Chapitre 7
J’ai dormi deux heures. Peut-être deux heures et quart si on compte les quinze minutes où j’ai juste fermé les yeux en faisant semblant que j’étais mort. C’est toujours pareil: J’me couche, j’me tourne, j’essaie de respirer lentement, j’essaie d’arrêter de penser, mais mon cerveau fait du rodéo dans ma tête. Et Isa qui dort à côté comme un bébé sponsorisé par la paix mondiale, ça me donne juste envie de lui coller un oreiller sur le visage. Gentiment, hein. Avec affection.
Quand l’alarme sonne, j’ai à peine fermé les yeux depuis la dernière fois que j’ai regardé l’heure. 04h56. J’laisse Isa éteindre le réveil. Il se redresse sans râler. Sérieusement, ce mec est même pas humain.
Moi, j’ai la tête dans un seau d’eau croupie. Je me lève en silence. Je me douche même pas. À quoi bon ? Elle va pas me renifler à l’aéroport, sa majesté.
Dans la cuisine, Jada est déjà debout, belle comme une mère parfaite. Elle nous sert du thé et des tartines. Je bois sans rien dire. Mon ventre est trop vide pour refuser quoi que ce soit.
— Mettez des vestes, dit-elle. Il fait froid ce matin.
Isa obéit. Moi je hausse les épaules.
On monte en voiture. Bastien conduit. Évidemment. Il met de la musique. Évidemment. Isa s’endort contre la vitre au bout de cinq minutes. Évidemment.
Moi, je regarde la route, les phares qui glissent sur les bitumes, les lampadaires encore allumés. On roule dans une ville en veille, une ville qui bâille encore.
L’aéroport est presque vide. Une hôtesse bâille derrière un comptoir, ses ongles tapotent mollement sur le plastique du clavier. Des écrans clignotent mollement des vols et des retards. J’essaie vaguement de deviner lequel est celui de Sybille. Mais en vrai ? J’m’en fous. Je suis juste là parce que j’ai dit oui. Encore un de ces “oui” que j’regrette dès les premières minutes.
On attend. Longtemps.
Je m’assois. Je me relève. Je tourne en rond. J’me fais chier, clairement. J’pourrais être en train de lire, de jouer, ou je sais pas, faire un truc utile, un truc qui m’appartient. Mais non. Me voilà coincé dans un terminal froid, à regarder des panneaux LED me rappeler que j’ai pas de destination si un jour je décide de voyager.
Alors je regarde les gens autour de moi. Je m’amuse à deviner leurs passions en me basant uniquement sur leurs fringues. Le vieux en costard trop ajusté ? Probablement un ancien cadre qui joue encore au patron dans ses rêves. La fille en survêt fluo avec des ongles de cinq centimètres ? Influenceuse ratée ou vendeuse de gloss. Ça m’occupe deux minutes. Peut-être trois.
Et puis Isa se lève d’un coup.
— C’est elle.
Je tourne la tête.
Elle marche vers nous, valise roulante à la main, un bas gris large qui flotte autour de ses jambes, une grande chemise ouverte sur un crop top blanc. Des lunettes gigantesques lui bouffent la moitié du visage, et une casquette vissée sur la tête. Elle marche vite, mais ses gestes sont lents. On sent la fatigue lui coller aux membres.
Sybille.
Je me redresse, par réflexe. Elle a pas changé. Rien à voir avec ce que j’avais imaginé. Je la voyais débarquer comme une star, genre grande bourgeoise sortie d’un magazine, les talons qui claquent, le brushing impeccable. Mais non.
C’est juste elle. Exactement comme elle était. Enfin, si on enlève le fait qu’elle est encore plus belle qu’avant.
Faut dire ce qui est : Sybille est belle. Vraiment belle. Elle a hérité des cheveux roux de Bastien, des yeux gris avec des tâches oranges de Jada, et d’un visage que même les filtres Instagram pourraient pas améliorer. Pas une seule tache de rousseur sur la peau. Une peau parfaite. Une fille tirée au cordeau.
Son visage s’éclaire quand elle nous aperçoit. Elle fonce sur Jada, la serre dans ses bras, l’embrasse rapidement.
— Salut maman.
Bastien la prend plus longuement. Comme s’il respirait enfin. J'ai toujours pensé que Sybille était plus une fille à pala et Isa un fils à maman.
— Tu nous as manqué.
Je croise les bras. Je reste un peu en retrait. Sybille s’approche de nous.
Isa lui saute dessus comme un gosse. Elle rit, le réceptionne sans vaciller.
— Salut microbe. Tu m’as manqué aussi.
Puis Isa se recule, tout fier, et bien sûr, elle tourne les yeux vers moi.
— Toujours avec ton parasite, je vois.
Je fronce les sourcils. Le parasite, c’est moi ? Je sais bien que c’est pas méchant. Enfin… pas totalement. Elle nous appelait comme ça quand on était gosses. “Mon microbe et son parasite.” C’était mignon à l’époque. Mais là ? Là, ça pique.
Parce que maintenant, ouais, j’ai vraiment l’air d’un parasite. Je vis chez eux plus souvent que chez moi. Je squatte leur bouffe, leur canapé, leur wifi. Et j’ai pas un sou pour participer. Alors ouais, ça fait mal.
Et Isa, ce con, au lieu de me défendre, il sourit.
— Tu sais bien que je vais le traîner avec moi jusqu’à ma tombe.
Super. J’suis une chaîne qu’il traîne au pied. Quelle amitié de merde.
Ils sourient ensemble tous les quatre, ils rient. Et moi je me sens de trop. Encore. C’est toujours comme ça quand elle est là. Elle revient et d’un coup, tout le monde tourne autour d’elle comme si elle avait été élue Reine du Système Solaire. Isa la regarde comme un petit frère trop fier, Jada et Bastien ont des étoiles dans les yeux… et moi ? J’ai juste envie de me casser. Ils ont tous l'air d'un poisson rouge quand elle est là.
Je suis censé supporter ça pendant plusieurs mois ? C’est mort. Va falloir que je me trouve un peu d’argent pour faire quelques courses et me planquer chez moi jusqu’à ce que le cyclone Sybille reparte.
— C’est fou comme vous avez grandi tous les deux. Vous me dépassez même en taille maintenant. On croirait presque que vous êtes les plus âgés.
Elle sourit, un peu attendrie, comme si on était encore ses deux petits soldats qu’elle commandait du bout des doigts.
Et puis elle tend la main vers moi. Pour m’ébouriffer les cheveux, comme avant.
Instinctivement, je penche la tête sur le côté, j’esquive.
Pas touche, sorcière!
Je suis plus un gamin. Et elle va pas pouvoir m’ensorceler comme elle a ensorcelé toute sa famille. Moi, je vois clair dans son jeu.
J’ai bien vu dans ses yeux. Pour elle, on est toujours les deux mômes qu’elle aidait à faire leurs devoirs. Mais ça suffit. On a grandi. Moi, en tout cas. Je sais pas pour l’autre traître qui glousse à côté comme un caniche, mais moi, j’ai changé. Et il est temps qu’elle s’en rende compte.
Elle me regarde, un peu choquée. Genre elle pige pas pourquoi je boude. Mais elle dit rien. Elle se tourne vers Isa.
— Ça fait quand même cinq ans…, répond Isa
— T’as raison. Allez, rentrons à la maison. J’ai hâte de retrouver ma chambre.
— Oh, tu verras, s'émerveille Isa en tirant la valise de sa sœur alors que nous sortons du terminal. On a refait beaucoup de chose. Papa, il a...
Je décroche de son monologue interminable qui va durer jusqu'à qu'on rentre à la maison.
Évidemment qu’il est pressé de la ramener. Faut vite la réinstaller sur son trône.
Moi, j’suis juste pressé que cette journée se termine.
Le trajet jusqu’à la maison se fait dans un brouhaha de rires, de souvenirs et de commentaires sur la chaleur, les embouteillages et l’état de la route. Moi, je dis rien. Je regarde par la fenêtre. J’essaie de me concentrer sur le paysage, les gens dehors, le sans abris qui tire son cadis sur le coin de la rue, les garçons qui font du skate un peu plus loin, les taxis qui klaxonnent comme s’ils pouvaient changer la circulation à coups de klaxon.
Sybille parle tout le long. Elle a cette voix qui remplit trop l’espace, comme si elle avait peur du silence. Elle raconte sa nouvelle vie, la fac, ses stages, les gens “hyper stimulants” qu’elle a rencontrés, ses “expériences marquantes”. Je me retiens de lever les yeux au ciel. À côté d’elle, Isa boit ses paroles. Évidemment. Il la regarde comme si elle avait conquis le monde. Moi, je regarde l’horloge. Et je compte les minutes avant qu’on rentre.
Quand on arrive enfin, Jada sort du coffre la valise qu’on dirait bourrée de lingots. Sybille refuse qu’on l’aide, évidemment. Elle la tire toute seule comme si elle voulait montrer qu’elle est forte, indépendante, “capable”. On le sait, t’inquiète. Tu vas pas non plus nous faire un TED Talk.
Elle pousse la porte de la maison, et là, c’est le délire.
Des guirlandes sont accrochées dans le salon. Une bannière “WELCOME HOME SYBILLE” trône au-dessus de la télé. Ses amis sont tous là entrain de sourire comme des cons. Sur la table, les cupcakes qu’on a passé des heures à faire sont joliment alignés sur des plateaux. Des bougies parfumées brûlent déjà, et ça sent la cannelle mélangée à la vanille. J’ai envie de vomir.
— Wahou, souffle Sybille. Vous avez vraiment fait tout ça pour moi ?
Et là, c’est comme si tout le monde attendait qu’elle soit touchée. Qu’elle pleure. Qu’elle dise à quel point elle est émue. Elle se contente de sourire, puis elle va se poser sur le canapé, genre : reine de retour dans son royaume.
— T’aurais dû voir le bordel qu’on a foutu pour les faire, dit Isa, content de lui. On en a mis partout. Cal a même raté la crème, maman à dû la refaire.
— C’est faux. Ma crème était très bien. C’est juste que j’ai eu une inspiration artistique.
— T’as mis du vinaigre à la place du lait, Cal.
— Je cherche à réveiller les papilles, c’est tout.
Tout le monde rit. Même elle. Elle me regarde avec ce sourire en coin qui me donne envie de balancer un coussin dans sa figure.
Je m’éclipse discrètement vers la chambre d’Isa. J’en peux plus. Sérieusement. Déjà que ça me gonfle que sa famille la traite comme une reine, voilà qu’une trentaine d’invités en rajoute une couche.
Trop de “Sybille par-ci”, “Sybille par-là”, de rires forcés et de sourires brillants d’admiration. Quelle bande de couillons.
Et pourtant, elle fait même pas d’effort. Elle passe la majorité de son temps enfermée dans sa chambre, tranquille, peinarde. Mais dès qu’elle en sort, c’est l’émeute. Y a toujours une horde de fans prêts à se jeter à ses pieds, à l’écouter comme si elle récitait des versets sacrés.
C’est l’exemple de réussite que tous les parents brandissent comme une menace déguisée : “Regarde Sybille, pourquoi tu peux pas être comme elle ?”
Et c’est le modèle que tous les enfants essayent d’imiter, en se disant qu’un jour peut-être, eux aussi auront droit à une fan club.
Faut dire qu’elle a tout pour elle. Elle a gagné plusieurs concours régionaux et nationaux. En maths, en sciences, en débats oratoires, en sport, en je sais pas quoi encore. Elle collectionne les trophées comme moi je collectionne les heures de colles.
Et tout le monde l’adore. Absolument tout le monde. Les adultes disent qu’elle est polie, brillante, “la tête bien faite, le cœur sur la main”. Les ados disent qu’elle est cool, drôle, inspirante.
Mais le pire ? C’est son côté “altruiste”.
Madame aide les mamies du quartier à porter leurs sacs. Elle donne aux sans-abris à chaque coin de rue. Et au lycée, elle avait monté avec ses copines une association pour cuisiner pour les gens à la rue tous les week-ends. Les commerces du quartier leur donnaient les vivres. Des légumes moches, du pain de la veille. C'était la plus populaire du lycée et du quartier.
Évidemment, ça s’est arrêté quand elle est partie faire ses études. Mais maintenant qu’elle est de retour, j’imagine qu’elle va vouloir reprendre. C’est obligé.
Mère Teresa version 2.0, avec des Air Force One et une casquette New Era.
Et je sais que je devrais l’admirer. Que c’est censé être beau, ce qu’elle fait. Inspirant, même.
Mais en fait, ça m’agace.
Parce qu’elle veut sauver le monde, alors que personne lui a demandé et que c'est impossible de sauver tout le monde.
Je ferme la porte derrière moi.
Je me jette sur le lit, le visage écrasé contre le drap.
Je soupire, longuement, comme si j’essayais d’expulser tout le bruit de cette foutue maison.
Et j’essaie de me convaincre que tout ça, c’est temporaire.
Juste quelques semaines. Après, elle repartira dans sa belle vie de privilégiée, là-bas, là où les gens l’applaudissent pour respirer correctement.
Et moi, je pourrais redevenir l’intrus préféré de cette maison. Celui qu’on ignore juste assez pour qu’il existe sans trop déranger.
Mais en attendant… faut que je me tire.
Vraiment.
Je réfléchis vite. Où est-ce que je peux aller pour avoir un peu de thunes ?
Chez mon oncle ? Non. Il va me casser les couilles alors que je suis bien assez énervé déjà.
Lizzy peut-être ?
Je sors mon téléphone et lui envoie un message :
> “Tes parents sont là ?”
Elle répond presque aussitôt :
> “Non, ils sont en week-end chez mes grands-parents. Tu veux passer ?”
Génial. Merci le dirlot.
Je me redresse d’un bond et attrape le sac de sport qui traîne au pied du lit.
J’y fourre quelques fringues, à l’arrache. Heureusement que Jada a fait la lessive hier. Mes habits sont lavés, repassés et rangés dans mon petit coin du placard. Ils sentent la lavande ou je sais pas quoi.
Je referme le zip, attrape mes écouteurs, mes clés, et me faufile hors de la chambre.
Je descends doucement les escaliers, en mode ninja. Mais à vrai dire, j’aurais pu foutre un feu d’artifice en haut que personne ne m’aurait capté.
Ils sont tous là, rassemblés autour du buffet.
La star du jour ,ou plutôt de l’éternité, est au centre, en train de découper son foutu gâteau.
Les regards sont braqués sur elle comme si elle venait d’inventer le vaccin contre l’ennui.
Elle sourit, elle rit, elle remercie, elle offre une part à la voisine et pose pour une photo avec la cousine.
Je lève les yeux au ciel.
C’est même pas son anniversaire.
Je me détourne, serre un peu plus fort la sangle de mon sac, et pousse la porte d’entrée sans un bruit.
Annotations
Versions