éducation stricte. Un peu comme celle que Bastien donne à Isa, mais avec beaucoup moins d’amour. Il voulait juste me faire chier, je crois.

Sinon, qui refile des bouquins de philosophes à un gamin de neuf ans ?

Je tourne la tête.

Putain, j’ai passé trop de temps à lire.

Le môme avec son cahier s’est barré. Il reste que moi, le vieux banc pourri et l’odeur de ciment.

Je sors mon téléphone : 16h.

Merci, Thomas More. J’en ai même oublié ma faim.

Il faut que je rentre maintenant.

Je marche rapidement.

La vieille dame n’est plus là. Le chien non plus.

J’arrive en bas de l’immeuble. Le béton est humide, comme si la pluie d’hier refusait de sécher.

Je grimpe les marches une à une. Chaque étage pue un peu plus que le précédent. Odeur de graillon froid, de pisse séchée, de misère collée aux murs.

Je monte lentement, le sac ballant contre ma hanche, le ventre toujours vide, les jambes un peu lourdes. J’avance doucement. Le couloir est calme. Trop calme.

Je m’approche de ma porte… et je le vois. Isa.

Assis juste devant, le dos appuyé contre le mur, les bras posés sur ses genoux repliés.

Il relève la tête en entendant mes pas.

Il se lève d’un coup et s’approche.

— Cal, souffle-t-il.

Je ne le regarde pas. Je continue d’avancer vers la porte, je glisse ma main dans ma poche pour prendre mes clés…

Puis je me rappelle : je veux pas qu’il entre. Pas ici. Pas chez moi.

Je me retourne vers lui. Il me fixe.

— Qu’est-ce que tu fous là ?

Il sort un sachet plastique de sa poche. Dedans, deux des petites box en plastique dans lesquelles Théa me met des repas quand je dois rentrer chez moi.

— Maman m’a demandé de te les apporter. Elle voulait que je passe hier, mais j’étais trop en colère.

Il baisse les yeux.

— Maintenant je m’en veux. Savoir que t’as peut-être dormi affamé… j’espère que t’as au moins trouvé un truc à manger aujourd’hui. Sinon je vais m’en vouloir encore plus. J’suis même passé ce matin avec des brioches, mais t’étais déjà parti.

Putain, mais il parle trop ce mec.

Il reprend, plus doucement :

— J’suis vraiment désolé.

Il est désolé ? Mais pourquoi, au juste ?

C’est à moi de m’excuser. Et ouais, ça me fait déjà chier de l’admettre.

Mais lui, il s’excuse alors qu’il a rien fait de mal.

— Je suis sincèrement désolé. Je sais que c’est pas facile pour toi, tout ça… J’aurais pas dû te parler comme je l’ai fait. Mais il faut que tu comprennes que je m’inquiète énormément pour toi.

Et c’est reparti pour un tour. Est-ce que j’ai demandé qu’on s’inquiète pour moi ? Aux dernières nouvelles, non. Mais sa famille et lui, ils peuvent pas s’en empêcher. Et ça me gave, parce que ça pourrit tout.

Ils peuvent pas juste me nourrir et la fermer ?

Je vois bien qu’Isa veut continuer à parler. Il s’arrête jamais, ce mec. Et le pire, c’est quand il enclenche sa séquence émotion. L’horreur.

Faut que je le coupe avant qu’il parte en vrille.

— Bon, donne-moi ça et arrête de raconter ta merde.

Je lui arrache le sachet des mains. Il me regarde, genre il attend un merci ou un câlin.

— Maintenant rentre chez toi.

Il fronce les sourcils.

— Tu m’invites pas à entrer ?

— Est-ce que c’est déjà arrivé ? je demande, le plus sérieusement du monde.

— Non, mais je croyais que…

Je le coupe :

— Arrête de croire, t’es plus un gamin. Et ça arrivera jamais.

— Mais pourquoi ?

— Parce que.

— Super réponse. Très mature. Et d’ailleurs, tu viens d’où ?

— Rentre chez Isa.

— Pas avant que tu me dises où t’étais.

Putain, il me fatigue quand il s’y met.

Qu’est-ce que je fous avec un cas pareil, moi ?

— J’étais au centre.

— T’es allé voir Raven et Dom ?

C’est quoi ce ton ? Il croit parler à qui, là ?

— Déjà, tu baisses d’un ton. Ensuite, non, je les ai pas vus. Et pour couronner le tout, j’ai pas de compte à te rendre.

— J’aime pas quand tu traînes avec eux.

Il parle plus doucement, cette fois. Il est sincère. Ça se sent.

— Et tu crois que t’es qui pour me l’interdire ? Ma mère ?

— C’est pas des bonnes fréquentations, Cal. Ils fument, ils se droguent…

— Merci, je sais.

— Tu devrais pas… ta mère…

— Je crois qu’il faut vraiment que tu te casses, je le coupe.

Il soupire.

— De toute façon, je dois aller aider mon père avec les meubles. C’est pour ça que je pars. Pas parce que tu me l’as demandé.

— C’est ça. Allez, oust.

Il me lance un regard noir, reste planté là deux secondes, puis soupire et tourne les talons.

Les meubles… c’est vrai. Je suis censé aller aider aussi.

Mais pas avant d’avoir mangé.

Et puis j’allais quand même pas le faire entrer. Sinon il se serait posé, il aurait parlé pendant que je bouffe, et après il aurait voulu qu’on parte ensemble. La mort.

Je m’assure qu’il est bien parti, puis j’enfonce ma clé dans la serrure.

Je pousse. Elle coince comme d’hab, mais elle s’ouvre.

Je referme derrière moi et je me jette direct sur le sachet.

Faut que je voie ce qu’il y a dedans. J’ai trop la dalle. Je meurs de faim.

Je pose le sachet sur la table, je déchire le plastique comme un chien qui a trouvé un os.

Dedans, deux box. Du riz, du poisson pané, des légumes bien rangés comme si ça allait changer la gueule du monde. Et un petit mot collé avec du scotch : “Réchauffe bien. Mange tout. – J.”

J’en peux plus de cette femme. Elle est trop douce, trop gentille. Ça me donne envie de gerber.

Je balance le mot dans l’évier et je choppe une fourchette en plastique qui traîne sur le frigo. J’ouvre la box, je renifle. Ça sent bon.

Je m’assois par terre. J’ai pas de chaise qui tient encore debout. Mon dos contre le mur, mes jambes étalées.

Et je bouffe.

Comme un mort qui ressuscite rien que pour un repas.

La première bouchée me fait fermer les yeux.

C’est encore un peu chaud, c’est bon, ça cale.

Et j’ai envie de pleurer.

Mais j’le fais pas. Bien sûr que non.

À la place, je mâche fort.

Comme si j’essayais d’écraser tout ce que je ressens avec mes dents.

Je nettoie la box en cinq minutes. Je laisse même pas un grain de riz. Puis j’attaque la deuxième.

Je me dis que si j’avais eu ça la nuit dernière, peut-être que j’aurais dormi.

Peut-être que j’aurais pas rêvé de ses bras froids, de son souffle inexistant, de mes onze ans en lambeaux. Mais tout ça c'est faux, je traîne ce rêve avec moi depuis trop longtemps, ventre remplie ou pas, il est avec moi dès que je ferme les yeux. Il m'attend toujours derrière mes paupières.

Je termine. Je me frotte la bouche avec ma manche.

Je renge les box. Je dois les rapporter à Jada. J’en aurai peut-être besoin une autre fois.

Et je reste là, comme un con, le ventre plein, le cœur vide. Maintenant faut qu'on aille montés ces foutus meubles à la con.

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