[A4] Scène 12 : Aliane

9 minutes de lecture

Aliane, Pr. Aristide Withingus, Alvare, Lorène Lenoir


Ae 3894 – cal. II

Aliane hurla. Lenoir n’eut pas le temps de réagir : le sol s’ouvrit sous ses pieds et elle disparut.

Quelques secondes plus tard, un Alvare armé d’un antique tromblon entra en trombe dans la chambre :

« Vous ici ! Aneth a vu... »

Mais il ne tenait plus personne en joue et resta stupidement campé sur le seuil.

« Où est-elle ? Elle est ici, je le sais ! »

Tout en se tournant vers Aliane pour poser sa question, il s’aperçut enfin que cette dernière n’était pas dans la bonne chambre.

« Qu’est-ce que… Oh ! Ne me dis rien. »

Aliane sentit qu’il était inutile de s’expliquer. Elle faillit se fâcher de ses insinuations et lui dire la vérité, mais alors elle se souvint de son étrange aventure nocturne et comprit. Elle se jeta au bord du lit : pas de trace de portail. La dimension, ou plutôt le pommeau de canne du professeur, avait avalé son imprésario. Mais cela, personne ne devait le savoir.

« El-elle est sortie ! s’exclama-t-elle soudain. Je l’ai vue… Sauter par la fenêtre ! Aristide s’est lancé à sa poursuite ! »

Alvare se pencha par la fenêtre ouverte pour tenter de les apercevoir. Évidemment, il ne vit personne.

« Je vais tout de même appeler le poste de la garde pour qu’ils quadrillent…

— Non ! C’est inutile ! s’empressa de lui répondre Aliane. Le professeur Withingus a été maraudeur, il sait retrouver les fugitifs en cavale. Je… Je pense que tu peux lui faire confiance. Va, il reviendra bientôt. »

Enfin, elle parvint à se débarrasser de lui. Elle referma immédiatement la porte en priant pour qu’il ne changeât pas d’avis, puis se jeta par terre, à l’endroit où Lenoir s’était trouvée peu de temps avant.

« Professeur ? murmura-t-elle en toquant discrètement contre le plancher. Vous m’entendez ? »

Il avait forcément dû les entendre, elle et Lenoir, pour réagir aussi vite. Contre toute attente, rien ne se produisit. C’était sûr : Pour qu’on l’entendît depuis le pommeau, il eut fallu que ce dernier soit dans les parages. Elle aurait dû y penser.

Aliane resta assise par terre, désœuvrée. La voilà débarrassée de son embarrassante imprésario, mais elle aurait voulu connaître le fin mot de l’histoire. Y avait-il lieu de s’en inquiéter ? Ces deux-là avaient des comptes à régler, ils reparaîtraient sans doute une fois leurs explications terminées. Néanmoins, Aliane se sentait frustrée de ne pas pouvoir assister à leurs échanges. Dans un autre temps, elle n’en aurait eu que faire mais, l’âge avançant, elle devenait curieuse. Il eut été pertinent d’entendre ce qu’ils avaient à se dire, elle y aurait peut-être vu plus clair. Et surtout, elle aurait pu confronter leurs propos. Savoir lequel des deux mentait, ou s’ils avaient tous les deux dit la vérité. Jusqu’ici, elle avait toujours nourri l’intuition que Lenoir lui cachait quelque chose, mais les explications d’Aristide ne tenaient pas debout. Lenoir n’avait jamais mentionné l’Erynie, pas plus que n’importe qui à Vambreuil, sans compter que cette dernière n’était plus recherchée depuis longtemps et n’avait jamais fait parler d’elle. Ce pouvait-il donc que…

Aliane chuta.

Tout changea : la gravité, la lumière, le décor. Elle tomba sur le professeur plus qu’elle ne fut réceptionnée par lui. Le choc le propulsa en arrière et ils se vautrèrent tous deux sur le sol du cabinet.

« Oh ! Je-je suis confuse ! Vous n’avez rien ? »

Aristide bégaya. Plus de peur que de mal. Comme elle était assise sur lui, Aliane se releva maladroitement, mortifiée et honteuse, tandis qu’il s’enquerrait à son tour de son état.

« Lorène Lenoir s’est infiltrée chez nous durant la nuit, exposa-t-elle avec précipitation. Non, c’était ce matin. Elle a dû passer par la fenêtre. J’ai à peine eu le temps de la voir.

— Je suis tombée sur elle… Ou plutôt non, c’est elle qui m’est tombée dessus, comme vous, quand j’ai voulu sortir de mon cabinet, raconta à son tour Aristide. J’ignore ce qu’elle fait là mais elle va devoir en répondre.

— Qu’avez-vous fait d’elle ?

— Je l’ai enfermée, indiqua-t-il en désignant l’une des nombreuses portes de placard qui couvraient les murs de la pièce ronde. Aucune chance qu’elle n’en sorte si je ne l’ai pas décidé. Mais je ne m’attendais pas à vous voir ici à votre tour. Je m’excuse pour ce remue-ménage de si bon matin, après la nuit que vous avez passée. »

Il lui sourit avec bienveillance et elle le considéra avec circonspection. Hormis ses traits fatigués, rien ne trahissait l’état dans lequel elle l’avait laissé : le voilà habillé, coiffé et rasé de près. Le cabinet, en revanche, était sens dessus dessous.

« Pardonnez le désordre, glissa-t-il en suivant son regard. Dame Lenoir et moi avons eu un léger démêlé à son arrivée. J’ai dû… lui expliquer où se trouve le placard. »

Au milieu des traces de lutte que l’Espace effaçait tant bien que mal, Aliane remarqua l’étui d’un instrument de musique sur la table. Elle était pratiquement certaine qu’il ne se trouvait pas là la veille. Surtout, la forme lui était familière.

« Vous n’êtes pas blessé ? lui demanda-t-elle distraitement en s’approchant de l’étui.

— Non, et elle non plus, d’ailleurs. Pourtant, elle s’est défendue. Mais peut-être devrions-nous retourner chez votre frère. Il a dû avoir vent de ce qu’il s’est produit, il va se faire du souci.

— Qu’est-ce que cela fait ici ? »

Aliane venait d’ouvrir l’étui. La forme ne l’avait pas trompée : un théorbe. Le théorbe de Stanislas.

« Je n’en ai aucune idée, admit Withingus par-dessus son épaule. Lenoir l’avait avec elle. Je ne la savais pas musicienne.

— C’est à mon fils. »

Elle sortit l’instrument et l’observa sous tous les angles. Aucun doute : c’était bien le théorbe qu’Aneth et Karl avaient offert à Stanislas. Son cœur s’emballa. Elle avait eu raison de s’inquiéter.

« Ouvrez ce placard, ordonna-t-elle. Il faut que je parle à Lenoir tout de suite.

— Comment ? Mais elle...

— Ouvrez le placard ! tonna-t-elle. Ouvrez-le, il faut que je sache ce qu’elle a fait à mon fils ! »

Aristide s’exécuta et le placard s’ouvrit à la volée. Lorène Lenoir s’écrasa à leurs pieds, mugissant et se débattant farouchement malgré le bâillon et la corde qui la tenait ligotée. Obéissant toujours à Aliane, le professeur assit l’intruse sur une chaise et retira l’entrave sur ses lèvres. Elle débita aussitôt une volée de jurons qu’Aliane fit taire d’un revers de la main.

« Qu’avez-vous fait à Stanislas ? Répondez ! »

Lenoir la toisa d’un œil hagard. Si Aristide avait été pris au dépourvu par ce geste de violence, il l’était sans doute bien moins qu’elle.

« Mais répondez, bon sang !

— Eh bien, Aliane, commença l’autre avec un rictus narquois. Je pensais que vous seriez... »

Une deuxième gifle tomba qui manqua de la faire choir de sa chaise. Aliane la bourra de coups. Withingus s’interposa pour la retenir et l’inviter au calme. Ils ne sauraient rien si elle ne la laissait pas parler. Aliane se débattit, le rejeta. Touché à son fils. On avait touché à son unique fils, son fils qu’elle avait défendu bec et ongles contre Édouard et sa lubie de n’avoir que des filles, Édouard et sa fosse avaleuse d’enfants, Édouard le salaud qui avait arraché son cadet dans la nuit pour le jeter, le tout petit paquet qui pleurait, pleurait, pleurait de faim et de sommeil et de peur, peur qu’il ne comprenait pas lui qui n’était au monde que depuis un jour. Et voilà que Stanislas va connaître le même sort, voilà Édouard qui recommence, qui reprend le petit paquet, le tout petit paquet silencieux et endormi qu’elle garde contre elle, qu’elle ne veut pas lâcher parce qu’elle sait, elle sait ce qu’il va faire mais qu’il ne refera pas, il ne le fera pas parce qu’elle va lui crever les yeux, lui casser les deux bras, les jambes et le nez s’il recommence, et recommence, et recommence, et recommence la boucle des cinq minutes pour l’empêcher de partir et d’emmener le tout, tout petit paquet, recommence jusqu’à ce qu’elle…

« Aliane ! Aliane, regardez-moi ! »

Aristide lui tenait le menton et la fiole d’eau spirituelle au-dessus des yeux. La crise avait passé.

« Bah merde, souffla Lenoir derrière lui en crachant un mollard sanglant. Moi qui pensais que des vacances lui feraient du bien. »

Et comme elle ricanait, Aliane sentit la colère l’aiguillonner de nouveau. Son fils, qu’avait-elle fait à son fils ? Elle essuya rageusement les larmes d’encre sur ses joues, se levait déjà pour l’attraper au collet. Le bras d’Aristide lui barra le chemin.

« Un instant. Je m’en occupe. »

Il signa. Une nouvelle fiole émergea d’un tiroir quelconque et arriva dans sa main. Il la déboucha aussitôt et en aspergea le contenu un peu partout et surtout sur Lenoir.

« Qu’est-ce que vous faites ? maugréa cette dernière. Il n’y a rien dans votre bouteille.

— Si : des phéromones. »

Il signa encore. La fiole s’envola pour rejoindre le jardin au-dessus d’eux. Après quelques minutes, six paires d’yeux apparurent par l’ouverture.

« Saperlotte, jura Lenoir, soudain effarée. Elle est ici.

— Où vouliez-vous qu’elle soit ? »

La Créature Prohibée s’avança sur le plafond. Dans ses six prunelles noires se reflétaient son ancienne montreuse ficelée à sa chaise, un filet de sang s’écoulant de son nez. Lenoir la vit venir avec méfiance.

« Attendez un peu, s’alarma Aliane. Les phéromones, c’est pour…

— Je ne peux vous le dire : je suis encore en train d’expérimenter, prévint Aristide. Wilhelmina ne répond évidemment pas à l’appel de son prénom, donc il faut bien que je trouve d’autres stratagèmes. Celui-ci fonctionne plutôt bien, pour l’instant. »

La créature s’avançait toujours vers la captive, se dandinant d’un pas sur l’autre au bout de ses deux longues jambes-aiguilles. Aliane retint son souffle. Allait-elle s’en prendre à Lenoir ? La large bouche jusqu’alors humaine s’ouvrit, laissant surgir deux gros morceaux de chair noirs aux reflets mordorés, au bout desquels s’agitaient les petits crochets.

« Dame Lenoir, commença Aristide. Je sais l’attachement que vous avez pour cette créature et je sais aussi que vous aimez les échanges de bons procédés. Voilà donc ce que je vous propose : vous nous dites ce que vous avez fait du jeune garçon de dame Aliane et, s’il est en vie, je consentirais à vous rendre votre ancien gagne-pain. Dans le cas contraire, je ne réponds pas de ce que cette créature vous fera. »

Wilhelmina essuya sans ciller ses deux yeux du revers de ses petits bras. En dessous d’elle, Lenoir la fixait avec appréhension et attente. Une lueur maligne brillait dans son regard et qu’Aliane reconnut sans mal. Elle avait quelque chose derrière la tête.

« Eh bien ? » s’impatienta Withingus.

Au lieu de répondre, l’imprésario éclata de rire :

« Quel homme. Prêt à sacrifier sa progéniture pour la vôtre. Ne trouvez-vous pas cela mignon, Aliane ? »

Sa progéniture ?

Aliane sentit Aristide se tendre à ses côtés. Elle ne voyait là qu’une boutade adressée à un homme qui ne vivait entouré que de bêtes. Une taquinerie de plus, de quoi gagner du temps.

« Assez d’inepties, répliqua le professeur. Il s’agit de la vie d’un jeune garçon. Je vous demande de répondre. »

Lenoir ricana de plus belle. Au plafond, Wilhelmina ne bronchait pas. Aliane s’impatientait.

« Je vais répondre, temporisa Lenoir. Mais d’abord j’aimerais dire au sieur Withingus une chose que, j’espère, il retiendra : on n’apprend pas au vieux phasme à imiter les branches. Vous voulez marchander : soit, mais ce sera avec mes conditions.

— Parce que vous vous croyez en bonne posture pour les imposer ? se moqua Withingus.

— Je veux bien prendre le pari que ma chère bébête ne me fera rien, rétorqua-t-elle. C’est moi qui l’ai élevée. Je sais ce qu’elle mange et je sais qu’elle n’attaque que si on l’ennuie. Si je devais être franche, je dirais que je fais un meilleur parent que vous. »

Elle rit encore. Son insolence acheva d’agacer le professeur Withingus. Il fixait sa créature avec mécontentement. Peut-être hésitait-il à la stimuler davantage pour qu’elle s’en prit enfin à quelqu’un ? Aliane n’aimait pas beaucoup sa méthode et encore moins la métaphore voilée de Lenoir.

« Ça suffit, intervint-elle. Si c’est dans le but de marchander avec moi ou le professeur que vous avez pris Stanislas, je suis prête à me plier à vos conditions. Qu’attendez-vous en échange ?

— Ah ! Je savais que la Marquise serait plus raisonnable. Quoique l’espace d’un instant, j’en ai douté. »

Aliane serra les poings. Une fois encore, elle se soumettait, mais il en allait de la vie de Stanislas. Peut-être même de celle d’Hortense.

« Je dois vous avertir, toutefois, reprit Lenoir. Il n’y a que le professeur qui peut me donner satisfaction.

— Aliane, je…

— Parlez, il avisera », insista Aliane.

L’imprésario sourit encore. La Chronologue en tremblait. Finirait-elle donc par parler ?

« Voici ma demande, annonça enfin Lenoir. En échange, je dirai où est le garçon. Tout ce dont j’ai besoin, c’est de confirmer une rumeur au sujet de ce cher professeur. Et d’une certaine Anastasia Wolke. »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Vi Portal ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0