Chapitre 7
Le moteur ronronnait à peine. Ils venaient tout juste de quitter la ville, la lumière dorée du matin caressant les vitres du véhicule tandis qu'ils laissaient derrière eux le béton, les feux rouges, les arrêts de bus. La route défilait devant eux comme un long ruban gris s'étirant vers l'inconnu. À l'intérieur de la voiture, un mélange d'excitation et de nervosité flottait dans l'air, presque palpable.
- Bon, faut qu'on fasse un truc pour pas mourir d'ennui, lança Julien en s'étirant sur son siège.
- Comme quoi ? demanda Clara depuis l'arrière, une main déjà posée sur son sac rempli de livres.
- Un jeu ! proposa Léa en souriant. Genre... chacun dit un mot, et le suivant doit le retenir et en ajouter un. On voit jusqu'où on peut aller avant que ça dérape.
- T'es sûre que Julien est apte à ce genre de trucs ? se moqua Sam. Il a oublié mon anniversaire trois années de suite.
- Hé oh ! protesta Julien. Ma mémoire est fine, merci bien.
- Comme celle d'un poisson rouge, ouais, gloussa Clara.
Les rires fusèrent dans l'habitacle, et le jeu commença.
- Forêt, dit Clara.
- Forêt, crâne, ajouta Sam.
- Forêt, crâne, tricycle, enchaîna Léa.
- Forêt, crâne, tricycle, cornichon ! lança Julien.
Andres riait doucement, concentré sur la route. La voix des autres le berçait presque, il se sentait bien, entouré, en mouvement. Il répéta à son tour la séquence, ajoutant "clair de lune", et ainsi de suite, jusqu'à ce que Julien finisse par intervertir "tricycle" et "cornichon", provoquant un tollé général.
- T'as littéralement oublié en deux tours ! s'esclaffa Sam.
- La tête comme une passoire, je vous dis ! renchérit Clara, taquine.
Ils roulèrent encore un moment, traversant des champs, de petits bois et des villages effacés. Le ciel, d'un bleu clair, semblait s'éclaircir à mesure qu'ils s'éloignaient de la ville. Une station-service finit par apparaître à l'horizon, solitaire, un peu vieillotte, avec ses néons clignotants à moitié éteints et son petit bâtiment à la façade défraîchie.
- Pause pipi ? proposa Julien.
- Et café, grogna Sam. Je meurs.
Ils se garèrent. L'odeur d'essence, de plastique chauffé et de vieilles viennoiseries les enveloppa dès qu'ils pénétrèrent dans la boutique. Les rayons étaient étroits, la lumière jaunâtre, et une vieille radio grésillait derrière le comptoir où un homme aux cheveux gris leur lança un regard qui dura une seconde de trop.
Andres, qui s'était arrêté pour choisir une bouteille d'eau, sentit le regard du vieil homme insister, s'attarder sur chacun d'eux, sans rien dire. Un frisson lui parcourut l'échine, mais il n'en dit rien.
- Oh mon dieu ! s'exclama Léa en fonçant vers un présentoir.
Elle saisit un magazine au papier glacé, le dernier numéro d'un mensuel éthique sur la mode responsable.
- Je le cherche depuis deux semaines ! Je croyais qu'il était sold out partout !
Elle caressa la couverture avec une tendresse sincère.
- Tu vas encore te coudre des vestes que je vais jalouser ? lui demanda Clara en souriant.
- J'espère bien, répondit Léa. Je suis déjà en train de planifier une collection automne avec des chutes de velours.
Clara leva les yeux au ciel, amusée.
- T'es une machine. Une styliste en puissance.
Julien revint vers le groupe, deux sacs à la main.
- C'est bon, j'ai tout pris ! s'écria-t-il.
- Ma boisson ? demanda Clara en tendant la main.
Julien se figea.
- ... Attends... Ta boisson ?
- La boisson dont je t'ai parlé trois fois ! Celle avec du citron et de la menthe !
- Merde... J'ai... ouais non, j'ai oublié.
Clara soupira bruyamment.
- Julien. Poisson. Rouge.
Ils sortirent en riant, malgré tout. Le soleil tapait un peu plus fort à présent, et un vent tiède secouait les herbes folles autour de la station. En remontant dans la voiture, Clara sortit un livre à la couverture sobre, un de ceux qu'elle avait pris avec elle exprès.
- Je voulais attendre ce moment. Vous êtes prêts à flipper ?
- Toujours, lança Sam.
- Vous connaissez la légende du Lac Rouge, hein ? On en a parlé un peu.
- Les disparitions, ouais, murmura Léa, le regard un peu sérieux.
Clara ouvrit son livre, comme une prêtresse dans un vieux rite.
- Ce n'est pas une légende comme les autres. Tout a commencé il y a une dizaine d'années, avec un groupe d'ados, comme nous, partis camper autour du lac. Ils n'ont jamais été revus. Tentes vides, feux de camp éteints, sacs éventrés... Pas une trace d'eux. Aucune. Comme s'ils s'étaient évaporés.
Le silence tomba.
- Deux ans plus tard, des touristes allemands disparaissent dans la même zone. Cette fois, les autorités lancent une grosse battue. Et là... ils trouvent un corps. Juste un. Décomposé, gonflé d'eau, échoué à quelques mètres du lac. Il manquait un bras. Arraché net. Pas tranché, pas découpé. Arraché. Comme si quelque chose avait mordu... ou tiré.
- Charmant, souffla Léa.
- Le plus étrange ? C'est que le corps était recouvert d'entailles, des symboles gravés dans la peau. Des cercles, des croix, des lettres illisibles. Et l'eau du lac... elle était plus rouge que d'habitude. Pas rouge sang. Mais presque. D'où le nom. Lac Rouge.
- Tu crois à tout ça ? demanda Julien.
- Je sais pas... mais c'est réel. Y a eu un vrai rapport d'enquête. J'ai lu les extraits. C'est pas qu'une rumeur de camping.
- Tu racontes ça comme si tu y avais été, glissa Sam, presque mal à l'aise.
Clara referma son livre lentement.
- J'aurais aimé y être.
Ils roulèrent encore, l'atmosphère un peu plus lourde. La route se fit sinueuse, plus bordée de pins, d'ombres. Une heure après leur départ de la station-service, alors qu'ils riaient doucement à une nouvelle bêtise de Julien, deux biches surgirent de nulle part.
Andres pila. Le crissement des pneus déchira le silence. Les biches, fines et nerveuses, traversèrent à toute allure, disparaissant dans les arbres. Ils restèrent un moment, figés.
- Putain, j'ai cru qu'on allait les heurter... souffla Léa, la main sur le cœur.
- Ou qu'elles allaient exploser contre le pare-brise, murmura Julien, blême.
Andres coupa le moteur. Il avait le cœur qui tambourinait dans sa poitrine. Ils descendirent tous quelques minutes, histoire de souffler.
Assis sur une pierre, Andres sortit son téléphone. Il composa le numéro de sa grand-mère.
- Allô ? Oui, c'est moi... Tout va bien. Oui, on s'approche. Non, je n'ai pas oublié la boîte à gâteaux. Tout va bien Mamie. Promis.
Il raccrocha quelques instants plus tard, le cœur un peu plus léger. Le groupe remonta dans la voiture. Le voyage reprit. Mais l'atmosphère, elle, avait changé. Plus électrique. Plus tendue. Comme si la forêt elle-même les observait désormais.
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