Chapitre 1
Le trampoline park s'appelait Bounce Heaven, ce qui était ironique pour un lieu où les ados se foulaient des chevilles à chaque minute. L’air y sentait la sueur sucrée, les chaussettes neuves et les gaufres qu’on faisait griller au snack. L’écho des rires et des impacts sourds sur les trampolines formait un vacarme constant, entrecoupé de cris d’enfants surexcités.
La musique électro résonnait partout, trop forte pour être agréable, mais juste assez pour qu’on oublie tout ce qu’il y avait dehors.
— C’est quoi ton objectif aujourd’hui ? Te briser la nuque ou humilier Sam ? lança Clara à Andrés, en sautant à reculons sur un trampoline géant.
— J’hésite. Peut-être les deux, répondit-il, avant de courir pour faire un salto approximatif.
Sam l’attendait déjà plus loin, près du mur incliné, torse en sueur, les cheveux ébouriffés.
— T’as failli atterrir sur ton ego, cria-t-il en riant.
Andrés lui lança une balle en mousse en pleine tête.
Ils passèrent plus d’une heure à bondir, à s’écrouler, à courir les uns après les autres comme des enfants qu’on aurait lâchés trop tard dans l’enfance. Léa filmait tout, hurlait des encouragements absurdes, et Julien, fidèle à lui-même, tentait de lire assis sur une structure gonflable, avant d’être percuté par Clara.
Ce n’est qu’après une longue pause gaufre-chocolat-noisette qu’Andrés sentit son téléphone vibrer dans sa poche.
Il décrocha, un peu à l’écart, entre deux murs d’escalade.
Le prénom s’affichait en majuscules : Mamie R.
— Allô ?
— Andrés, mon cœur. Tu vas bien ? Tu manges assez ?
La voix de sa grand-mère avait ce grain tremblant qui faisait penser au feu dans une cheminée — quelque chose de doux, mais qui brûle si on s’approche trop.
— Je vais bien, mamie. Je suis avec les amis au trampoline park. Tu veux que je t’envoie une vidéo de moi me ridiculisant ?
— Oh non, épargne-moi ça, j’ai encore des vertèbres qui fonctionnent. Je voulais juste te rappeler pour demain. Tu sais, le rendez-vous avec monsieur Duprey, à la banque. Il faut qu’on signe les papiers pour la maison.
Un silence. Andrés se mordit l’intérieur de la joue.
— Oui. Oui, je m’en souviens. Je serai là.
— Tu sais que tu n’as pas à porter tout ça tout seul. Tu n’es pas obligé de rester ici avec moi.
— Je veux rester.
Il parlait vite, comme pour éviter qu’elle insiste.
— C’est chez moi aussi. Et puis, t’as besoin de quelqu’un pour te rappeler que tu oublies tout sauf les dates des séries policières.
Elle rit doucement à l’autre bout.
— Tu ressembles trop à ton père quand tu dis ça.
Il ferma les yeux un instant. Son cœur se serra.
— Je te rappelle ce soir, d’accord ?
— D’accord, mon cœur.
Quand il raccrocha, il sentit un poids étrange au creux de la poitrine. Un de ceux qu’on ne sait pas encore nommer. Il décida de sortir quelques minutes, l’air du trampoline park devenant trop saturé.
Dehors, l’air était plus frais, chargé d’odeurs de gazon coupé, d’huile de friture, et de tabac froid. Il alluma une clope en s’adossant contre le mur arrière du bâtiment. Le crépit était écaillé, le ciel tirait sur l’orangé, et quelque part dans le parking, un enfant pleurait pendant qu’un chien aboyait contre un lampadaire.
Andrés ferma les yeux, tira une longue bouffée, puis laissa la fumée s’échapper lentement par le nez.
— T’es pas prêt, toi, murmura une voix derrière lui.
Il sursauta légèrement.
Une femme s'était approchée sans un bruit. Elle portait une robe trouée, trop large, tachée de terre. Ses cheveux noirs, mêlés de gris, étaient emmêlés comme un nid d'oiseaux. Son regard était clair mais agité, perçant.
— Pardon ?
— Tu crois que c’est un hasard, là-bas, cette forêt ? Y en a qui y vont pour se perdre. Toi, tu vas t’y trouver… ou t’y briser.
Elle le fixait comme si elle savait des choses. Comme si elle l’avait déjà vu dans ses rêves.
— Je crois que vous me confondez avec quelqu’un.
Elle rit doucement, un son presque fragile, comme si sa voix s’effritait.
— Je te confonds avec ce que tu seras. Les décisions. Tu verras.
Puis elle s’éloigna, pieds nus sur le bitume, comme une ombre de fin d’été.
Andrés resta figé. Sa cigarette se consumait entre ses doigts.
— Eh !
C'était Sam qui venait de sortir.
— Tu fumes en douce pendant qu’on crève là-dedans ? Et c’était qui, la vieille sorcière ? Elle t’a demandé un rein ou quoi ?
Andrés souffla par le nez, un sourire en coin.
— Je crois qu’elle voulait juste me souhaiter bonne chance. Ou m’annoncer ma mort prochaine. Un des deux.
Sam éclata de rire.
— Trop glauque. Allez, viens. Clara est en train de t’imiter en train de tomber, c’est humiliant.
Andrés jeta le mégot, l’écrasa du pied. Une bourrasque de vent lui effleura le cou, soudaine et froide.
Il regarda encore une seconde l’endroit où la femme avait disparu.
Puis il rentra.
Commentaires
Annotations
Versions