L'OMBRE
Un claquement sec, suivi d’un cri aigu, résonne depuis la douche dans la chambre. Tout est en désordre. Le lit est à moitié défait, les murs recouverts de journaux jaunis, des chaussures et des chaussettes traînent partout. Des papiers hygiéniques, un pot de confiture ouvert, et une petite souris filent à toute vitesse, disparaissant et réapparaissant sans cesse. L’horloge indique 9 heures du matin, mais la lumière peine à passer ; la pièce est plongée dans une pénombre oppressante. Le vent hurle contre les vitres et soulève les rideaux par intermittence, projetant des ombres mouvantes sur les murs.
— Papa… j’y arrive pas…
Sa voix tremble, faible, désolée. Son visage pâle reflète la pénombre comme un miroir fragile. Dala se précipite vers la douche. Elle frappe le chaos pour tuer un cafard. Ses mains se déchirent sur le carrelage. Elle crie, hurle. Le sang coule sur ses doigts, mais elle ne ressent rien. La douleur semble flotter au-dessus d’elle, irréelle. Elle reste figée, observant le rouge vif se mêler à l’eau et à la mousse, un spectacle à la fois grotesque et fascinant.
Ses muscles se crispent. Elle se recroqueville sur elle-même, formant un cercle autour du chaos et de son sang. Tout devient silence et fracas à la fois, un vertige de sensations qu’elle ne peut ordonner.
Puis, une lumière. Petite, fragile, timide, qui perce à travers le rideau soulevé par le vent. Elle cligne des yeux, la poitrine se serre, le cœur bat à tout rompre. Elle court, replace le rideau, essaie de contrôler sa respiration. Le vent continue de hurler, mais à travers cette lumière, le monde semble respirer encore un instant avec elle.
— Chut… ce n’est pas grave… de toute façon… murmure-t-elle, les mots à peine audibles, un fil fragile entre elle et le reste du monde.
Les murs semblent se rapprocher, tandis que ses pensées s’emmêlent. Elle sent le sang couler sur sa peau, la chaleur dans ses mains, mais elle ne bouge pas. Chaque bruit devient une tempête, chaque ombre un monstre. La petite souris file encore, indifférente à tout ce chaos. Dala, crispée, suit ses mouvements du regard. Elle voudrait crier, hurler, disparaître, et pourtant rester là, immobile, observant ce mélange de vie et de folie.
Le vent soulève encore le rideau. La lumière vacille. Son souffle devient rapide, saccadé. Elle touche le carrelage humide, le sang, le chaos. Et dans ce moment, entre douleur, peur et ombre, elle comprend une chose : le monde est déchiré comme elle, et elle aussi est déchirée, mais encore entière, encore vivante, malgré tout.
— Chut… ce n’est pas grave… répète-t-elle, plus pour elle-même que pour quelqu’un d’autre.
Le silence répond, seulement interrompu par le souffle du vent, la petite souris, et le battement furieux de son cœur. Dala reste immobile. Le sang sèche lentement sur sa peau, collant et lourd. Ses yeux fixent un point invisible dans le vide. Le silence s’épaissit, coupé seulement par le tic-tac irrégulier de l’horloge, comme si elle hésitait elle aussi à continuer de battre.
— Papa… tu es là, pas vrai ?
Elle tourne brusquement la tête. Ses lèvres tremblent, mais ses yeux brillent d’une lueur étrange, mélange d’espoir et de terreur. Dans le reflet du miroir fendu, elle croit voir une silhouette derrière elle. Son père. Sa voix résonne dans sa mémoire, grave et apaisante, mais maintenant, elle se brouille, se déforme, comme noyée sous l’eau.
— Papa… aide-moi, j’ai peur…
Un bruit sec, encore. Le rideau claque contre la vitre. Elle sursaute. Son souffle se hache. Le cœur cogne si fort qu’elle se demande s’il ne va pas exploser. Elle se lève d’un bond, vacille, titube à travers les papiers et les objets renversés.
Ses yeux tombent sur un vieux cadre brisé. À l’intérieur, une photo. Son père. Sa sœur. Tous les deux souriants, figés dans un temps où le monde avait encore une couleur. Elle serre le cadre contre sa poitrine. Le verre lui entaille la peau, mais elle ne le lâche pas.
— Pourquoi vous m’avez laissée…
Son corps tremble. Ses jambes ploient. Elle s’effondre sur le sol, entourée du désordre, du vent qui hurle, de la souris qui passe encore et encore, comme si elle seule connaissait la sortie. Dala ferme les yeux. Les voix reviennent. Douces. Puis plus fortes. Puis assourdissantes.
— Non ! hurle-t-elle, mains sur les oreilles. Arrêtez ! ARRÊTEZ !
Elle ouvre les yeux d’un coup. Le sang, le miroir, le vent… Tout tourne. Tout devient plus sombre encore. Ses yeux cherchent une lumière, un point d’ancrage, mais il n’y a plus rien. Seulement le chaos qui grandit, qui l’avale.
Elle rit soudain. Un rire court, nerveux, cassé.
— Ce n’est pas grave… de toute façon…
Et ce rire résonne, se brise dans l’air épais de sa chambre, entre les journaux aux murs, les objets éparpillés, et l’Ombre qui grandit derrière elle, silencieuse, immobile, presque humaine.
Le rire de Dala s’étouffe dans sa gorge. Elle garde les yeux ouverts, mais elle ne distingue plus vraiment sa chambre. Les contours se brouillent, se dédoublent. Les journaux collés aux murs semblent bouger, leurs mots se détachent, glissent, rampent comme des insectes noirs.
Elle avance à quatre pattes. Ses doigts tachés de sang froissent une page humide. Les lettres tremblent sous ses yeux. Elles forment un mot.
« Meurs. »
Elle secoue la tête, jette le papier au loin, mais d’autres pages se détachent des murs, tombent comme une pluie lente. Elle entend le froissement, mais ce n’est plus du papier. Ce sont des chuchotements. Des voix. Des centaines. Des milliers.
— Papa ? Sœur ?
Ses yeux roulent dans leurs orbites, à la recherche de quelque chose, de quelqu’un. Elle croit voir une silhouette assise sur le lit. Ses cheveux, sa robe… sa sœur.
— Ne pars pas ! reste avec moi !
Elle tend les mains, mais ses doigts ne touchent que le vide. La silhouette se dissout comme de la fumée. Un froid brutal s’installe. Le vent souffle si fort que le rideau se déchire d’un coup sec. La fenêtre claque. La souris disparaît dans un trou, et l’horloge s’arrête. Plus de tic-tac. Juste un silence déchiré par le cœur de Dala, battant trop vite.
Puis, derrière elle, un souffle. Elle n’ose pas se retourner. Le souffle se rapproche. Chaud, humide, comme quelqu’un qui respire dans sa nuque.
Elle ferme les yeux, serre fort le cadre brisé contre elle. Le verre s’enfonce davantage, son sang se répand. Elle rit encore, plus fort, hystérique.
— Vous voyez ? Je suis encore là ! Vous n’êtes pas partis !
Soudain, un cri jaillit. Long, profond, qui secoue toute la pièce. Mais ce cri… ce n’est pas le sien. Elle se fige. Ses lèvres restent closes. Pourtant, le cri continue.
Le miroir fendu reflète son visage. Ses yeux agrandis, vides, sa bouche fermée. Mais dans le reflet… sa bouche hurle. Elle crie sans fin, sans jamais s’arrêter.
Dala recule, tétanisée, mains tremblantes. Elle ne sait plus si c’est elle qui rêve, si c’est la chambre qui la dévore, si ce sont les morts qui reviennent, ou si la folie a pris toute la place.
Elle s’adosse au mur. Ses ongles griffent les journaux, les mots qui fuient encore. Ses yeux roulent, brillent, implorent.
— Papa… je ne veux plus… je ne peux plus…
Et dans l’ombre, une silhouette se détache enfin. Plus nette. Plus grande. Plus réelle que jamais. Un souffle glacé emplit la chambre. Dala tremble, les yeux écarquillés vers cette forme sombre qui prend de plus en plus de consistance.
L’Ombre s’avance, sans bruit, mais son poids fait craquer l’air.
— T’es pathétique, Dala… dit une voix grave et sifflante.
— (Elle sursaute) T’es qui, toi ? Une hallucination ? Une conscience visible ?… un fouet doux pour me déchirer ?
Un rire bref, métallique, résonne.
— Je suis ce que tu caches. Ce que tu refuses de regarder. Tu crois encore que ton père et ta sœur sont là ? Tu crois encore que ton sang n’a pas d’odeur ?
Dala secoue la tête, les larmes aux yeux. Son rire nerveux déforme son visage.
— Chut… non… ils sont là… je les entends… je les sens… Papa me parle dans la nuit, et ma sœur dort sur le lit… tu comprends rien, toi.
L’Ombre s’incline vers elle, une masse noire qui frôle presque son visage.
— Ce que tu entends, c’est moi. Ce que tu sens, c’est moi. Ils ne te parlent pas, Dala. Tu n’as que moi et ton vide.
Dala plaque ses mains sur ses oreilles, secoue la tête, se cogne presque au mur.
— NON ! Tais-toi ! Je préfère leur mensonge que ta vérité !
Un silence. Puis l’Ombre, calmement, murmure :
— Et si ton mensonge, c’était moi ?
Elle s’arrête. Les lèvres tremblantes, le souffle bloqué.
— (Chuchotant) Tu mens… tu mens toi aussi…
L’Ombre rit encore, d’un rire inhumain.
— Je ne mens pas. Je suis la seule chose réelle qui te reste.
Dala fixe le miroir fendu pendant dix minutes. Dedans, ce n’est pas son reflet qu’elle voit. C’est l’Ombre, assise à sa place, qui sourit avec ses yeux.
Puis, soudain, l’Ombre disparaît, laissant Dala seule, figée dans le noir. Ses yeux fixent encore l’endroit où elle croyait l’avoir vue, mais il n’y a plus rien… que des murs suintant d’humidité et un silence lourd comme du plomb.
La nuit est tombée, mais pour elle, cela ne change rien. Dala ne connaît plus ni jour ni nuit. La lumière refuse de pénétrer cette maison qui s’est refermée comme une tombe. L’air y est épais, poussiéreux, chargé de relents de papier jauni et de vêtements oubliés. On aurait dit que le temps s’était arrêté, figé à l’intérieur, comme si les aiguilles de l’horloge n’osaient plus avancer.
Son corps s’est amaigri. Chaque mouvement devient un effort douloureux. Ses bras pendent, ses jambes semblent ployer sous un poids invisible. Ses cheveux crépus, emmêlés, tombent en mèches folles autour de son visage pâle. Ses yeux, cerclés d’ombre, ont perdu leur éclat ; on n’y voit plus que fatigue et angoisse sourde, constante, qui ronge ses pensées.
Parfois, elle chuchote. Des mots sans suite, des phrases décousues, comme pour se convaincre d’exister encore. Puis, sans prévenir, elle éclate de rire. Un rire cassé, sec, qui résonne contre les murs comme un écho d’hôpital. Elle parle à des silhouettes qui n’existent pas, appelle son père, murmure le prénom de sa sœur… La frontière entre le réel et l’illusion devient si mince que même le silence semble écouter.
Un courant d’air fait bouger le rideau. Dala recule d’un bond, le cœur battant. Ses lèvres murmurent encore :
— Chut… chut… ce n’est pas grave. Ce n’est rien.
Mais au fond d’elle, elle sait. L’Ombre n’est pas vraiment partie. Elle rôde encore, tapie quelque part, prête à revenir.

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