Prologue
Le café Sainte-Claire se tenait à l’angle d’une rue trop étroite pour deux voitures, coincé entre une librairie poussiéreuse et une boutique de thés qui sentait la vanille et l’ennui.
À cette heure de l’après-midi, l’endroit vibrait d’un chaos tranquille : des tasses s’entrechoquaient derrière le comptoir, un serveur riait trop fort à une blague qu’on n’avait pas entendue, et quelque part près de la vitre, une vieille horloge battait la mesure du monde.
L’odeur du café noir dominait tout, mêlée à celle du sucre fondu, des croissants oubliés dans la chaleur, et du cuir usé des banquettes. Les gens parlaient bas, mais le bruit général était une mer tiède où flottaient les voix.
Andrés était arrivé le premier. Il n’était jamais vraiment en retard. Il aimait observer avant que ça commence.
Il avait pris place dans le coin, là où la lumière filtrait à travers une vitre fêlée. Il faisait tourner doucement sa cuillère dans une tasse à moitié vide, le regard perdu dans les mouvements irréguliers du sucre.
Puis vint Léa, comme toujours en courant, un tote bag plein de carnets à la main.
— J’espère que t’es libre dans une semaine, grand poète, dit-elle sans même dire bonjour.
Andrés haussa un sourcil.
— Je suis toujours libre. Pourquoi ?
Elle posa son sac sur la table avec un bruit sourd, s’assit sans enlever sa veste.
— On part camper. Trois semaines. J’ai trouvé un coin de forêt isolée, genre vraiment isolée. Il y a personne, aucune antenne, même pas de réseau. Le pied.
— Tu veux qu’on crève, c’est ça ? fit Sam, en s’approchant derrière elle. Il tira une chaise sans demander et s’assit à l’envers, bras croisés sur le dossier.
— Moi je viens si y a des bières, et des trucs qui mordent pas.
— Y a bien des trucs qui mordent, glissa Léa avec un sourire.
Andrés leva les yeux.
— Tu parles des rumeurs ?
— Quelles rumeurs ? demanda Clara, en arrivant avec deux muffins et un grand chocolat chaud déjà entamé.
— C’est encore ton truc de forêt hantée ?
Léa fit mine d’être offensée.
— C’est pas "mon truc", c’est "un fait". Il y a eu des disparitions dans cette forêt. Des ados. Des campeurs. Y a même un type qui a dit avoir vu un garçon nu courir entre les arbres, les pieds en sang.
— C’est l’été, Léa. Tout le monde voit des trucs bizarres quand il boit du rosé tiède dans une tente trop chaude.
— Mais avoue que ça rend le truc plus cool.
— Ça rend le truc plus glauque, répondit calmement Julien, le dernier à les rejoindre. Lunettes légèrement embuées, un livre dans une main, une tisane dans l’autre.
— Mais bon. Je viens quand même. J’ai besoin de déconnecter.
Ils trinquèrent sans verres, juste des sourires levés.
Andrés ne dit rien tout de suite. Il regardait Léa, le coin de ses lèvres tendu. Il ne croyait pas à ses histoires — et pourtant, il y avait quelque chose dans sa voix, une attente, un petit battement fragile sous l’excitation.
— Bon, j’en suis aussi, dit-il simplement.
Léa leva les bras, victorieuse.
— Ça va être parfait. Juste nous, les arbres, et le néant numérique.
Personne ne vit, à ce moment-là, l’homme assis seul près de la baie vitrée. Il lisait un journal jauni et ne buvait rien.
Mais quand il entendit "la forêt", il releva la tête.
Un instant.
Juste un.
Et ses yeux, sombres et ternes, fixèrent Andrés.
Puis il replongea dans ses pages.
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