Chapitre 6

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J’ai passé un samedi ennuyeux.

Avec l’interdiction de Bastien, on n’a pas mis les pieds dehors. Même pas un orteil. J’ai regardé la porte d’entrée comme on regarde une ex qu’on a pas encore oublié : avec frustration et un soupçon de désespoir.

Jada nous a demandé de l’aide pour la pâtisserie. On a fait des tonnes de cupcakes et de biscuits. Des glaçage à la vanille, au chocolat, au citron, un avec des vermicelles bizarres que j’ai failli appeler cupcake vomi d’arc-en-ciel. Je sais même pas pourquoi on en a fait autant. Un mariage ? Un anniversaire ? Un sacrifice rituel ? J’ai pas osé demander. Je poserai la question à Isa quand il sortira de la douche.

Lui, il a passé le reste de la journée à étudier une fois qu’on a fini avec les gâteaux. Sérieux. Il a ouvert ses cahiers comme si c’était des billets d’avion pour quitter cette vie. Et moi, pauvre Cal, j’étais là à errer dans la maison comme un fantôme en jogging.

Je lui ai proposé de faire un tour au centre, histoire de jouer un peu, de voir du monde, de respirer. Il m’a regardé comme si je venais de lui suggérer de tuer un chaton.

— C’est mort, j’ai des devoirs.

Des devoirs, un samedi, alors qu’on est enfermés comme des prisonniers politiques.

Le pire ? C’est que samedi, le centre est sûrement blindé. Raven doit enchaîner les paniers, Dom doit jouer au boss avec ses paires de baskets fluo. Et moi ? Je suis là. À fixer le plafond. Ou les cupcakes. Ou Isa.

Qui préfère faire ses devoirs au lieu d’aller jouer avec son meilleur ami ? Franchement ?

Bon, moi j’ai pas de devoirs. Et pour cause : je sais même pas si j’ai encore le droit d’être élève. Lundi, y a une réunion. Avec le prof, le directeur, probablement Bastien aussi, parce que bien sûr, il faut un adulte responsable pour encadrer le délinquant que je suis.

Ils vont “décider”, de mon sort.

Qu’ils aillent se faire foutre.

Qui sont-ils, au juste ? Qui croient-ils qu'ils sont pour "décider"pour moi ?

Je me lève du canapé et vais me chercher une des fameuses pâtisseries. Une de celle qui sont à la vanille. Pas parce que j’ai faim non, je veux juste voir ce qu'elles goûtent. Après tout, j'ai aidé à les faire.

Je croque. C’est bon, en fait. Jada cuisine bien. Même quand elle est triste. Surtout quand elle est triste, peut-être. Je me demande à quoi elle pense, elle aussi, quand elle nous fait pétrir la pâte comme des forçats.

J’entends l’eau s’arrêter à l’étage. Isa est sorti de la douche.

Je prend deux autre gâteaux et le rejoins dans sa chambre. Il est en train de sécher ses cheveux, concentré comme si c’était une opération chirurgicale. Il ne me regarde même pas quand j’entre.

Je croque dans un cupcake.

— Dis-moi, je demande, pourquoi on a fait autant de cupcakes ? On ouvre une boulangerie ou quoi ?

Il repose sa serviette sur le dossier de sa chaise, l’air tranquille.

— C’est pour demain. Y a une petite fête pour fêter le retour de Sybille. Ses anciens amis vont passer.

Je le fixe. Une fête pour Sybille. Rien que ça.

— Une fête pour ta sœur... Et c’est pour cette connerie que j’ai passé mon samedi à faire de la pâtisserie ? Sérieusement ?

Je mâche avec plus de rage que de faim. J’aurais dû poser la question avant de me lancer là-dedans. Franchement, si j’avais su… j’aurais peut-être balancé quelques grains de riz cru dans la pâte. Voire une lichette de vinaigre dans la crème. Ou du détergent, tiens. Juste assez pour que tout le monde reparte avec la chiasse.

Isa lève un sourcil, toujours aussi calme.

— Pourquoi j’ai l’impression que l’info ne te plaît pas ? demande-t-il en me regardant.

— J’en sais rien. Peut-être parce que ça ne me plaît pas, justement. J’ai passé un samedi entier à faire des gâteaux pour ta sœur la snob et sa bande de hippies bourgeois.

— Tu les connais même pas, et tu les traites déjà de hippies.

— J’ai pas besoin de les connaître. Suffit de voir Sybille pour savoir quel genre d’amis elle attire. Ils vont venir ici avec leurs gobelets écolo et leurs débats sur l’art contemporain.

— Tu racontes n’importe quoi, soupire-t-il.

Je hausse les épaules.

— J’aurais préféré qu’on dise que les cupcakes étaient pour une vraie cause. Genre... pour aller nourrir les psychopathe en prison. Là au moins j’aurais mis du cœur.

Il me regarde, désabusé.

— Tu vas arrêter de râler, oui ? On a aidé, c’était bien. Et accessoirement, t’as mis beaucoup trop de vermicelles. Maman va devoir les cacher tout au fond du plateau.

— C’est artistique, ce que j’ai fait.

— C’est laid, Cal. Objectivement laid.

Je le regarde, faussement choqué.

— T’as aucun goût.

— Je te signale que j’ai aidé à faire ceux à la vanille, ceux que t’es en train de dévorer comme si t’avais pas mangé depuis une semaine.

— Et ? Tu veux une médaille ?

— Non, juste que tu fermes ta grande bouche deux minutes.

Je lui tends un cupcake.

— Tiens. Mange ton œuvre. On dirait presque qu’on s’aime, là.

Il attrape le gâteau sans me remercier, et le mord en silence.

Ses parents seraient sûrement verts s’ils entendaient comment leur petit garçon parle quand il est seul avec moi. Adieu les “merci” bien placés, les “s’il te plaît” polis et les phrases qui finissent toujours par “madame” ou “monsieur”.

Mais moi, j’aime bien.

Quand il est comme ça, brut, un peu râleur, un peu insolent, il me ressemble plus. Il descend de son piédestal de gosse parfait, et on est enfin deux. Deux gamins un peu tordus qui se cherchent, se répondent, et se foutent sur la gueule sans prendre de gants.

Mais quand il fait son gosse parfait, dans ces moments-là j’ai envie de le balayer.

De l’attraper, de le foutre dans une vieille boîte, de le coller dans une benne à ordures et de l’oublier là. Qu’il reste coincé avec ses bonnes notes, sa morale et son sens du devoir.

Parce qu’il est chiant, Isa. Trop chiant parfois. Trop gentil, trop propre, trop “j’écoute mes parents, moi”. Il me tend un miroir que j’ai pas envie de regarder. Un miroir qui me renvoie tout ce que je suis pas, tout ce que je veux pas être, et tout ce que je pourrais peut-être devenir… si j’en avais l’énergie. Ou l’envie. Ou les deux.

Et pourtant, j’arrive pas à le détester. Même quand il me sort par les yeux.

C’est vraiment le seul être humain sur terre pour qui je lèverais peut-être un petit doigt.

Pas la main entière, hein. Juste un doigt. Genre l’auriculaire. Mais c’est déjà beaucoup venant de moi.

Il croque encore dans son cupcake, pensif. Un peu de glaçage lui reste au coin des lèvres. J’hésite à lui dire. Puis je le fais pas. Qu’il découvre ça tout seul comme un grand.

Il me ressemble pas. Et c’est peut-être pour ça que je l’aime bien. Pas “aimer” comme les gens normaux, hein. Juste… le supporter. Mieux que les autres. Le comprendre, parfois. Ou juste m’accrocher à lui parce que j’ai pas trouvé mieux.

Et quand j’y pense, c’est flippant.

Parce que si Isa, avec toutes ses conneries de cahiers bien rangés et ses phrases bien formulées, c’est ce que j’ai de mieux… je suis vraiment foutu.

On entend la porte d’entrée s’ouvrir et se refermer.

— Je suis rentrée ! crie la voix de Jada.

Elle était partie faire les courses au supermarché.

— Oh c’est pas vrai… ! l’entend-on râler quelques instants plus tard. Les garçons, vous êtes là ?

— Oui, maman, répond Isa en haussant la voix.

On descend tous les deux dans la cuisine, où Jada est en train de ranger ses courses. Elle sort les sacs avec une efficacité militaire, tapote un sachet, pousse un autre avec le pied.

— J’ai oublié le sucre roux et le lait d’amande, dit-elle en fouillant dans un sac. Vous voulez bien aller le chercher, s’il vous plaît ? Vous seriez gentils…

Je fronce les sourcils. Je vois bien deux bouteilles de lait parmi les courses sur la table et du sucre normal, celui qu’on prend tous les jours. Alors pourquoi elle veut spécifiquement du lait d’amande et du sucre roux aujourd’hui ? Une punition déguisée ?

Isa prend les billets qu’elle lui tend sans poser de question, et on sort ensemble.

À peine a-t-on tourné au coin de la rue que je balance :

— Dis, ta mère prépare un truc spécial ? Genre… la bouffe des extraterrestres ?

Il me regarde, surpris.

— Quoi ?

— Bah ouais, le sucre roux et le lait d’amande… On en a jamais eu besoin avant, non ?

— Ah, ça. C’est pour Sybille. Elle préfère ça.

Je soupire. Évidemment. Fallait y penser. C’est toujours pour la princesse qu’on sort faire des courses imprévues. Qui d’autre pourrait réclamer du lait de plante et du sucre de luxe ? Certainement pas moi.

— Et on peut savoir pourquoi mademoiselle a des goûts aussi... particuliers ? Elle est allergique au lait de vache, peut-être ?

— Non. Le lait d’amande est moins calorique.

Évidemment.

— Et le sucre roux, c’est parce qu’elle est rousse ? je demande avec un sourire en coin.

— T’es con, toi, il souffle en riant. Non, c’est parce qu’il est moins raffiné que le sucre blanc.

— Et ça change quoi ? Ça reste du sucre, non ? Elle n’a qu’à pas en prendre du tout, si elle veut tant bien faire !

Il lève les yeux au ciel.

— Cal, c’est juste du lait et du sucre.

— Non, Isa. C’est un message. Une déclaration. Un appel au monde pour dire “regardez-moi, je suis spéciale, j’ingère que des trucs bio et éthiques, et vous, vous êtes des animaux.”

Il rit, même s’il essaie de le cacher.

— T’abuses.

— J’abuse jamais assez, malheureusement.

On continue à marcher, le trottoir crisse sous nos pas. Le ciel est toujours gris, mais pour une fois, ça colle bien à mon humeur.

— T’as pas hâte qu’elle revienne, hein ? me demande Isa au bout d’un moment.

Je le regarde, et je vois bien qu’il attend une vraie réponse.

— Hâte, non. Curieux, peut-être.

On continue de marcher vers l’épicerie, moi toujours en train de râler, lui toujours en train de me répondre avec calme. C’est un miracle qu’on soit encore amis. Un putain de miracle.

— Sérieusement, Isa, je comprends pas pourquoi ta sœur elle mérite autant d’attention. Y’a même pas eu de fête pour moi quand je suis sorti de l’hôpital l’année dernière.

— Tu t’étais cassé un doigt, Cal…

— C’était un doigt important.

Il souffle, mais je vois qu’il sourit malgré lui. Et ça me fout les nerfs. Il sourit toujours comme si rien n’était grave.

— Et puis franchement, je continue, j’parie qu’elle va même pas nous adresser la parole demain. Tu vas voir, elle va débarquer, faire deux bises, et se planter au milieu de ses copines trop bien habillées comme si elle avait jamais quitté la scène.

— Tu dis ça parce que t’es jaloux.

Je m’arrête net.

— Jaloux ? De ta sœur ? T’as fumé quoi, Isa ?

— Oui. Parce qu' à chaque fois qu’on parle d’elle. T’as besoin qu’on te voie. Et comme elle prend toute la place, ça t’agace.

Je le fixe un moment, prêt à le mordre s’il continue dans cette lancée.

— Je veux pas qu’on me voie, je veux juste qu’on me foute la paix.

— Les gens veulent t’aider, Cal, pas t’effacer.

Je secoue la tête et reprends ma marche. Il comprend rien.

Ou peut-être qu’il comprend trop.

Isa attrape le lait d’amande , une bouteille toute fine, toute classe, qui a l’air de valoir plus que ma garde-robe entière. Moi, je choppe le paquet de sucre roux avec une grimace. Évidemment, c’est plus cher que le sucre normal. Tout ça pour “moins raffiné”. C’est censé être un argument, ça ? Moins raffiné et plus cher ? Faut vraiment être snob pour acheter ça.

Et bien sûr, parce que rien n’est jamais simple avec eux, j’ai pris le mauvais. Du sucre roux de canne. Il fallait celui de betterave. Comme si c’était pas juste… du sucre, bordel.

— Non non, fait Adam en me montrant le paquet, c’est pas celui-là que ta mère prend, elle a appelé. C’est celui d’à côté, le rose clair.

Ta mère...je l'avais dit qu'ils pensent tous que je suis le fils de Jada. Quel galère. Faudrait peut-être que je passe moins de temps chez eux.

Je grogne, repose le paquet comme si c’était contaminé, et vais chercher l’autre. Isa dit rien, comme d’hab. Trop poli pour se moquer. Trop chiant pour râler.

On ressort aussi vite qu'on est entré.

— Elle revient demain, alors ? je demande.

— Ouais, répond Isa. D’ailleurs, tu viens avec nous à l’aéroport.

Je m’arrête net et le regarde comme s’il avait demandé que je me coupe un bras.

— C’est mort. Je t’ai dit que j’ai rendez-vous avec Lizzy.

Il se tourne vers moi avec ce petit sourire qui veut dire “tu vas pas t’en tirer comme ça”.

— T’as pas le choix, tu te souviens ? Tu dois me dire oui pendant deux mois. Et puis, t’es puni de sortie, je te rappelle.

Je serre les dents. Il me cherche, ce con. Il me pousse à bout juste pour le plaisir de gagner. Je hais quand il fait ça. Il a ce talent insupportable de te piéger avec tes propres mots. Franchement, … j’ai pas envie d’aller à l’aéroport chercher madame-je-casse-les-couilles-alors-que-je-suis-même-pas-encore-là.

Il rigole en voyant la tête que je fais. C'est décidé, il faut que je passe moins de temps chez eux.

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