[A4] Scène 13 : Stanislas

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Stanislas

Ae 3894 – cal. II

Essoufflé, Stanislas remontait d’un pas pressé l’étroite rue empruntée la veille. La lumière bleu vif du globe-aquarium sur sa gauche lui éclatait à la figure. Sous les lentilles, ses yeux irrités réclamaient le sommeil.

Il retrouva au bout de la ruelle le boulevard qui reliait le centre à la gare. Cette dernière n’était pas difficile à reconnaître : un immense bâtiment blanc rectangulaire dont la façade de plusieurs étages, soutenue par une série de colonnes, était ornée d’un immense « GARE DE SIREMSIS » en lettres sombres. Dans l’ombre des arcades, cis entre une boutique et une brasserie au rez-de-chaussée, il aperçut le large escalier qui permettait d’atteindre le hall principal. Il s’élança dans cette direction, espérant seulement ne pas croiser le frère d’Erika en chemin.

Ils avaient discuté toute la nuit. De beaucoup de choses. Stanislas avait veillé à ne pas trop en dire sur lui pour ne pas se trahir. Heureusement, la propension d’Erika à monopoliser la parole l’avait beaucoup aidé. À force de bavardages, les deux enfants avaient gardé le lit plus tard que prévu. Les coups d’un gardien à la porte les avaient mis en branle. Caché dans la salle d’eau, Stanislas avait attendu qu’Erika fût descendue vérifier ce qu’il se passait. À son retour, cette dernière avait annoncé, catastrophée, qu’il était déjà plus de dix heures du matin. Son frère avait averti qu’il serait là dans l’heure. En hâte et sans être vue, elle avait reconduit Stanislas jusqu’au passage sous-terrain dans la salle des fêtes, avant de lui demander de l’attendre et de faire demi-retour. À son grand étonnement, elle lui avait rapporté une fiole d’eau spirituelle ainsi qu’un coupon lui permettant de demander un billet à la gare et une petite carte bleue. « C’est la carte du Club, lui avait-elle confié. Pour que tu puisses revenir. Je m’arrangerai avec Max pour que les hybrides comme toi puissent rentrer. Il ne pourra pas me le refuser. »

Stanislas en doutait mais savait-on jamais. Il avait caché la carte, la fiole et le coupon à l’intérieur de son manteau avant de saluer une dernière fois Erika et de retourner à l’ascenseur. Le poids de la petite fiole dans sa poche le comblait d’allégresse : il pourrait soigner sa sœur ! Peut-être même soigner sa mère même si c’était moins sûr. Elle pouvait mal réagir et lui demander où il avait trouvé cela. Et puis elle en avait sans doute moins besoin d’Hortense qui, elle, saurait garder le secret.

Il y avait du monde à la gare. Stanislas se fraya un chemin entre les voyageurs jusqu’aux panneaux d’affichage. Il crut cauchemarder : aucun train n’allait à Vambreuil. Un autre panneau avertissait qu’en raison d’une grève des cheminots et de conditions météorologiques catastrophiques, la station-ville n’était plus desservie pour une durée indéterminée.

En proie à la panique, il se reprit soudain : pourquoi rentrer alors qu’il pouvait retourner en la Versatile ? Il pourrait toujours expliquer à sa mère que Lenoir avait essayé de l’enlever pour l’emmener loin de Vambreuil. Et puis, depuis Siremsis, le trajet serait bien plus court. Il vit qu’un train desservant La Maldavera partait justement bientôt. Ayant demandé son chemin, il se hâta de chercher un guichet pour échanger son coupon contre un billet. Sur place, il fut pris de sueurs froides :

« Ce coupon est au nom de dame Erika Loïs Welock, lui montra la guichetière. Tu n’as pas trop la tête de l’emploi, mon garçon. Je peux savoir où tu l’as trouvé ? »

Stanislas bredouilla. On ne voulut pas le croire lorsqu’il prétendit qu’elle lui avait prêté : un coupon nominatif, cela ne se prêtait pas. Il risquait d’avoir des ennuis s’il l’avait volé. Et le temps qui filait, emportant avec lui ses chances d’attraper son train à temps. La guichetière parlait d’appeler les Welock pour confirmer le vol. Il se prépara à prendre la fuite mais, en tournant les talons, il se heurta à une femme qui le dévisagea longuement.

« Tu es Stanislas d’Overcour ? », voulut-elle savoir.

L’intéressé déglutit. Il n’avait jamais vu cette femme auparavant. Rasés sur le côté gauche, ses longs cheveux châtains aux mèches blond pâle tressés balayaient son épaule. Son visage était constellé d’éphélides et ses yeux verts ne trahissaient aucune étrangeté.

« Réponds-moi, s’il te plaît, répéta-t-elle. Es-tu Stanislas d’Overcour, le fils d’Aliane d’Overcour ? Je suis une amie de ta mère. Tu n’as rien à craindre. »

Il n’osait toujours pas répondre, ni la croire. Sa mère n’avait jamais évoqué une quelconque amie résidant dans le Réseau. L’inconnue n’en fit rien, apparemment convaincue que c’était bien lui, le fils de la Marquise. Elle leva les yeux vers la guichetière :

« Ce garçon est avec moi.

— Il a volé un coupon nominatif, ma dame.

— C’est un malentendu, il a dû le trouver par terre. À quelle heure part le prochain train vers Altapolis ?

— Dans un peu moins de dix minutes. Vous avez les droits requis pour prendre un billet ? »

L’inconnue fouilla une sacoche à sa ceinture et en sortit un portefeuille en carapace de criquet. Elle en tira une petite carte pliée en trois dont Stanislas reconnut la forme : sa mère utilisait un document semblable pour récupérer des vivres à la commission de Vambreuil. La guichetière le consulta et hocha la tête.

« Deux billets pour Altapolis ? récapitula-t-elle.

— C’est ça. On descendra à la Station d’Aestas. Je vous remercie. »

La transaction effectuée, elle prit Stanislas par l’épaule et l’entraîna vers les escaliers du quai numéro 2. Stanislas tenta une fois de lui échapper. Elle l’attrapa fermement par les épaules et l’obligea à la regarder droit dans les yeux :

« Écoutes-moi bien. Je travaille pour l’Intérieur. On nous a informé que l’imprésario de ta mère t’a fait quitter ton domicile tard hier soir. Tu as été recherché toute la nuit. Ta mère est au courant, elle doit rentrer à Vambreuil dans la journée. On part pour l’Aiguillage, tu vas l’attendre là-bas sous bonne garde.

— M-mais c’est bloqué !

— Pas d’inquiétude, un vaisseau doit être affrété dans le Cœur pour vous reconduire chez vous. On va se rendre à la Station d’Aestas et attendre qu’il arrive. Ensuite, quand ta mère et Alvare arriveront, vous décollerez pour Vambreuil. Entendu ? »

Stanislas acquiesça. Il n’avait pas vraiment le choix. Ce n’était pas comme s’il avait les moyens d’aller ailleurs. Quoique inconnue, cette femme déployait des trésors de clarté pour avoir sa confiance. S’il s’avérait qu’elle travaillait vraiment pour l’Intérieur et qu’elle disait vrai au sujet du retour de sa mère, il serait sans doute plus prudent de la suivre.

Les sièges qu’elle leur avait réservés se trouvaient en première classe, dans des wagons compartimentés réservés aux officiers, les mêmes que ceux empruntés lors de leur arrivée dans le Réseau. La femme le fit asseoir et prit place face à lui après avoir refermé leur cabine. Ils n’attendirent pas longtemps avant le départ du train. Stanislas savait que le trajet lui-même ne serait pas long. Si sa mémoire était bonne, ils devaient normalement descendre au prochain arrêt. Cela lui laisserait tout juste le temps de comprendre qui était cette femme. Il la détailla longuement – son étrange coiffure, sa cape de voyageuse, son pantalon sombre et ses chaussures aux semelles épaisses – avant d’oser lui parler :

« Vous vous appelez comment ?

— Tu peux m’appeler Psi, répartit-elle après une seconde d’hésitation. Ce n’est pas mon vrai nom mais c’est comme ça qu’on m’appelle, à l’Intérieur. C’est le nom d’un papillon.

— Ils vous ont envoyé pour me chercher ?

— Ils me l’ont proposé, oui. J’ai accepté tout de suite. J’étais… curieuse de te rencontrer. Tu ressembles beaucoup à ta mère, Stanislas.

— C’est vrai que vous êtes son amie ? »

Elle haussa les épaules. Son regard vert se perdit dans le Vide, par-delà le hublot.

« Nous étions amies, oui. Autrefois. Ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue. Je sais qu’elle a demandé de mes nouvelles, mais... c’est compliqué.

— Elle n’a jamais parlé de vous.

— Ah bon ? Quoique c’est sans doute mieux comme ça. Les choses sont si… Compliquées, ces derniers temps. »

Elle marqua une pause, s’humecta les lèvres, se frotta le nez. Elle avait un gros nez rond qui dénotait avec ses grands yeux et ses traits réguliers.

« Alvare non plus ne vous a jamais parlé de moi, si ?

— Non, dénia Stanislas. Vous connaissez aussi oncle Alvare ?

— Oncle Alvare... »

Elle sourit, amusée. Puis s’assombrit.

« Oui, je le connaissais. De l’histoire ancienne. D’ailleurs, je préférerais que tu ne leur parles pas de moi. Surtout pas à Alvare. Il n’a pas besoin de savoir qu’on s’est vu, toi et moi. C’est d’accord ?

— D’accord. Je dirai rien.

— Qu’est-ce que tu as dans la poche ? »

Il sursauta. Elle avait dû remarquer qu’il soutenait la petite fiole à travers son manteau. Elle en écarta vivement le pan et découvrit l’eau spirituelle et le carton bleu dans sa poche intérieure. Ses traits se durcirent.

« Qu’est-ce que tu fais avec ça sur toi ? C’est de l’eau spirituelle. Tu n’es pas censé en avoir !

— J-Je l’ai trouvée, se défendit-il. Je l’ai pas volé, je le jure.

— Ouais, comme le coupon avec lequel tu as essayé de récupérer un billet, c’est ça ? »

Elle s’empara du petit carton bleu et lut les lettres dorées imprimées dessus :

« Club des Abysses. C’est quoi, ça ? L’endroit où tu as passé la nuit ?

— N-non, c’est…

— Cette Erika Welock, dont il était question au guichet, releva-t-elle soudain. C’est elle qui t’a donné tout ça ? D’où ça vient ? »

Comme il rechignait à parler, elle lui assura que sa mère n’en saurait rien. Il lui raconta donc comment il avait échappé à Lorène Lenoir à la gare de Siremsis, puis sa rencontre avec Erika et l’endroit où elle l’avait conduit. Psi lui posa plusieurs questions sur ledit Club, notamment sur la salle des fêtes et ce que lui avait raconté Erika à propos de son frère. Stanislas la supplia en échange de le laisser garder la fiole :

« Ma sœur est très malade. Ma mère ne sait pas quoi faire pour la soigner. Je veux essayer de la guérir avec ça. Je vous laisse le carton à la place, si vous voulez, ça permet de rentrer là-bas. Mais l’eau, j’en ai vraiment besoin. »

Psi le dévisageait avec suspicion.

« On t’en a donné ? Je veux dire : Tu en as consommé toi-même ?

— Non ! Je sais même pas comment ça marche.

— Comment tu comptais guérir ta sœur, dans ce cas ?

— Je… Je sais pas. Si je lui en mets sur les mains, peut-être que ça peut marcher ? »

La voix du chef de bord résonna dans les hauts-parleurs. Ils arrivaient à la Station d’Aestas. Après une ultime hésitation, Psi lui rendit le flacon.

« Ça devrait marcher, oui, confirma-t-elle. Je garde la carte, en échange. Ta mère ne saura rien, tu peux compter sur moi. Par contre, je vais devoir en parler à mes supérieurs. Ce qui se fait dans ce Club des Abysses ne me paraît pas normal. L’eau spirituelle est une ressource extrêmement précieuse, de plus en plus difficile à trouver et qui ne doit pas être utilisée sans une bonne raison. Il y a des gens, au Sanatorium, qui dépendent de cette eau pour rester en vie, tu comprends ? Des gens gravement malades, comme ta sœur. »

Elle lui serrait l’épaule tout en lui disant cela et le fixait d’un air concerné. Ses yeux brillaient. Stanislas s’attendit à la voir pleurer et crut discerner deux formes rondes, discrètes, autour de ses pupilles.

Des lentilles ?

Le train arriva à quai et ils s’empressèrent de descendre. Psi ne lui adressa plus la parole jusqu’à ce qu’ils atteignissent le dernier étage de la gare, pratiquement désert. L’inconnue les fit sortir sur une grande esplanade où plusieurs aéronefs de petite envergure attendaient, amarrés. Le vent froid les assaillit immédiatement, obligeant Stanislas à se pelotonner sous son manteau et à tenir sa casquette. À l’abri des regards, Psi sortit de sa sacoche un petit coléoptère doré qu’elle percha sur son avant-bras. D’une pression du bout du doigt, elle fit déployer les ailes du petit insecte et parla près de lui :

« Agent Psi pour le Général Gallérie. J’ai retrouvé le fils d’Overcour. J’attends un vaisseau à la Station d’Aestas. Terminé. »

Elle pressa de nouveau sur les ailes du coléoptère qui s’envola aussitôt. Stanislas le regarda s’éloigner à toute vitesse et disparaître dans la brume. Surprenante technologie !

« Le vaisseau sera là d’une minute à l’autre, assura Psi. Pour ta mère, je ne sais pas quand elle pourra être là. Ils devraient la prévenir rapidement de ton retour. Au fait, n’oublie pas : pas un mot à mon sujet.

— Elle devrait vous reconnaître, de toute façon, objecta Stanislas.

— Je ne reste pas, lui apprit Psi. Dès que le vaisseau sera là, je te confierai à mes collègues et je rentrerai chez moi.

— Ils me feront rien, vos collègues, si ?

— Non, sourit-elle. Ce sont des soldats du régiment de la colonelle Fourmi, que tu as déjà vue. Ils vous connaissent bien, ta famille et toi. »

La pendule dans le hall derrière eux indiquait midi passé lorsqu’un vaisseau atterrit effectivement sur le toit de la gare. Stanislas reconnut le capitaine Abeille qui descendait à leur rencontre. Lui et Psi échangèrent quelques mot à voix basse puis, après un dernier clin d’œil au jeune garçon, celle-ci enfila un casque et des grosses lunettes avant de s’éloigner vers le bord de la piste. Elle accéléra le pas jusqu’à la course, comme si elle comptait s’élancer dans le vide. Stanislas la suivait des yeux, intrigué, mais alors elle disparut subitement, comme si la brume l’avait mangée.

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