Mily (Chapitre 1)

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- Hey Bertin ! Arrête de faire le con et mets-toi dans les rangs !

- Ouuiii maadaamme !

Le ton exagérément lent de Joyce a le don de me faire sourire. Aujourd’hui, je suis sûre de mon choix professionnel : il m’en aura fallu du temps mais j’ai fini par trouver ce qui me convient le mieux. Après avoir eu un Master dans le domaine de l’histoire, préparé puis échoué aux concours de professeur des écoles et de CPE, je me retrouve à présent à aider des jeunes entre quinze et vingt ans à chercher leur propre voie, qu’elle soit professionnelle ou personnelle. Cette opportunité n’était surtout pas à laisser passer : mes semaines sont longues mais j’adore mon travail !

Pour être efficace, je me suis créé un carnet d’adresse : je travaille en collaboration avec les lycées, les missions locales, les CIO et maintenant avec le RSMA. Ce jeune projet visant les adolescents m’a tout de suite attirée : c’est une première fois pour notre île. Il s’agit de remettre les jeunes sur la voie de la réussite en associant parcours militaire, lien social, découverte des métiers, des entreprises et culture. Il se déroule sur un an et s’adresse à un public de jeunes décrocheurs. Exactement dans mes cordes.

Je suis responsable d’un groupe de jeunes garçons qui ont entre 16 et 18 ans, venant de milieux plus ou moins défavorisés. Après avoir passé plusieurs entretiens avec eux et écouté leur histoire, je dois avouer qu’un lien s’est tissé entre nous. Je n’ai qu’un seul souhait : leur réussite, tant personnelle que professionnelle. Nous sommes en tout quatre groupes, venant d’horizons différents. Lors du premier rassemblement, j’ai eu peur que la cohésion ne se fasse pas, peur que le sergent-chef Giovanni Luchita a balayé d’un revers de main, lors de l’une de nos réunions de préparation.

- Une semaine en camp et crois-moi que la notion de groupe leur sera acquise ! Tu seras des nôtres n’est-ce pas Mily ?

- Team 87 en action !

Giovanni me fait un clin d'œil avant de me sourire. Le premier vrai rassemblement se fera en pleine nature, dans les hauts de l’île, dans l’un camp du RSMA afin d’unifier nos jeunes à travers diverses pratiques sportives et des découvertes des métiers liés à l’agriculture et à la sécurité. Chaque groupe a un adulte référent : Bastien, Lilianne et Stéphane s'occupent des trois autres. Giovanni et moi sommes de la même année : cela nous a rapproché d’où la team 87, Lilianne, Bastien et Stéphane appartenant plus à la génération de nos parents.

Lors des différentes rencontres que nous avons eues, Giovanni et moi nous nous racontions nos souvenirs d'enfance et d'adolescence : Giovanni les a vécus en métropole et moi, sur mon île magnifique. Nous avons bien sûr en commun les dessins animés et autres séries mais chacun a vécu son enfance différemment : Giovanni dans les cités et moi dans la nature. C’est la violence de la rue et la perte de son grand frère qui l’a poussé à devenir militaire. Aujourd’hui, il est très fier de son parcours.

- Je n’ai qu’une ombre à mon tableau…

- Ah oui ? Laquelle ?

- Mmh… c’est d’ordre plus personnel...

- Oh ! Désolée…

- Ne le sois pas…

Il pose alors sa main sur la mienne et la serre doucement. Je n’avais pas réalisé que nous étions seuls et si proches dans la petite salle de repos. Ses yeux ont l’air tellement tristes que je ne peux m’empêcher de lui prendre la main à mon tour.

- Si jamais tu as besoin d’en parler, je suis là.

Déformation professionnelle. A moins que ce ne soit autre chose ?

Quelques jours plus tard, nous nous retrouvons afin de passer une semaine ensemble : cette période va allier découverte de métiers, randonnée, challenge sportif, pique-nique et feu de camp. L’installation se passe dans la bonne humeur et la découverte des autres.

L’initiation aux métiers de l’agriculture est plus une corvée qu’autre chose pour nos jeunes : aucun ne prétend un jour travailler dans ce domaine. Giovanni essaie de les convaincre à travers les différents débouchés qu’il pourrait y avoir, rien y fait.

- Il n’empêche les gars… Si il n’y a plus personne pour planter vous allez manger comment ? Sans compter les tonnes de viandes que vous engloutissez... je ne peux m’empêcher de souligner.

- Madame… Où est-ce que vous avez vu des ados manger des légumes ? rigole Joyce. A part les frites bien entendu...

- Joyce… Les frites sont faites à partir de quoi à ton avis ? je soupire exagérément.

Tout le monde part dans un rire général. J’entends ici et là “ des pommes de terre andouille !” , “ des carottes aussi !”, “patates douces !”

- Il faut donc les… Planter ! Et d’ailleurs… Les pommes de terre ne sont pas un légume mais un féculent ! Ne vient pas crier quand tu ressembleras à un cachalot sur le point d’accoucher à force de te nourrir de mal bouffe !

Le fou rire gagne les adolescents qui se payent la tête de Joyce, qui vaincu rit aussi, parce que “madame t’a clashé gars !” Bastien et Giovanni au lieu de m’aider se joignent à l’hilarité générale.

Le lendemain, nous voyons les métiers de la sécurité : cela les intéressent un peu plus. Après avoir vu et participé aux différentes manœuvres des sauveteurs du feu ou encore des vigiles, je me retrouve punie pour avoir, et je cite Giovanni, “mis le bazar dans ma démonstration d’hier” donc je vais servir de cobaye durant les différentes sessions suivantes.

Génial.

Giovanni est l’instructeur : tout d’abord self défense. Je fais office tantôt d’agresseur, tantôt d’agressée. Me voilà dans le rôle d’un méchant qui cherche à poignarder sa future victime de vol. Je fais mine d’attaquer : malgré mon mètre soixante-quinze et mes nombreuses heures de musculation, Giovanni me désarme et me plaque au sol au moins de quinze secondes. Bon après tout, il est plus grand et plus entraîné que moi… mais n’empêche, je sens une pointe de déception. J’aurai aimé pouvoir résister un plus... Il me maintient uniquement avec son genou posé dans le creux de mon dos, sur mes mains. Je peux à peine bouger.

- Je t’ai eu, koneko-chan...

Un frisson me parcourt lorsqu’il me murmure ces mots à l’oreille. J’espère que c’est passé inaperçu…

Me voilà maintenant dans le rôle de la victime, fermement tenue par le sergent-chef un bras dans le dos et un couteau en plastique pointé sur ma gorge. Je suis censée me débattre : je me tortille donc du mieux que je peux et Giovanni resserre son emprise sur moi. Il m’attire malgré moi contre lui et…

Non, c’est impossible…

Je sens comme... une… érection ? Il me semble pourtant totalement impassible et donne les mouvements à effectuer au jeune en face de moi pour me libérer, sans me blesser.

Je suis malgré tout troublée. Très troublée.

Le quatrième jour est consacré à une randonnée d’environ dix kilomètres : pas très grande marcheuse je soupire déjà avant de commencer.

- C’était quoi ce gros soupir ? me demande Giovanni.

- On ne peut pas dire que la randonnée soit ma passion…

- Si tu es fatiguée, je te porterai…

Je n’ai même pas eu l’occasion de riposter que déjà il prenait la tête de notre petite troupe. Je marche d’abord avec mon groupe de jeunes qui braillent à qui mieux, mieux, lançant ici et là des blagues plus ou moins salaces. Ils n’arrêtent pas de me faire rire. A un moment, je n’arrive plus à suivre la cadence et ralentis, jusqu’à me retrouver en queue de peloton. Stéphane s’y trouve déjà : nous discutons de nos jeunes, jusqu’à ce que la côte nous oblige à faire attention à notre respiration.

J’aperçois Giovanny qui nous attend à une bifurcation.

- Tout va bien derrière ?

- Oui, oui ne t’inquiète pas…

Nous le rejoignons à l’entrée d’un petit sentier boueux. Stéphane passe devant nous. Je m’appuie un instant contre un arbre, cherchant frénétiquement ma bouteille d’eau dans mon sac. Giovanni s’approche et met une main sur le tronc.

- Ma proposition de te porter tient toujours tu sais… me chuchote-t-il à l’oreille, ses lèvres si proches de mon lobe qu’elles pourraient le mordiller.

Interloquée, je lève mon regard vers lui : ses yeux bleu-vert sont remplis de malice… et d’autre chose. Je n’ose même plus respirer tellement son corps chaud est proche du mien.

- Dépêchez-vous en bas ou le vieux terminera son ascension avant vous ! hurle Stéphane quelques mètres plus loin.

Giovanni me fait un clin d'œil avant de me tourner le dos pour continuer la marche. Nous arrivons au sommet. Je suis exténuée… Petite pause déjeuner avant d’entamer la descente.

- Pour ceux qui le veulent, il y a un magnifique point de vue, un peu plus loin. Mais faites attention ! Le sol est glissant ! annonce le sergent-chef.

Je m’assois au soleil pour tenter vainement de me préserver du froid. Je regarde mes jeunes, il semblerait que des couples se soient formés… Ce n’est pas la meilleure des choses : rien de pire qu’une séparation pour casser un groupe. Enfin, pour l’instant je laisse faire, on verra bien.

C’est le dernier soir. Des quatres référents, il ne reste que moi : il faut dire que je n’ai ni mari ni enfant qui m’attendent à la maison. Autant rester avec mes ados. Nous nous retrouvons autour d’un feu de camp, avec au menu brochettes et marshmallows. Les différentes randonnées et les activités sportives auront eu le mérite de rapprocher nos jeunes. Même venant d’horizons très divers, ils ont réussi à s’apprécier et même à s’entraider. Ne restent que quelques électrons libres : l’intello et le gay. Enfin, supposé gay : les garçons s’en méfient un peu mais ne le lâchent pas pour autant. Mais il est bien moins intégré.

Assise près du feu, je les regarde jouer à des jeux stupides comme action ou vérité. Je ris toute seule et soudain un petit vent glacial souffle. Je frissonne et me recroqueville sur moi-même, cherchant un peu de chaleur. Une couverture tombe sur mes épaules, accompagnée de deux bras puissants qui s’attardent plus que nécessaire.

Je lève les yeux et rencontre les prunelles bleu-vert de Giovanni. A quelques centimètres de mon visage. Je retiens mon souffle. Il finit par s’asseoir à côté de moi et enlève ses bras de mes épaules.

- Fait plutôt froid ce soir non ? me demande-t-il, une nuance moqueuse dans la voix.

- J’avoue que mes 27 degrés me manquent ! je lui tire la langue.

- C’est le dernier soir… me dit-il en souriant avec nostalgie. Ils ont l’air de bien s’amuser non ?

- Oui il semblerait… Ça va me manquer de ne pas les avoir dans les pattes du matin jusqu’au soir...

Je me laisse tomber à la renverse et regarde le ciel étoilé. Il est splendide : le temps est dégagé et une lune pleine éclatante de blancheur veille sur nous.

- C’est magnifique ! soupirai-je.

- Effectivement. Magnifique est le mot qui convient. Et à moi aussi ça va me manquer...

Je pars pour ajouter quelque chose lorsque je réalise qu’il ne regarde pas le ciel… mais moi. Je me sens rougir. Encore heureux qu’il fasse sombre. Je resserre tout de même les pans de la couverture autour de mon visage.

- Inutile de cacher ce joli minois… Il est gravé centimètre par centimètre derrière mes paupières.

- Sergent-Chef Luchita ! Arrêtez de draguer notre référente adorée ! Votre femme ne sera pas contente ! cria Joyce, mi-amusé, mi-sérieux.

Je me prends une douche froide. C’est vrai, Giovanni ne nous l’a pas caché : il a quelqu’un dans sa vie. Je me relève un peu brusquement et me dirige vers le groupe d’ados en me moquant de Joyce.

- Bah quoi Bertin ? Jaloux ?

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