Chapitre 5

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Je débarque chez Isa en à peine cinq minutes. J’ai eu du bol : le vieux Patos, mon voisin du dessus, allait chez sa fille à deux rues de là. Il m’a proposé de me déposer en voiture.

Voiture, c’est un grand mot pour désigner le tas de ferraille qu’il conduit. Une épave ambulante, avec des sièges qui grincent et une clim qui fait juste du bruit. Mais j’vais pas cracher sur sa bagnole. Il a été gentil. Et chez moi, la gentillesse, ça se paie pas avec des critiques.

Le ciel est devenu gris sale. Le genre de gris délavé, hésitant, comme s’il savait pas s’il devait pleuvoir ou juste s’étouffer de tristesse.

Mon ventre, lui, s’est un peu calmé depuis que j’ai bouffé. Ma tête, par contre, toujours en vrac. C’est une décharge là-dedans.

J’arrive devant la porte. Je frappe deux coups secs. Pas plus. J’espère qu’ils sont là. J’ai pas envie de poireauter sur le pas de la porte comme un clébard.

C’est Jada qui ouvre.

Elle me regarde, comme toujours, avec ce mélange d’inquiétude et de tendresse contenue. On dirait qu’elle hésite entre me prendre dans ses bras ou me coller une claque bien méritée.

Mais elle sourit. Parce qu’elle sourit toujours. Même quand elle en a marre.

— Salut Jada. Merci pour la bouffe. J’ai ramené les box.

— Salut Cal. Inutile de me remercier, voyons. Je suis juste contente que tu sois revenu.

Je hausse une épaule, mal à l’aise.

— J’suis là juste pour aider avec les meubles. Rien d’autre.

— Si tu veux. Mais tu dors là ce soir.

Elle rit pas. C’était pas une question. Pas une proposition.

Merde.

Elle s’écarte pour me laisser entrer. J’essuie mes pieds vite fait, plus par automatisme que par respect, et je rentre.

Isa est en bas, dans le salon, en train de déplacer un carton avec l’air concentré d’un chirurgien.

Quand Il me voit, il s’arrête net, surpris que je sois là.

Surprise, Isa.

— T’aurais pu me dire d' attendre, on aurait pu venir ensemble, dit-il.

Je lève les yeux au ciel.

— Je fais ce que je veux, je grogne.

Il soupire mais dit rien.

Je l’aide à soulever un gros carton. Une commode pour Sybille. Encore une. Parce que mademoiselle revient et faut que tout soit parfait.

Moi, on me fout sur un matelas d’appoint, mais elle, elle a droit à une putain de commode neuve. Tout le monde se met en quatre. Tout le monde s’agite.

— Ah, t’es là Cal. Merci d’être venu, me dit Bastien quand on entre avec le meuble.

— Salut Bastien.

— À trois, on va vite en venir à bout.

C’est la première fois que je mets les pieds dans cette chambre. Elle a toujours été fermée à clé. Même quand elle vivait encore ici, elle s’enfermait comme si elle voulait que personne existe en dehors de ses murs.

La pièce est plus grande que celle d’Isa. Plus lumineuse aussi, même sous le ciel gris d’aujourd’hui. Le papier peint est lavande et beige, avec des motifs de fleurs un peu kitsch. Sur un pan de mur peint en beige, une phrase en latin est inscrite en lettres dorées :

"Una tantum est via deficiendi: deserere antequam vincas."

(Il n’y a qu’un seul moyen d’échouer : abandonner avant de réussir.)

Je reste planté là. Je la lis. Je la relis.

Moi aussi, j’avais une citation sur le mur de ma chambre. Avant. Quand on vivait encore avec mon père. Avant que tout se barre en couilles.

La mienne disait : "N’attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites. Décide de vouloir ce qui arrive… et tu seras heureux."

C’est lui qui l’avait fait écrire, avant même ma naissance. Il me répétait que je devais provoquer les événements, ne jamais les subir. Que c’était comme ça qu’on contrôlait le monde.

Ouais. Il était du genre à vouloir contrôler le monde. Un grand philosophe de comptoir, mon vieux.

Quel con.

Je me demande si c’est elle qui a choisi la sienne, Sybille. Ou si Bastien lui a imposée, comme mon père l’avait fait avec moi.

Mais je crois que non. Si ça venait de lui, Isa aurait eu la sienne aussi, pas vrai ? Et sa chambre, elle est vierge de ce genre de trucs. Isa a eu le droit de choisir. Sybille aussi, probablement.

À côté de la citation, des tableaux d’honneur, des certificats, des récompenses. Toute sa petite vie bien classée, bien cadrée. La fierté encadrée. L’inaccessible.

Je suis tiré de mes pensées par le bruit d’un carton qu’on traîne au sol.

Je retourne aider.

On continue le montage en silence. Le bois se transforme en meubles. Les vis rentrent, les tiroirs s’ajustent. On sue un peu. On souffle.

Tout est blanc. Tout sent le neuf. Tout est prêt pour elle. La princesse peut revenir.

J’ai une envie soudaine de poser mes godasses pleines de poussière sur le drap tout propre, rien que pour voir une tache casser ce tableau trop parfait.

Mais je fais rien.

Je regarde. Je me tais.

Quand tout est monté, Isa s’assoit sur le lit et me regarde.

— Merci d’être venu.

Je hausse une épaule. Pas de quoi. J’allais pas rester crever chez moi de toute façon.

Bastien entre à nouveau, une lampe de chevet dans les mains. Il la pose doucement sur la commode, comme si c’était un bijou rare.

— Tu veux toujours pas une chambre pour toi ? J’ai encore plein de meubles.

— Non merci, je réponds.

Ça fait deux ans qu’il me propose.

Deux ans qu’il veut me monter un espace à moi, à l’étage, comme les autres.

Mais j’en veux pas.

Trop d’espace, trop de confort, trop de murs qui diraient : Tu fais partie de la famille maintenant.

Et ça, je peux pas.

C’est beaucoup trop pour moi.

Je me lève pour sortir, et Isa me suit sans rien dire. Mais avant même qu’on ait le temps de poser un pied hors de la chambre, la voix de Bastien résonne dans notre dos :

— Ah, au fait… Vous êtes privés de sortie pendant deux week-ends.

Merde.

Je le savais. Son silence d’hier sentait déjà le piège. Faut croire que je le connais trop bien. Ou qu’il est trop prévisible.

Bordel.

— Pourquoi moi je suis puni ? râle Isa. J’ai rien fait, moi !

— Ouais, mais si tu sors sans lui, il va tourner à la maison comme un lion en cage. Et ça, c’est franchement épuisant.

— Mais…

— Arrête de discuter, Isa, je coupe en passant mon bras autour de ses épaules.

Il se dégage aussitôt et me lance un regard noir, droit dans les yeux.

Je lui réponds par mon plus beau sourire. Celui qui l’agace encore plus.

— Et Cal viendra faire quelques travaux avec moi, plus tard, ajoute Bastien du ton tranquille de ceux qui savent que leur parole est loi.

Putain. Pourquoi ils ont tous enfilé leurs capes de "parents responsables" aujourd’hui ? C’est quoi, une réunion secrète de discipline familiale ou quoi ?

Je jette un coup d’œil autour de la chambre. J’en suis sûr maintenant. C’est cette foutue pièce. Elle me porte malheur.

On sort enfin de ce mausolée de lavande et de citations latines pour rejoindre la chambre d’Isa. Il continue à me bouder, traînant des pieds comme si son silence allait me faire culpabiliser.

— C’est pas comme si t’avais quelque part où aller sans moi, je balance.

Il me jette un regard en coin, les sourcils froncés.

— Qu’est-ce que t’en sais ? J’ai peut-être un rencard avec une fille, moi.

Je lève les yeux au ciel.

— Et puis quoi encore ? Elle existe même pas, ta copine imaginaire ?

Il ne répond pas. Il boude encore plus, le nez en l’air. J’ai envie de rire.

— Arrête de faire l’enfant, Isa. Tu ressembles à un gosse privé de dessert.

Il se retourne d’un coup vers moi, les bras croisés.

— Très bien. Pour la peine, tu dois me dire “oui” à tout pendant cinq mois.

— Deux semaines.

— Quatre mois.

— Une semaine.

— Trois mois.

— Trois jours.

Il me regarde, les sourcils froncés.

— T’as pas compris le concept, je crois. On est censés négocier un juste milieu. Toi tu fais que réduire sans vergogne.

— Je sais, je réponds avec un sourire arrogant. Mais j’m’en fous.

Il roule des yeux, puis reprend, plus calme :

— Bon… deux mois, Cal. S’il te plaît. Je le mérite, non ?

Je souffle. Il est chiant quand il s’y met. Vraiment. Mais il est sincère, et ça me désarme un peu. Je réfléchis. Au pire, s’il me demande un truc qui me fait chier, je dirai non. Il va pas appeler les flics non plus.

Je hoche la tête. Accord tacite.

Il me tend la main.

C’est une blague ?

— Vire tes petits doigts de devant moi tout de suite.

Il rigole, puis boude à moitié.

— T’es pas marrant. Bon, premier “oui” : tu restes dormir.

— Ta mère m’a déjà obligé. Tu viens de griller un “oui” pour rien, Einstein.

Il rit pour de bon, cette fois. Et moi, malgré moi, je souris aussi.

On entre dans la chambre d’Isa. Il referme la porte derrière nous. Je me laisse tomber sur le lit sans demander. Il s’assoit sur sa chaise, tourne un peu dessus comme un gosse qui réfléchit à comment dire un truc sans paraître trop sérieux.

— T’as bien mangé ? demande-t-il au bout d’un moment.

— Ouais. Merci. C’était bon.

Il hoche la tête. Silence. Puis, un soupir.

— J’aime pas quand tu rentres chez toi, Cal.

Je me redresse à moitié.

— T’aimerais quoi ? Que je vive ici à plein temps ? Que je colle des posters sur tes murs trop blancs ?

Il me regarde. Pas vexé. Juste un peu triste.

— J’aimerais juste que tu sois en sécurité. T'as l'air de pas avoir dormir. Est-ce que t'as au moins un lit chez toi ?

— J’ai un lit, je dis. Et il est deux fois plus grand et plus confortable que le tien.

— Je suis sérieux Cal.

Je me tais. Je le regarde. Il sait que je mens, et c’est ça qui me fout la haine.

Je souffle. Pourquoi il est obligé de ramener des sujets qui fâchent ?

Je m’allonge de nouveau, les bras croisés derrière la tête. Il me regarde. Il veut que je dise un truc. Mais j’en ai pas envie. Alors il se lève, et se laisse tomber sur le matelas d’appoint.

— Je prends le sol ce soir, dit-il.

— T’es con. C’est chez toi.

— Justement.

Silence.

— T’aurais dû être mon frère, il lâche d’un ton étouffé, en se tournant de l’autre côté pour me cacher son visage.

— T’en fais pas. Je le suis quand même, je réponds.

Je le vois pas, mais je sens qu’il sourit.

C’est pas tous les jours que je rentre dans ses délires de séquences émotion. Et là, je l’entends renifler. Sérieusement. Dites moi que je rêve.

— Si tu pleures, j’te frappe.

Il pouffe de rire et se retourne vers moi. Il ne pleure pas, mais il était pas loin. Heureusement que je l’ai intercepté à temps.

— Alors, il demande après un silence, elle te plaît vraiment, Lizzy ?

Je le regarde un instant, un peu surpris. C’est quoi ce virage? Peut-être qu’il veut juste changer de sujet. Ou alors il cherche à se confier lui aussi.

— Elle est jolie, je dis calmement. Mais c’est surtout son argent qui m’intéresse.

Il se redresse d’un coup.

— T’es sérieux ?

— Bah quoi ? C’est notre fric qui paie son père. Alors si je peux en récupérer un peu par elle, je le fais. C’est du recyclage éthique.

— Mais Cal… c’est pas correct. Tu peux pas…

— Épargne-moi tes leçons de morale, s’il te plaît. Elle sait très bien que je suis pas intéressé par elle. Mais elle est contente de m’entretenir, alors qui suis-je pour lui refuser ce plaisir ?

— T’es pas croyable…

Il secoue la tête, désespéré. Et puis je le regarde, un peu plus curieux.

— Allez, toi maintenant. C’est qui, la fille qui te plaît à l’école ?

Il rougit presque. Ce con rougit. Il détourne les yeux, repousse un pli imaginaire sur sa couverture.

— Dis-le, je le taquine. C’est qui ? La p’tite Léonie avec ses yeux de biche là ? Ou bien Clarisse, celle qui rit comme une chèvre ?

— Tais-toi.

— Attends, attends, je parie que c’est Romane ! Celle qui t’a passé sa gomme une fois en sixième. Ça a suffi, hein ? Ça t’a marqué à vie !

— Je vais t’étouffer avec ton oreiller.

Je ris.

— Y a bien une fille qui te retourne le cerveau, non ?

Il se tait. Trop longtemps.

— Oh non… dis pas que t’es vraiment tombé amoureux.

Il roule des yeux, puis finit par lâcher :

— Elle s’appelle Sali Berthier.

Je plisse les yeux.

— La brune là ? Qui répond aux profs comme si c’était des camarades de classe ? Elle s’est pas embrouillée avec la CPE l’autre jour ?

Il hoche la tête, rêveur.

— C’est elle.

— T’as des goûts... risqués.

— Elle est... différente.

— C’est le moins qu’on puisse dire. Elle t’a déjà regardé ?

— Une fois. Enfin, je crois. Elle m’a demandé de la laisser passer dans le couloir. Et une fois elle m’a dit : “T’es trop gentil, c’est bizarre.” Je crois que c’est un compliment, chez elle.

— C’est un avertissement, frangin. Une meuf comme ça, elle te mange tout cru.

— Elle m’a déjà passé un stylo une fois, et elle a dit merci quand je lui ai tenu la porte.

— Ah ouais, vous êtes pratiquement mariés.

— T’es con.

Je ris. Il me suit aussi.

— J’crois qu’elle te plairait pas, dit-il après un moment.

— Pourquoi ?

— Parce que vous avez le même caractère. Vous supportez pas qu’on vous prenne de haut. Vous seriez incapables de plier, ni l’un ni l’autre.

Je ne réponds pas. Il tourne la tête vers moi.

— Si un jour je me mets avec elle, tu me promets de pas foutre la merde ?

Je hausse les épaules.

— J’promets rien. Mais si elle reste tranquille dans son coin, ça devrait le faire. Franchement, tu lui trouves quoi ?

— Elle a pas besoin de moi. Elle se défend toute seule, elle a toujours une répartie. Mais justement… j’ai jamais vu quelqu’un d’aussi libre, 'fin à part toi. Elle s’en fout de tout. Elle est forte.

— Tu veux dire flippante.

— Non, forte. Et ouais, ça me plaît.

Je souffle, impressionné malgré moi.

— Elle va t’écraser.

— Peut-être. Mais j’préfère ça que sortir avec une fille fade.

— T’as conscience que t’es l’exact opposé d’elle ?

— Justement.

Il me fixe, déterminé.

— Si je me prends une claque, tant pis. J'veux essayer. J’ai envie de quelqu’un qui me secoue un peu.

Je secoue la tête, mi-admiratif, mi-inquiet.

— J’peux te secouer moi, si c’est tout ce que tu veux. Fallait demander.

Il éclate de rire.

— Tu vas pleurer dans pas longtemps, toi, je reprends.

— Tant que c’est pas à cause de toi, ça me va.

On éclate de rire.

C’est pas souvent qu’on parle de trucs comme ça. Et même si je me moque, je suis content qu’il me dise ça. Qu’il me fasse confiance. Même si je lui dirai jamais à voix haute.

— Descendez les garçons ! crie la voix de Jada depuis en bas. Le dîner est servi !

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