[A4] Scène 7 : Stanislas
Stanislas, Lorène Lenoir
Ae 3894 – cal. I
Malgré la nuit avancée, la gare n’était pas déserte. Ouvriers et cheminots faisaient des allées-venues dans le hall, de lourdes banderoles encore repliées sur l’épaule. En pénétrant dans le bâtiment, Stanislas avait noté la présence d’amas de sacs, tonneaux, caisses et autres matériaux divers devant l’entrée. Des barricades en construction. À l’intérieur, les employés de la compagnie ferroviaire s’étaient groupés autour de barils pour boire le café ensemble. Il régnait une atmosphère étrange, un mélange d’excitation et de fatigue. Le jeune garçon avait encore les oreilles bourdonnantes de son choix cornélien, mais il put distinctement entendre les mots « grève », « déneigement » et « tyran » ricocher entre les murs de la gare.
Un homme en imperméable les accosta alors qu’ils approchaient du quai. Il semblait à Stanislas qu’il les suivait depuis qu’ils avaient quitté l’immeuble.
Lorène Lenoir dégaina ses tickets :
« J’emmène ce garçon retrouver sa mère à La Maldavera.
— Vous êtes au courant qu’il n’y aura peut-être pas de train retour ? Les cheminots ont l’intention d’arrêter de dégeler les voies jusqu’à nouvel ordre.
— Raison de plus pour partir maintenant », balaya nonchalamment l’imprésario.
L’inconnu ne parut pas vouloir leur céder le passage pour autant. D’un geste discret, il écarta un pan de son long manteau. Stanislas aperçut l’insigne de l’Intérieur briller sur le revers.
« Je regrette, ma dame. Ce jeune homme va devoir rester ici. »
L’intéressé déglutit. Lenoir poussa un soupir impatienté mais ne se laissa pas démonter :
« C’est très mignon de votre part de vous soucier de lui. Je me permets toutefois de vous rappeler que sa mère aussi est frappée d’indignité et supposée rester ici. Or, elle est actuellement à l’extérieur du Réseau pour cause de congés et ne doit revenir que dans six jours. Vous pensez que cette histoire sera résolue d’ici là ?
— Ça va dépendre de la bonne volonté du bourgmestre, répartit l’agent en civil. Je serai vous, je ne m’y fierais pas trop. »
Nouveau soupir sous le large chapeau noir. Stanislas les regardait l’un l’autre sans savoir que faire. Peut-être valait-il mieux rentrer ? Sa mère préférerait sans doute mille fois le savoir à la maison, à jouer du théorbe ou à lire un livre, plutôt qu’en compagnie de cette intrigante à négocier pour un train. Il essaya de s’éclipser mais la main de Lenoir agrippa son épaule.
« Écoutez, si le bourgmestre est trop bête pour servir les intérêts de sa station-ville, grand bien lui fasse, mais je doute que le sénéchal partage son sentiment, exposa-t-elle avec un agacement palpable. Il se trouve qu’il est justement en vacances avec ma vedette en la Versatile. Je ne pense pas qu’il ait très envie de se mettre la justice à dos, ni de manquer à ses obligations. Quand il saura ce qui se passe, il fera des pieds et des mains pour être de retour et régler le problème.
— Je pense que vous ne saisissez pas… »
Elle voulut passer. L’homme leva la main pour l’arrêter. Elle s’écarta farouchement.
« C’est vous qui ne saisissez rien, jeune crétin, l’invectiva-t-elle. Les Overcour ont peut-être des obligations envers la justice mais moi je suis libre d’aller et venir comme bon me semble. Et pour votre gouverne, je pense que votre régiment devrait me remercier plutôt que de me chercher des poux comme vous êtes en train de le faire : il me semble que j’ai fait preuve de coopération et rendu de fiers services à votre colonelle, ces derniers temps. J’ai bien le droit à une petite faveur, en échange, non ? »
Sans attendre de réponse, elle le repoussa pour accéder aux quais, sa poigne toujours cramponnée à l’épaule de Stanislas qui se laissa guider sans rien dire. Il restait encore près d’un quart d’heure avant le départ mais il s’engagèrent dans le train en vitesse. Lenoir le poussa dans les allées entre les sièges à pas soutenu. Elle jeta à plusieurs reprises des coups d’œil par la vitre.
« Baisse-toi et continue d’avancer sans qu’on te voit », ordonna-t-elle.
Il ne se le laissa pas dire deux fois, imité par la fémine derrière lui. Tous deux franchirent une passerelle entre deux wagons avant de continuer leur progression sans qu’il ne sût où cela les menait. Après une seconde passerelle, Lenoir l’obligea brusquement à s’asseoir.
« Là. S’il rapplique, je te ferai signe et tu iras te cacher là-dedans, fit-elle en indiquant les sanitaires à proximité. Compris ? »
Il hocha la tête, de moins en moins sûr d’avoir fait le bon choix. La fémine s’assit en face de lui et il osa lui demander à voix basse :
« O-on va toujours à La Maldavera ?
— Mais oui, bien sûr, répartit-elle d’un ton impatient. Tiens, regarde : tu n’as qu’à prendre ton billet, c’est écrit dessus. Comme ça, si on te contrôle et que je ne suis pas là, tu as ce qu’il faut. »
Cette prévenance tranquillisa momentanément le garçon. Il glissa le ticket dans sa poche et garda ses bras resserrés autour de son théorbe jusqu’au moment du départ. Les minutes s’égrenèrent lentement avant que le train ne daignât se mettre en marche, à moitié vide. Tout en regardant la gare défiler sous ses yeux puis disparaître, Stanislas eut une pensée pour sa sœur. Il l’avait laissée toute seule. Elle qui l’avait toujours protégé. Il se consola en pensant au plateau qu’il avait laissé dans leur chambre, au cas où, même si cela faisait plusieurs jours qu’Hortense ne mangeait presque plus rien.
Personne ne vint les déranger jusqu’à leur arrivée dans la Station de Ver, où ils descendirent précipitamment. Le jeune garçon n’eut pas l’occasion de s’attarder sur les motifs floraux qui décoraient la gare. Lenoir le pressa à travers les escaliers mécaniques et les hall vides pour attraper leur correspondance. Au moment de se présenter pour l’embarquement, ils eurent droit à une nouvelle altercation :
« Ce n’est pas dans ce train que vous deviez embarquer, remarqua le contrôleur. Votre correspondance était à la Station d’Aestas, juste après.
— Je me suis trompé, prétendit Lenoir avec aplomb. Ça arrive. Et puis le trafic est perturbé, ça n’aide pas.
— C’est vrai qu’avec cette météo de bousier, on a eu plusieurs retards, concéda l’agent. Mais il me semble que le train en provenance de Vambreuil était à l’heure.
— Vous êtes mal renseigné, le contredit-elle. Une grève est en train de se monter, là-bas. On a failli ne pas partir.
— J’ai entendu parlé de ce préavis de grève, mais il me semble justement que votre train était l’un des derniers à partir sans…
— Puisque je vous dis que non ! »
Devant l’insistance de la voyageuse, le contrôleur céda et les laissa accéder au quai. Juste à temps. À bord, Lenoir les installa près de la sortie. Ce train-là était plus rempli que le précédent. Stanislas s’en sentit quelque peu rassuré, malgré le bourdonnement de plus en plus entêtant dans ses oreilles. Ce changement de correspondance ne lui plaisait pas du tout. Ou bien Lenoir s’était vraiment trompé – « ça arrive » – ou bien elle avait délibérément changé leur destination. Devant l’attitude tendue de l’imprésario, il n’osa pas réitéré sa question.
Ils descendirent finalement à la Station d’Aestas, où ils attendirent le prochain départ pour La Maldavera pendant plus d’une heure. Heure qu’ils passèrent dans un recoin de la gare, à l’abri des regards, sans s’adresser la parole. Ou presque. Depuis leur position, Lenoir guettait les allées-venues, sur le qui-vive. Stanislas ne l’avait jamais vu ainsi. Elle d’habitude si nonchalante.
« Avec cette correspondance ratée, on va arriver tard, lâcha-t-elle soudain. Je n’aimerais pas troubler le sommeil de ton oncle et de ta mère, sinon je sens que je vais encore être reçue. Je connais quelqu’un qui habite à proximité de La Maldavera et qui a l’habitude de me voir débarquer à des heures indues. Nous n’aurons qu’à lui demander l’hospitalité en arrivant, qu’en dis-tu ? »
Il en pensait qu’il n’avait pas du tout envie de mettre les pieds chez un ami de cette fémine, en particulier si ce dernier s’avérait être aussi infréquentable. Cependant, il hocha la tête en signe d’assentiment. Le sourire mielleux, quoiqu’un peu pincé, de l’imprésario fit son grand retour.
« Nous irons chez les Overcour le lendemain, c’est promis. »
Une promesse qui sonnait faux. Tandis qu’ils quittaient leur retraite à marche forcée, Stanislas réfléchit à un moyen de lui fausser compagnie.
Au moment d’embarquer, le personnel de la gare leur resservit la même scène et la propriétaire du Brigadier le même discours avec succès. Ils prirent à nouveau place près de la sortie que le jeune garçon guetta avidement. Tant que les portes étaient ouvertes, il avait une chance de sortir. Ou peut-être valait-il mieux attendre d’être en la Versatile pour s’enfuir ? Lenoir craignait peut-être d’être mal accueillie à cette heure tardive, mais pas lui. Un coup d’œil à la fémine au chapeau noir le fit déglutir. Ses yeux verts étaient rivés sur lui. Nul doute qu’au moindre geste de sa part, elle l’harponnerait pour le faire rasseoir dérechef. Il renonça jusqu’au prochain arrêt.
À leur arrivée à Siremsis. un voyageur peu amène vint les déloger :
« Vous voyez bien, ma dame, argua-t-il en montrant les numéros de place imprimés sur les billets. Vous n’êtes pas assise à la bonne place. Vous n’êtes même pas dans le bon train !
— C’est vrai ! Ça alors, quelle étourdie je fais ! » s’excusa-t-elle avec force bonhommie avant de saisir le jeune garçon pour libérer leurs sièges.
Ils passèrent devant la sortie. Le chef de bord annonçait la fermeture des portes. Sans plus réfléchir, Stanislas profita que la main de l’imprésario n’eût pas encore resserrée sa prise pour se dégager et franchir l’ouverture. Juste à l’instant où les portes se fermaient. Il fut brutalement arrêté dans son élan. Quelque chose le tirait en arrière. Lenoir avait attrapé l’étui de son théorbe.
« Eh là ! Où crois-tu aller comme ça ? »
Dans un élan de panique, Stanislas défit la bandoulière de son étui et bondit vers le quai où il se réceptionna douloureusement, avant de s’éloigner en courant. Après plusieurs foulées, il se retourna pour voir son wagon s’éloigner, Lorène Lenoir tapant contre la porte close.
Bon débarras.
L’accablement d’avoir laissé son cher instrument derrière lui moucha son soulagement. Traînant des pieds, il revint vers le hall de la gare et se mit en tête de rentrer. Au mur, une grande horloge au cadran de marbre indiquait minuit moins le quart. Il ne savait trop que faire ni où aller. Les panneaux d’affichage au-dessus de lui n’indiquaient aucune destination connue. Hormis les agents de la gare, il n’y avait presque personne pour le renseigner. Stanislas sortit de sa poche son billet et le contempla un instant. Il n’avait pas la répartie de sa ravisseuse et ne comprenait décidément rien à toutes ces correspondances. Il n’avait aucune chance de convaincre les contrôleurs. Et puis, il avait entendu dire à l’école que les enfants qui erraient dans les gares finissaient dans des foyers ou des orphelinats, d’où ils ne sortaient plus jamais avant d’avoir été adoptés. Bien sûr, sa mère ne le laisserait pas dans cette situation si cela venait à lui arriver mais… Et si elle ne le retrouvait pas ? Et si elle le retrouvait, que lui dirait-elle ? Elle serait affreusement paniquée, en colère. Peut-être même qu’elle ne viendrait jamais le chercher. Il avait toujours été un fardeau, pour elle, après tout.
Tout à ses sombres réflexions, il s’aperçut bientôt de la présence d’une jeune fille de son âge devant un autre affichage, non loin. Elle aussi semblait tout à fait esseulée. Comme si ses parents l’avaient abandonnées là, partis pour ne jamais revenir, et qu’elle restait malgré tout à les attendre. Une de ces orphelines qu’on enfermait dans des foyers. Autour d’eux, les reflets de l’aquarium géant qui encerclait la station-ville jetait des reflets cristallins.
Convaincu de sa théorie mais incertain de sa démarche, Stanislas prit son courage à deux mains et décida de l’aborder.
« Quoi ? lança-t-elle avec animosité. Qu’est-ce que tu veux ? »
Alors qu’elle se retournait pour lui faire face, il eut un mouvement de recul. Moins que son attitude agressive, ses yeux pleins de larme l’avaient pris au dépourvu. Des yeux rose bonbon, brillant dans le clair-obscur de la gare. Une néantide.
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