Chapitre 10
Allongé sur le lit depuis des heures, je fixe le plafond, les yeux grands ouverts. Mon cerveau tourne à plein régime, incapable de se mettre en pause.
Le sommeil ne vient pas.
Et pourtant, tout est réuni pour : la chaleur douce qui m’enveloppe, ce lit absurdement confortable, cette maison silencieuse, presque trop accueillante.
Mais rien ne suffit à calmer ce foutu vacarme intérieur.
Qu’est-ce que je fous là, putain ?
Je soupire en me retournant une énième fois.
Le drap me colle un peu, le matelas me retient telle une mer tiède, mais rien n’y fait.
Je tends le cou pour jeter un œil à l’horloge murale.
3h du matin.
Il faut que je dorme. Si je veux avoir une tête à peu près potable demain pour affronter ce foutu conseil, va falloir au moins fermer l’œil deux ou trois heures.
Un vague souvenir me revient.
Du bruit, il y a deux ou trois heures.
J'ai entendu un froissement de pas à l’étage.
C'est sûrement la gamine qui s'était encore réveillée. Mais elle n’est pas descendue, donc elle a dû se rendormir. La maison était redevenue silencieuse presque aussitôt.
Je soupire encore, enfonce mon visage dans l’oreiller et ferme les yeux.
Peut-être que si je fais semblant, le sommeil finira par se laisser berner.
Je crois que j’ai fini par sombrer vers 4 ou 5 heures. J’suis pas sûr.
Mais tout compte fait, j’ai pas dormi assez longtemps pour que mes cauchemars me retrouvent.
Et ça, franchement, c’est plutôt agréable.
Ce qui l’est moins, en revanche, c’est de tomber sur la gamine devant la télé dès le réveil.
Affalée sur le canapé, les yeux rivés à l’écran comme si elle n’avait jamais dormi.
Je suis sorti de la chambre pour aller chercher un verre d’eau.
Ma gorge était plus sèche que le désert de... je sais même plus quel pays. Un endroit où on meurt sans bruit, la langue collée au palais. Voilà. Exactement ça.
Je m’approche de la cuisine à moitié réveillé, les pieds nus sur le sol froid, et je sens déjà son regard glisser vers moi.
Elle m’observe. Je le sais. Même sans la regarder.
Et j’ai aucune patience ce matin. Alors si elle fais chier, je vais la mlonter en l'air.
Je remplis mon verre, bois lentement, en silence.
Mais elle continue de me fixer. Je le sens dans mon dos. Comme une piqûre d’aiguille, discrète mais insistante.
Je me retourne.
— Tu comptes me regarder encore longtemps comme ça ? je grogne.
Elle cligne des yeux, mais ne détourne pas le regard.
Toujours assise sur le canapé, jambes croisées comme une vieille dame, la télé allumée en fond — mais clairement ignorée.
— J’ai fait un cauchemar, cette nuit.
Je fronce les sourcils.
— Et alors ? J’ai l’air d’en avoir quelque chose à foutre, peut-être ?
Je la fixe. Elle ne bronche pas, pas du tout impressionnée.
Elle doit pas avoir plus de huit ans, mais elle parle comme si elle en avait quarante.
— J’ai pas crié. Je suis restée tranquillement dans ma chambre, jusqu’à ce que ça passe.
— Tu veux une médaille ? je marmonne en reposant mon verre dans l’évier.
Elle tourne enfin la tête vers la télé.
C’est bon, elle m’a saoulé. Sérieusement.
Qu’est-ce qui m’a pris de revenir ici ? Voilà que je me coltine ce pot de col qui se permet d'être à l'aise avec moi, comme si on avait élevé les moustiques ensemble.
J'suis presque sûr que ce n'est pas ça l'expression exacte, mais qui va s'en plaindre, hein?
Je serre les mâchoires et frotte une main sur ma nuque.
J’aurais dû dormir chez moi.
Au bout d'une petite minute, elle parle encore.
— Tu veux regarder un dessin animé avec moi ?
Je tourne lentement la tête vers elle, incrédule.
— Est-ce que j’ai une tête à aimer les dessins animés ?
Elle me scrute quelques secondes de plus, plisse les yeux, comme si elle analysait une équation compliquée... puis change complètement de sujet.
— C’est mon anniversaire la semaine prochaine.
Je la regarde, perplexe.
Qu’est-ce qu’elle attend de moi avec cette info ? Une ovation ? Un gâteau magique qui tombe du plafond ?
— Et donc ?
— Tu veux bien m’offrir un chien et une maison de poupée, s’il te plaît ?
Je lâche un petit rire sec, presque nerveux.
— Tu veux pas une voiture aussi, tant qu’on y est ? J’ai l’air d’être riche à ton avis ? Et même si je l’étais, pourquoi je t’offrirais quoi que ce soit ? T’es personne pour moi, gamine. Rien. Et d’ailleurs, pourquoi tu demandes pas à ta mère de t’acheter tes conneries ?
Elle baisse les yeux une seconde, puis répond avec un sérieux déconcertant :
— Maman dit qu’on doit faire attention à ce qu’on dépense. Qu’on n’en a pas assez, et qu’il faut attendre que tu sois majeur pour qu’on ait encore plus d’argent.
Je reste figé.
Pardon ?
Je la fixe, incapable de comprendre comment une gosse de cet âge peut sortir ce genre de phrase avec autant de calme.
Qui parle de ces choses à son enfant, bordel ?
Voilà elle me réclame des cadeaux, comme si j’avais un rond. Comme si j’étais... je sais pas quoi. Son oncle ? Son génie personnel ? Son distributeur automatique ?
N’importe quoi.
C’est vrai qu’avec mon incapable de daron, on aurait pu espérer un minimum de bon sens.
Le mec passe sa vie à tout contrôler, à anticiper, à manigancer chaque foutu détail pour ne jamais subir quoi que ce soit…
Et il n’a même pas été foutu de foutre sa famille à l’abri avant de tirer sa révérence.
Honteux.
J’espère, sincèrement, que c’est lui qui a provoqué l’accident qui lui a coûté la vie.
Parce que si c’était un pur hasard, et qu’il a été victime du sort comme tout le monde… alors ouais, je me ficherai bien de sa gueule quand je le croiserai en enfer.
Je me redresse et me dirige vers le couloir.
— Dis à ta mère que je suis dans la chambre si elle me cherche, je lâche à la gamine en passant devant elle. Et arrête de me parler aussi familièrement. On n’est pas potes, ni rien.
— D’accord, Carly.
Je me fige une demi-seconde, puis me retourne pour fusiller son dos du regard.
Elle sait très bien ce qu’elle fait, cette petite peste. Ce n’est pas possible autrement.
Elle le dit exprès, ce surnom débile. Elle le savoure. Comme une provocation sucrée.
Saleté de gosse.
Quand je ressors de la chambre, la maison est déjà bien réveillée.
L’odeur du café flotte dans l’air, mêlée à celle du pain grillé.
Le petit garçon traîne encore en pyjama dans la cuisine, un morceau de tartine à moitié mâchouillé dans une main et un doudou dans l’autre.
La gamine, elle, est déjà habillée. Évidemment. Une robe rose, des couettes bien tirées, et ce foutu air de vieille âme qui me rend fou.
Je la croise sans un mot.
Dans la cuisine, Hailey est en train de ranger les tasses dans le lave-vaisselle. Elle ne se retourne même pas.
— Y’a du café si tu veux. Et un reste de pancakes.
Je hoche vaguement la tête. Pas sûr qu’elle ait vu. Je prends une assiette et me sers, sans rien dire. Je mange debout, appuyé contre le comptoir, pendant qu’elle continue à ranger, sans m’adresser un regard.
— Tu t’habilles comment pour ton rendez-vous ? demande-t-elle soudain.
Je hausse les épaules.
— Comme ça.
Elle se tourne enfin vers moi, et son regard balaie ma tenue d’un air neutre. Jogging noir froissé, t-shirt délavé, hoodie à moitié défait.
Clairement, on dirait pas que je vais défendre ma place dans un établissement scolaire.
— Tu veux que je te prête une chemise de ton père ? Il en a qui traînent encore ici.
— C’est bon, je vais pas à un mariage.
Elle ne dit rien et continue de ranger ses affaires dans son sac à main, sans insister.
Mais je sens le jugement dans son silence. Ce petit truc à peine perceptible, mais bien là.
Mettre une chemise de mon daron… et puis quoi encore ?
Je finis mon assiette, direction la salle de bain.
Je passe rapidement sous l’eau, enfile un jean à peu près propre, et un t-shirt que je récupère dans mon sac de sport. Il sent comme chez Isa.
Tiens, en parlant de lui, il a sûrement essayé de me joindre des milliers de fois.
J’ai pas désactivé le mode *ne pas déranger* depuis hier soir.
Tant pis. Je le verrai au lycée. Je mets ma main à couper qu’il va rappliquer direct au conseil.
Quand je reviens dans le salon, Hailey et les gamins sont prêts.
Elle porte des talons bas, une veste beige, et tient un carnet sous le bras.
On dirait une mère parfaite en version fatiguée.
— T’as tout ce qu'il te faut ? me demande-t-elle quand on sort et qu'elle ferme derrière.
— J’ai apporté que ça, je réponds en montrant mon sac de sport.
— Tu ne reviens pas ici après ?
Je détourne les yeux, passe la main dans mes cheveux encore humides.
— Non. Je vais rentrer chez moi.
— D’accord… Alors on fera les courses après le conseil. Et je te donnerai un peu d’argent. Ah, et tes cartes de crédit fonctionnent toujours, tu devrais penser à les récupérer.
Je la regarde de côté, un peu trop longtemps. Mon regard se durcit alors qu’on monte dans sa voiture.
Les mômes sont à l’arrière, sanglés dans leurs sièges, et moi devant.
— Si ça te dérange de me filer du fric, dis-le franchement.
Elle pousse un soupir, puis tourne brièvement la tête vers moi.
— Tu sais très bien que ça n’a rien à voir.
— Alors ferme-la et conduis.
Nouveau soupir, puis elle démarre finalement sans rien ajouter.
Parfait, je préfère ça.
C’est mieux comme ça.
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