Chapitre 8

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Je marche vite. J’ai pas envie de croiser qui que ce soit. Pas envie qu’on me demande pourquoi je suis pas à la fête, alors que, techniquement, je fais presque partie de la famille. Pas envie d’expliquer. Pas envie de me justifier.

La maison de Lizzy est à quinze minutes à pied. Vingt si je traîne.

J’en fais douze.

Elle m’attend devant, assise sur les marches en béton. Elle a les bras croisés et le regard vissé à son téléphone.

Quand elle me voit, elle sourit. Ce sourire un peu trop large, un peu trop sûr d’elle. Celui qui dit je suis trop contente de te voir, même si elle fera semblant de s’en foutre.

Ça fait un moment qu’on s’est pas vus dans ce contexte-là. Et pour cause : j’avais pas besoin d’elle. Et aussi et surtout, son père m'a un peu à l'œil à cause de mes écarts de conduite à l'école, alors j'évite au maximum d'être dans son champ de vision. Même si je m'en fous au fond. Je veux juste éviter de créer des problèmes à Bastien et Jada.

— T’as fait vite, dit-elle en se levant.

— J’avais hâte de me barrer de cette foutue baraque.

Elle fronce légèrement les sourcils.

— Tu t’es embrouillé avec Isa ?

Je la regarde, presque vexé.

— D’où tu sors ça ? J’me fâche jamais avec Isa.

Elle ne commente pas. Elle sait comment je fonctionne. Elle sait que si elle insiste, je me vais me refermer comme une huître.

Alors elle se contente de se tourner et de déverrouiller la porte.

Je la suis à l’intérieur.

Le contraste me frappe.

Il règne chez elle un silence qui contraste avec la maison vivante de Isa. C'est propre. Chez Isa aussi. Mais chez elle, c'est presque pas naturel.

La maison des parents de Lizzy, c’est pas exactement l’endroit où tu te sens “chez toi”.

Elle est énorme, peinte tout en beiger. On a l'impression d'avoir atterrir dans un magazine de décoration.

Tout est en place. Rien ne dépasse. Même les plantes ont l’air de demander la permission pour respirer.

Je referme la porte derrière moi, et c’est comme si le bruit du monde extérieur s’éteignait d’un coup.

J’inspire lentement.

J’ai peut-être pas envie d’être ici pour de vrai, mais c’est mieux que d’être là-bas. Là où tout le monde tourne autour de Sybille comme si elle était le Messie revenu sur Terre avec un master en générosité et un brushing parfait.

Ici, au moins, j’existe par moi-même.

Même si ce n’est que dans les yeux de Lizzy.

— J’suis toute seule depuis hier soir, dit-elle en refermant la porte derrière moi. Tu veux boire un truc ?

— Tu veux pas plutôt me faire un virement ?

Elle éclate de rire.

Elle sait très bien pourquoi je suis là.

— J’peux te filer un billet si tu veux. Mais tu restes un peu, hein. Pas question que tu files après dix minutes. Mes parents rentrent pas avant 23h.

— Et tu me laisses piller ta cuisine ?

— Tout ce que tu veux.

Elle m’indique le couloir d’un signe de tête. Je la suis jusqu’à sa chambre.

Elle est plus grande que celle d’Isa, et pourtant celle d’Isa fait déjà la taille de tout mon appartement.

Les murs sont tapissés de posters de stars à moitié déchirés, la lumière est tamisée, rouge, presque intime. Y a des bougies à moitié fondues sur la commode, une odeur de vanille dans l’air.

Un mélange entre romance d’ado, tanière de sorcière et salle d’attente pour décisions douteuses.

Je pose mon sac dans un coin sans faire de bruit. Elle s’installe sur son lit en tailleur, me regarde sans rien dire, les bras appuyés sur ses genoux.

— Tu vas pas me dire ce qu’il se passe pour que tu te barres de chez Isa ?

Je hausse les épaules.

— Sa sœur est de retour.

Elle sourit, maligne.

— Et t’es en crush sur elle ?

Je la regarde, un peu sonné.

Elle a fumé un truc, ou elle dit juste des conneries pour meubler ?

Un crush sur Sybille ? Beurk. Sybille, sérieux.

— Tu veux bien arrêter de dire n’importe quoi ? Je peux juste pas la blairer, c’est tout. J’supporte pas sa présence. Mais assez parlé d’elle. T’as combien pour moi ?

Elle penche un peu la tête, s’amuse.

— Ça dépend. Qu’est-ce que tu veux bien me faire ce soir ?

Je la fixe sans répondre.

C’est toujours comme ça avec Lizzy. Un jeu. Une mise à l’épreuve permanente.

Elle adore jouer.

Mais ce soir, j’ai pas l’énergie. Pas l’envie.

— J’suis pas d’humeur à faire quoi que ce soit. J’suis venu parce que j’ai besoin d’argent. Pour tenir au moins trois mois.

Un petit silence s’installe.

Elle me regarde, sérieuse cette fois.

— Tu comptes pas retourner chez eux ?

Je réponds pas tout de suite.

Je regarde autour de moi. Qu'est ce que je me fais chier avec ses questions. Elle croit qu'elle est qui pour m'assommer ainsi ?

J'ai presque envie de l'envoyer balader, mais j'ai vraiment besoin d'argent.

Puis je hausse les épaules.

— J’ai pas dit ça. J’dis juste que j’ai besoin d’un plan B. Juste au cas où.

Elle soupire. Elle sait que je vais pas en dire plus.

Elle sait que je ne suis pas du genre à supplier, ni à me poser trop longtemps. Elle sait que quand je frappe à sa porte, c’est pas pour le confort. C’est parce que j’ai besoin de quelque chose.

Et le pire ?

C’est qu’elle dira oui.

Elle éclate encore de rire, se penche vers sa table de nuit, sort un petit portefeuille et me tend un billet violet.

— C’est tout ce que j'ai. Je n'ai pas encore eu d'argent de poche. T’as intérêt à être romantique, dit-elle en me lançant un regard faussement menaçant.

Je l’attrape entre deux doigts, le glisse dans ma poche, et souris.

Ce n’est pas suffisant, mais ça fera l’affaire pour acheter deux-trois conneries. Après, direction chez Hailey. Rien que d’y penser, j’ai un haut-le-cœur. Mais j’ai pas le choix. C’est une question de survie. Pas de place pour la fierté.

— Pour ce prix-là, je peux te dire que t’es belle. Une fois. Pas plus.

Elle lève les yeux au ciel, mais elle aime ça. Elle aime quand je suis cassant, quand je fais semblant de pas avoir besoin d’elle. Elle appelle ça notre dynamique. Moi j’appelle ça une mauvaise habitude.

Je m’affale sur son tapis, attrape son enceinte Bluetooth sans demander, la connecte à mon téléphone, et fais défiler ma playlist. Je lance une instru lente, presque triste. Elle colle bien à l’ambiance de ma tête.

Je ferme les yeux et essaie de respirer un peu. Juste une pause, quelques minutes pour réfléchir.

Si je dois marcher jusqu’à chez Hailey, ça va me prendre toute la soirée et probablement la moitié de la nuit. À moins que j’utilise les vingt euros de Lizzy pour prendre un taxi. J’hésite. J’ai jamais autant hésité pour un billet aussi léger.

Je soupire. Ma vie est vraiment nulle. Pas dans le sens dramatique du mot. Juste… vide. Sans fond, sans coussin, sans rien qui rattrape la chute.

J’ouvre les yeux et jette un coup d’œil à Lizzy. Elle s’est endormie. Allongée sur le ventre, les cheveux éparpillés sur son oreiller, un bras pendant dans le vide. Évidemment qu’elle s’est endormie, avec la musique que j’ai mise… On est loin de ses sons de soirée où elle danse en se filmant avec son téléphone.

Je me relève doucement et attrape mon sac sans faire de bruit.

Je passe par la cuisine. J'ouvre le frigo, il est plein, comme d’habitude. Rempli de plats préparés, de fruits bio, de yaourts que je peux même pas prononcer. Je sais pas quoi prendre. Et j'ai peur que ça alourdisse mon sac et me ralentisse. Surtout que j’ai un long trajet à faire, et pas la tête à me trimballer du yaourt à la grecque et des pâtes complètes.

Je referme le frigo.

Tant pis.

Chez Hailey, je trouverai tout ce qu’il me faut pour vivre toute ma vie si je veux.

Je prends le taxi. Ouais. Finalement, j’ai pas eu le courage de marcher. Ni l’envie. Le chauffeur pue la clope froide et son habitacle déborde de ce désodorisant citron bon marché qui te file mal à la tête au bout de cinq minutes. Je dis rien. Je me cale contre la vitre, et regarde la route défiler, la ville s’éteindre lentement.

Il est presque vingt-deux heures quand on arrive devant chez Hailey.

Le quartier n’a rien à voir avec celui que je viens de quitter. C’est calme, lisse et sans bavure. C'est une banlieue riche comme on en voit dans les séries. Les maisons sont immenses, avec des façades propres, des pelouses tondues au millimètre, des lumières automatiques qui s’allument quand tu passes devant. Même les chiens ici ont l’air de payer des impôts.

Je n’ai pas mis les pieds ici depuis trois ou quatre ans.

La dernière fois, c’était pour l’enterrement de mon père.

Je sens quelque chose se coincer dans ma gorge, mais je le ravale vite fait. C’est pas le moment de jouer au gosse traumatisé. C’est du passé. Enfin… presque. C’est toujours là, juste un peu plus profond, un peu mieux enterré. Comme lui.

Je paie le chauffeur avec les 20 balles de Lizzy, claque la portière et reste un instant devant la grande grille noire, le sac sur l’épaule, à me demander ce que je fous là. Puis je prends une inspiration et j’appuie sur l’interphone.

Un bzzz me répond. La grille s’ouvre.

Je franchis l’allée, les pas lourds, le cœur plus léger que prévu. C’est une propriété énorme. Une maison principale et plusieurs dépendances éparpillées autour d’un jardin parfaitement entretenu, comme s’il sortait d’un magazine. Tout ici sent l’argent. L’argent et les souvenirs que j’ai pas envie de déterrer.

Je me dirige vers la maison principale. Devant la porte, j’hésite. Mes doigts glissent sur le pavé numérique. Je tape ma date de naissance. La porte s’ouvre dans un clic presque ironique.

Je reste là, une seconde. Le regard rivé sur l’intérieur. C’est vide, silencieux et propre. Trop familier, trop douloureux.

Je referme la porte sans entrer.

J’suis pas là pour ça.

Je bifurque vers l’aile droite, vers la dépendance tout au fond, celle où Hailey s’est installée depuis quelque temps. La propriété toute entière est bardée de caméras, de détecteurs et de lumières automatiques. Je suis certain qu’elle m’a déjà vu approcher.

Et en effet, elle m’attend sur le perron, en peignoir, un verre de vin rouge à la main. Elle a l’air épuisée. D’énormes cernes sous les yeux. Ses cheveux blonds sont coupés courts, presque à la va-vite. Elle n’a plus cette prestance chic et glaciale de trentenaire qu’elle traînait comme une armure la dernière fois que je l’ai vue.

— T’as une sale mine, me balance-t-elle.

Je hausse les épaules.

Elle est pas mieux.

— Je suis contente de te voir là.

Elle sourit à moitié, s’écarte pour me laisser entrer. Je passe le seuil sans esquisser la moindre grimace. Ça me fait vraiment chier d'être là. Mais j’ai pas le choix.

À peine je passe la porte que je me fige.

Assis sur le canapé, un verre d’alcool à la main, l’air aussi froid qu’un mur de prison : Mykal.

Putain.

Je l’avais pas prévu, lui.

Il relève les yeux. Un rictus au coin des lèvre, il se lève et se rapproche de moi.

— Tiens donc… qui voilà. Ta nouvelle famille t’a finalement jeté dehors ?

— Mykal, murmure Hailey, d’une voix sèche.

— Quoi ? Je dis juste la vérité. Ce gamin m’a ignoré pendant quatre ans. Quatre ans à lui envoyer des messages, à l’appeler, à prendre des nouvelles pour rien. Et là, il débarque tranquille, comme une fleur, sac à la main. Il s’est passé un truc, pas vrai ? Ils se sont enfin rendus compte de l’ingrat doublé d’un psychopathe qu’ils avaient recueilli ?

Ses yeux brillent d’une haine calme. Une haine propre. Celle qui prend son temps.

Moi je serre les poings.

Je le fixe sans rien dire. Et je crois que c’est justement ça qui l’énerve le plus.

Il veut une réaction. Il attend que je me casse, que je l’insulte, que je prouve ce qu’il croit déjà savoir de moi.

Mais rien. Juste mes yeux plantés dans les siens. Calmes. Vides.

Quel connard.

Je balaie la pièce du regard. C’est cosy, avec des murs blancs, des bougies parfumées et des foutues photos de famille accrochées partout. Beurk !

Mes yeux tombent sur deux iris identiques aux miens. La petite fille de 7ans qui les portes me sourit mais je l'ignore. Elle à exactement les même cheveux que moi, et les mêmes traits de visage. Son frère de quatre ans à côté d'elle me ressemble beaucoup moins, mais la familiarité est quand même flagrante.

En fond, j'entends encore mon oncle continuer à cracher son venin, mais je l'ignore.

Il est 22h, pourquoi ces mioches sont encore réveillés? J'suis pas un expert en gosse, mais même un connard comme moi sait qu'il faut qu'ils soient couchés à cette heure-ci.

La petite fille me fixe toujours avec son sourire. Elle sait très bien qui je suis, même si j'en ai rien à foutre d'elle.

Son frère, lui, a les yeux rivés sur le dessin animé qui passe à la télé, dans une indifférence complète. Il n’a aucune idée de qui je suis.

Je détourne les yeux. J’ai la gorge sèche.

— Sérieux, quel enfant ne pleure pas à l’enterrement de son propre père, Hailey ? Ce gamin est dérangé, je te dis. Dérangé. Tu veux pas l’voir, mais c’est la vérité.

Je sens ma mâchoire se contracter. Pas à cause de ses mots. Je m’en fous, à vrai dire. Mais il parle de moi comme si j’étais une chose, mais il n'en vaut pas mieux alors il devrait la fermer.

Et puis Hailey explose.

— Ça suffit, Mykal. Sors de chez moi.

Il se tait un moment et la regarde comme pour s'assurer si elle est sérieuse ou pas.

— Quoi ? Tu me mets dehors ?

— Oui. Et fais vite, avant que je n’appelle la sécurité.

Elle ne crie pas. Elle parle doucement. D’une voix ferme. C’est encore pire. On sent qu’elle ne bluffe pas.

Mykal me jette un dernier regard. Un mélange de mépris et de rancune mal digérée. Puis il lâche son verre sur la table avec un bruit sec.

— Bonne chance avec ton monstre, Hailey. T’auras besoin de plus qu’un extincteur.

Il claque la porte en sortant.

Je ne bouge pas. Je reste debout là, les bras le long du corps. Et la petite fille, elle, continue de me regarder. Toujours sans rien dire.

Hailey soupire. Elle pose son verre sur le comptoir, s’essuie les mains sur son peignoir comme si elle pouvait essuyer toute cette soirée en même temps.

— Je suis désolée.

Je dis rien.

Je crois que j’ai déjà entendu cette phrase trop de fois dans ma vie, surtout venant d'elle.

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