[A4] Scène 8 : Stanislas
Stanislas, Erika Welock
Ae 3894 – cal. II
« Oui, c’est ça : Erika. Erika Loïs Welock. Ma famille a fondé une des colonies de l’Abondante, il y a longtemps. Mon frère et moi, on y retourne souvent, surtout depuis que je suis censée étudier à l’Institut. Ne le dis à personne mais je n’y ai plus remis les pieds, depuis la première fois. Mon frère leur fait croire que je suis malade et que je dois aller au Sanatorium Waltman, pas loin d’ici, pour ne pas Dégénérer. Il dit qu’à l’Institut, ils nous apprennent n’importe quoi. Le problème, c’est qu’ils nous surveillent. Ils savent qui suit leurs cours et qui les sèchent. Alors, pour ne pas me faire repérer, mon frère me fait voyager très tôt ou très tard. J’ai donc pris le dernier vaisseau pour Rumpleston, aujourd’hui, mais il est arrivé encore plus tard à cause de cette histoire d’avarie dont je t’ai parlé. Ça a décalé tous mes trains ! J’ai eu de la chance de pouvoir rentrer à Siremsis à temps : j’avais peur d’être bloquée sur l’Aiguillage. J’aurais été obligée de trouver un endroit où dormir à Altapolis, et on m’aurait forcément emmenée à l’Institut. J’ai eu si peur… En plus, je n’aime pas trop rentrer chez moi toute seule, la nuit. Y a plein d’homines louches qui traînent dans le coin. Mon frère dit que les homines, c’est tous des violeurs. Mais toi, tu as l’air gentil. C’est quoi ton nom, au fait ?
— Euh… Nemo. Et je suis pas un homine. »
Erika s’écarta brusquement de lui. Ses yeux roses lançaient des éclairs. Stanislas ne la connaissait que depuis quelques minutes mais il l’avait déjà vu changer d’état d’âme deux fois en un claquement de doigts.
« Dis pas n’importe quoi, cracha-t-elle. Tes yeux brillent pas dans le noir. Et puis ils sont super banals. T’es pas un néantide… Si ? »
Il déglutit. Il avait décidément l’art et la manière de se mettre dans le pétrin.
« Je… Pas vraiment. Je-je suis un hybride. Ma mère est une fémine, mais mon père…
— Sérieux ? s’exclama-t-elle, de nouveau enjouée. Un vrai hybride ? Incroyable ! Tu es le premier hybride que je rencontre, Nemo ! Oh, c’est si classe ! Et en plus, tu es tellement mignon… Mais c’est quoi, un hybride, au fait ? »
Elle lui reprit le bras et ils poursuivirent leur chemin comme si de rien n’était. Stanislas avait le tournis. Ou bien étaient-ce ses acouphènes qui lui sciaient le crâne au point de lui donner des vertiges ? Que lui avait-il pris de prétendre qu’il n’était pas un homine ? Cela ne faisait aucune différence, finalement. Elle aurait très bien pu le croire, autant que son faux nom. Il ne savait trop pourquoi celui-là, d’ailleurs. Nemo était le nom du luthier auprès duquel Mariel avait trouvé leurs premiers instruments, à lui et Hortense. Il ne l’avait jamais rencontré.
Tout en écoutant à moitié ses explications embrouillées, la dénommée Erika le conduisait à travers Siremsis, dont les édifices blancs et gigantesques étaient illuminés de mille feux dans la nuit. Cela et l’aquarium qui l’enserrait conféraient décidément à cette station-ville un air féerique. Erika prétendait vivre sur place avec son frère, un certain Maximilien, qui avait dû rester en l’Abondante pour affaires et ne rentrerait que le lendemain. Stanislas n’avait pas vraiment compris dans quoi ce dernier travaillait – une sorte de commerce, ou bien était-ce un lieu de rendez-vous ? Entre les lumières de la ville, le brouhaha de la rue et le bruit blanc continu dans ses oreilles, il n’était pas certain de ce qu’il avait entendu, et encore moins de ce qu’il avait compris. La seule chose dont il était sûr, c’était qu’Erika avait à tout prix besoin d’être raccompagnée chez elle et qu’a priori, elle lui faisait confiance. Cela lui suffisait.
Suivant d’abord la direction du centre-ville, Erika les fit dévier au dernier moment pour passer derrière un impressionnant pâté d’immeubles dont les façades lisses étaient décorées de bas-reliefs en forme d’arabesques grandioses. Stanislas se raidit en apercevant la rue dans laquelle ils étaient sur le point de s’engager : encaissée entre ces édifices et la paroi de l’aquarium géant, elle était à peine éclairée, peu entretenue et bien moins fréquentée. Un vrai coupe-gorge, à première vue. Il commençait à comprendre pourquoi la jeune néantide n’aimait pas rentrer seule chez elle.
« C’est par là, indiqua-t-elle. À un moment, il y a une cabine téléphonique en panne mais, en fait, c’est un ascenseur. On va le prendre. J’habite en-dessous.
— En-dessous… En-dessous de quoi ? De la cabine ?
— Bah… Oui. »
Elle le dévisagea comme s’il était idiot. Stanislas n’était finalement plus très sûr de vouloir l’accompagner. Il n’avait pas fait faux bond à Lenoir pour passer la nuit dans un égout. Mais avait-il une meilleure option ?
La rue était jalonnée de portes de services et de poubelles prêtes à déborder. Devant certaines, des hommes et des femmes en bras de chemise ou tablier blancs fumaient une cigarette ou devisaient entre eux. Ils se taisaient dès que les deux enfants passaient devant eux et les dévisageaient avec curiosité avant de retrouver le fil de leur conversation. Erika les regardait à peine. Arrimée au bras de son nouveau camarade, elle le tirait à travers les ombres bleues jusqu’à la fameuse cabine téléphonique. Une pancarte « hors service » en barrait l’accès. La jeune néantide la souleva pour se glisser à l’intérieur. Stanislas se montra plus hésitant.
« T’es pas obligé de me suivre, lui fit remarquer Erika en le voyant si indécis. C’est le quartier des néantides, là-dessous. C’est plus tranquille. Je peux y aller seule.
— Euh… D’accord. Mais… Mais moi, je vais où ?
— Bah j’en sais rien, cracha-t-elle. T’as qu’à rentrer chez toi.
— Attends ! C’est loin, chez moi ! »
Mais elle lui claquait déjà la porte au nez. Au bord du désespoir, Stanislas tambourina contre la paroi, se retournant par intermittence vers la rue sordide qu’ils venaient de traverser. Il ne se voyait pas faire le chemin en sens inverse tout seul. En fait, il ne se voyait aller nulle part seul. À son soulagement, Erika finit par rouvrir, la mine lasse :
« Écoute, j’aimerais rentrer chez moi et dormir.
— Je ne peux pas venir avec toi ? Je ne connais personne ici, et puis il n’y a plus de train pour revenir où j’habite. S’il te plaît, aide-moi !
— Mon frère ne veut pas d’homi...- d’hybride chez lui ! J’ai pas envie de me faire engueuler !
— Je me ferais tout petit, promis. Et je repartirai très tôt demain. Comme ça, ton frère n’aura pas le temps de se rendre compte que je suis là.
— C’est surveillé, chez nous ! Tu vas te faire dénoncer ! Nemo, j’ai pas envie d’avoir des problèmes. »
Elle gémissait, à présent. Des larmes étaient prêtes à couler de ses beaux yeux roses en amende. Stanislas s’en voulut presque d’implorer son hospitalité, mais c’était cela ou retourner à la gare et se faire embarquer pour le foyer.
« S’il te plaît, insista-t-il à mi-voix. Après ça, tu n’entendras plus jamais parler de moi. T’auras même pas besoin de me raccompagner à la gare, demain. »
Il la fixa de longues secondes, arborant son regard le plus implorant. Le genre de regard qui faisait craquer sa mère dans l’instant. Erika montra à peine plus de résistance.
« Bon. D’accord, soupira-t-elle. Mais t’as pas intérêt à te faire remarquer ! »
Elle l’enjoignit de la suivre. En refermant derrière lui, Stanislas se rendit compte que la porte de la cabine ne pouvait pas être fermée à clé. S’il l’avait su plus tôt, il se serait contenté de suivre la jeune fille à l’intérieur au lieu de pleurnicher dehors. Erika le ramena à l’instant présent en l’attirant brusquement vers le centre de la cabine qui tangua légèrement sous leurs pieds, puis elle tira une grille entre eux et la sortie avant d’actionner un vieux levier grinçant. L’ascenseur se mit en branle. Plongés dans l’obscurité, les deux enfants ne pipèrent mot le temps de la descente. Stanislas n’osa pas soutenir le regard méprisant qui luisait dans sa direction. Il devait faire profil bas s’il voulait rentrer chez lui en un seul morceau.
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