Les Murmures

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Le vent s’est tu, mais le silence n’a rien d’apaisant. Il a cette lourdeur étrange, comme une respiration qu’on ne veut pas entendre. Dala est allongée sur le sol depuis des heures. Ou des jours. Elle ne sait plus. Le temps s’effiloche entre ses doigts comme une toile qu’on déchire sans bruit.

Le sang a séché. Le cadre n’a plus d’image. Juste un rectangle vide, sale, collé contre sa poitrine.
Ses yeux brûlent. Elle les ferme, mais les voix ne se taisent pas. Elles murmurent dans les coins, dans les murs, sous le plancher.
Des mots qu’elle ne comprend pas, d’autres qu’elle reconnaît.
Des prières, des reproches, des rires étouffés.
Et toujours cette même phrase, comme un fil qui s’enroule autour de sa gorge :
— Tu ne dors jamais, Dala… jamais.

Elle se redresse d’un geste brusque. Le plancher grince, gémit, comme un corps blessé.
Le miroir est toujours là, fendu, tordu. Il reflète à moitié sa silhouette. Mais l’autre moitié… bouge seule.
Un léger mouvement. Une respiration différente de la sienne.
Elle recule, les mains tremblantes.
— Pas encore toi… laisse-moi tranquille…

Son reflet rit. Pas un rire humain. Un écho cassé, qui traverse le verre.
Puis la voix revient, plus douce cette fois :
— Si tu m’écoutes, je peux t’aider.
— T’aider à quoi ?
— À te souvenir.

Les mots la transpercent. Le souvenir… Oui.
Il y a quelque chose. Une nuit. Une porte.
Du feu peut-être. Ou de l’eau. Elle ne sait plus.
Mais elle se souvient d’un cri. De deux mains qui la tiraient. De la peur dans les yeux de sa sœur.
Et de la main de son père qui se referme, une dernière fois, sur la sienne.

Elle chancelle.
Les murs tremblent. Les journaux se décollent, tombent lentement.
Sous les pages, un autre papier. Plus ancien.
Une lettre. Froissée, tachée. Son nom dessus : Dala.

Elle hésite, puis la ramasse.
L’encre a bavé, mais elle parvient à lire :

“Si tu lis ceci, c’est que nous ne sommes plus là.
Ne crois pas tout ce que tu verras.
Le mal ne vient pas de dehors.
Il vit ici, dans la maison. Et il porte ton visage.”

Elle lâche la feuille, effarée.
Son cœur cogne si fort qu’elle a l’impression que la pièce entière bat avec lui.
Dans le miroir, la fissure s’élargit.
Et derrière, quelque chose bouge.

Une main.

Puis un œil.

Elle recule, trébuche, tombe sur le sol.
— Non… non, je rêve…

Mais la main sort du miroir. Vraiment.
Et cette voix, qu’elle connaît maintenant trop bien, murmure dans un souffle glacé :
— Je t’avais dit que tu ne dormais jamais, Dala.

Elle hurle. Mais aucun son ne sort.
Le miroir éclate, projetant une pluie de verre sur le sol.
Chaque éclat reflète son visage, mais dans chacun, il est différent.
Un la pleure.
Un autre rit.
Un troisième la fixe, muet, mais vivant.

Dala ferme les yeux, espérant disparaître.
Mais la voix continue.
Douce, presque aimante :
— Regarde-toi, Dala. Regarde bien.
— Non…
— Regarde… c’est moi… c’est toi.

Et le silence retombe.

Seulement interrompu par le bruit d’un souffle, qui vient du sol, des murs, de partout.
Un souffle qui dit, calmement :
— On ne fuit pas ce qu’on est

Le miroir n’existe plus. Il n’y a que le bruit du verre qui craque sous ses doigts.
Mais Dala continue de voir son reflet. Pas sur les murs. Pas sur le sol. À l’intérieur de ses paupières.
Chaque fois qu’elle ferme les yeux, elle se voit — immobile, allongée, morte peut-être.
Elle les rouvre aussitôt. L’image reste.
Alors elle ne sait plus : est-elle en train de rêver qu’elle est éveillée, ou éveillée dans un rêve qui s’effondre ?

Le silence se transforme.
Il respire. Il la regarde.
Elle sent quelque chose d’invisible l’observer, mais quand elle tourne la tête, il n’y a rien.
Seulement la lumière du matin, douce, presque normale.
Le vent ne hurle plus. Le désordre semble rangé.
La chambre est propre.
Le cadre intact.
La photo à nouveau entière : son père, sa sœur, elle.
Vivants. Souriants.

Dala s’approche, hésite.
— Papa ?...

La porte s’ouvre lentement. Une odeur de café, de savon, de vie ordinaire.
Une voix d’homme, familière :
— Tu t’es encore endormie dans la salle de bain ? Allons, viens déjeuner.

Son cœur rate un battement. Elle avance, pieds nus, le carrelage froid.
Dans la cuisine, la table est dressée. Le soleil entre à flots. Sa sœur rit.
Tout est normal. Trop normal.
Elle s’assied, tremblante, observant la scène.
Le pain chaud. Le beurre fondant. Les voix. La chaleur.
Elle voudrait y croire.
Mais le couteau sur la table brille d’une lumière étrange. Trop vive.
Et dans le reflet du métal, elle voit le carrelage taché de rouge.

Elle ferme les yeux. Respire.
— Ce n’est pas vrai, murmure-t-elle. Ce n’est pas vrai.

Quand elle les rouvre, tout a disparu.
La table. Le soleil. Les rires.
À la place : le vide.
Le froid.
Le silence.
Et le cadre photo… brisé à nouveau.

Ses mains tremblent. Son souffle s’accélère.
Elle regarde autour d’elle. Les murs reviennent lentement.
Les journaux, le sang, la pénombre.
Tout est là.
Mais cette fois, quelque chose a changé.
Sur le mur, un mot a été écrit. En lettres noires, maladroites :
“Réveille-toi.”

Elle recule, secoue la tête.
— Je suis réveillée ! crie-t-elle. Tu m’entends ? JE SUIS RÉVEILLÉE !

Une voix répond. Douce. Féminine. La sienne.
— Non, Dala. Tu rêves encore. Depuis longtemps.
— Qui parle ?
— Moi.
— Moi… ?
— Oui. Celle que tu as laissée dans le feu.

Elle chancelle. Le souvenir revient d’un coup — la maison, les flammes, les cris.
Sa sœur.
Le miroir brisé.
Le sang sur ses doigts.
Le cadre.
Tout se mélange.

Elle court vers la fenêtre. Elle veut respirer, voir le jour, sortir de cette spirale.
Mais la fenêtre est un mur.
Et sur ce mur, son propre visage. Gravé.
Les yeux ouverts. La bouche fermée.
Un visage sans vie.

Dala recule.
Elle comprend enfin.
Ce n’est pas la maison qui la retient. C’est elle.
Cette pièce n’est pas réelle.
C’est une mémoire figée, une prison construite par son propre esprit.

Et quelque part, loin d’ici, une autre Dala dort peut-être dans un lit d’hôpital.
Peut-être qu’un médecin parle au-dessus d’elle.
Peut-être qu’on lui dit qu’elle reviendra, qu’elle doit lutter.

Mais ici, dans ce monde de vent et de verre,
elle entend encore la voix, la sienne, chuchoter doucement :
— Réveille-toi, Dala. Ou reste.
— Si je me réveille, tu meurs, non ?
— Oui. Et toi, tu vivras.
— Alors… je reste encore un peu.

Un sourire traverse son visage.
Pas de peur, pas de folie.
Juste une étrange paix.
Elle s’assoit au centre de la pièce, ferme les yeux.
Le vent se tait.
Le silence revient.
Et quelque part, derrière le mur de son esprit, une machine émet un bip régulier...

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