[A4] Scène 9 : Aliane
Aliane, Pr. Aristide Withingus
Ae 3894 – cal. II
« Maman ?
— Oui, ma trotteuse ?
— Papa m’a dit un secret…
— Ah oui ? Lequel ?
— Il m’a dit que tu pouvais voir l’avenir. C’est vrai ? »
Rire mystérieux.
« Oui, c’est vrai.
— Est-ce que tu peux voir le mien ?
— Si tu veux. »
Aliane a bientôt sept cycles. Ses petits doigts forcent pour maintenir le judas ouvert.
« Tu as le droit de me poser trois questions.
— Chic ! »
Elle réfléchit un instant.
« Est-ce que, quand je serai grande, je serai une grande chanteuse ?
— Peut-être bien, oui.
— C’est vrai ?
— Attention, tu n’as que trois questions !
— Ah ! Oui ! Oublies celle-là, je vais en poser une autre… Est-ce que, quand je serai grande, on sera tous sauvés et qu’on ne sera plus obligés de vivre dans les forêts ?
— Peut-être bien, oui.
— Tu réponds toujours comme ça ! Dis oui ou non !
— Si tu deviens une grande chanteuse, c’est que oui, nous serons sauvés. Pour devenir une grande chanteuse, il ne faut pas vivre cachée.
— Chic ! Et ma troisième question… Hum… Est-ce que... Quand je serai grande, est-ce que j’aurai un amoureux ?
— Ah ça, oui ! Et je peux même te dire à quoi il ressemble.
— C’est vrai ? Ah, mais… J’ai déjà posé mes trois questions.
— Ce n’est pas grave. Regarde. »
Mouvement dans la pénombre, puis l’Ombre se glisse dans la lumière. Première apparition. Elle porte un vieux haut-de-forme percé, une canne rafistolée à anse ronde et une écharpe de laine verte tricotée grossièrement. Elle se pavane dans le halo, affublée de ces étranges attributs, sous le regard éberlué d’Aliane.
« Il sera comme ça, chantonne-t-elle. Avec un beau chapeau, une belle canne à pommeau et une belle écharpe verte ! Et puis de beaux yeux verts, aussi.
— Waah ! Mais… Il m’aimera vraiment ? Beaucoup ? »
L’Ombre retire son chapeau d’un geste théâtral et fait une révérence avant de lever les yeux vers le judas. Aliane lutte pour ne pas refermer le clapet quand elle croise son regard : Ses yeux sont plongés dans un noir d’encre. Encre qui dévale ses joues telle une cascade obscure. Ces yeux, ces yeux qu’elle n’oublierait jamais, ne la regardent pas. Ils semblent voir à travers elle, au-delà d’elle. Une chose qu’eux seuls peuvent voir.
« Par-delà la Mort, mon enfant. Tant que le Cycle de l’Essence se perpétuera. »
Aliane a le souffle coupé.
(Ces paroles… Pourquoi lui faisaient-elles si peur ? Étaient-ce des paroles de mère ?)
L’Ombre la fixe toujours, le menton levé vers elle, sourire béat sur sa bouche édentée. En dessous, son corps maigre et pâle est celui d’un pantin désarticulé.
« Mais n’oublie pas, mon enfant, lui fait-elle promettre du fond de son regard vide. L’œil noir du Destin te regardera toujours dans l’ombre ! »
Aliane lâche le judas qui se rabat brusquement. L’Ombre se tait à jamais.
Aliane se réveilla dans le présent. Des amas noirs lui bloquaient la vue. Les larmes maudites dévalaient ses joues humides, contaminaient ses draps trempés de sueur, étouffaient ses sanglots de terreur. Ce n’était pas un rêve. Elle n’avait pas dormi. Sa Mémoire capricieuse l’avait encore renvoyée dans le passé, dans ce souvenir exécrable qu’elle fuyait en vain.
« Il sera comme ça. »
C’est moi. C’est moi qui ai demandé à savoir si…
Un amoureux. Une bête question de fillette. Sa mère avait été incapable de répondre à toutes ses questions, mais pas à celle-ci. Elle savait qu’Aristide viendrait.
« Par-delà la Mort, mon enfant. Tant que le Cycle de l’Essence se perpétuera. Mais n’oublie pas, mon enfant... »
Aliane secoua la tête. Se débattit, se recroquevilla sur elle-même pour lutter contre le puits sans fond qui menaçait de l’avaler. Sortir. Il lui fallait sortir d’ici, mettre fin à cette interminable chute. Elle se redressa. Aristide Withingus surgit devant elle.
« Un instant ! Aliane, pouvez-vous me... »
Elle poussa un cri. Que faisait-il dans sa chambre ? La violer ? La tuer ? Elle tomba du lit, rampa à reculons contre un mur. Un mur rond. Le lit étroit. Du bois partout.
Ce n’était pas sa chambre.
« Où…
— Juste un instant ! la pria-t-il, une étrange fiole à la main. Ce ne sera pas douloureux.
— Laissez-moi tranquille ! »
Où était-elle ? Un puits de lumière béait au centre de la pièce. Un puits… Une trappe. Elle était au fond de la cave ! Et l’Ombre était là, qui tentait de l’attraper, ses yeux dégoulinant d’Essence dégénérée !
« L’œil noir du destin te regardera toujours dans l’ombre ! »
Convulsion. Le monde sombra encore et, cette fois, elle n’en reviendrait pas, elle resterait là, au fond de cette cave où l’Ombre mortifère la tiendrait prisonnière pour toujours de ses souvenirs et de son avenir insensé dont elle ne connaîtrait jamais le fin mot si ce n’était la mort dans d’atroces souffrances, quoiqu’elle n’en savait rien puisque, tout à coup, la lumière revint, trouble et trempée. De l’eau.
« Aliane ? Vous me voyez ? »
Oui, elle le voyait. Très nettement, même. Ses yeux verts vitreux. Les mèches noires qui tombaient sur son front inquiet. Ses traits tirés. Son pyjama rayé sous sa robe de chambre vert olive – les boutons de sa chemise n’étaient pas attachés aux bonnes encoches – et la lumière derrière lui, immense, puissante lumière chaude venue du paradis.
Des livres !
Aliane se redressa. Aristide recula tandis qu’elle s’avançait sous le faisceau. Ils étaient au fond d’un monde télescopique, dans une chambre ronde au-dessus de laquelle se trouvait un jardin – rond – dont l’herbe grimpait sur les murs avant de laisser la place à une gigantesque salle – ronde encore – couverte de ce qui ressemblait à une formidable bibliothèque. Tous ces livres, qu’elle apercevait avec une acuité que sa myopie n’aurait pu lui permettre sans...
« Aliane ? Vous… Vous vous sentez bien ? »
Aliane posa son pied nu sur la première marche. L’escalier au centre de la chambre montait dans une circonvolution d’acajou et d’arabesques de fer forgé. Elle le suivit et atteignit le jardin. De curieuses lanternes y flottaient dans un clair-obscur apaisant et un parfum de verdure. L’herbe verte et tendre donnait envie d’être foulée. Aliane y fit quelques pas et leva les yeux. L’escalier continuait son ascension jusqu’à l’autre bout de cette singulière dimension sans que rien, à partir de lui, ne permît d’approcher les livres prisonniers des murs. Ni échelle, ni passerelle. Les milliards d’univers qui peuplaient ces étagères demeuraient hors de portée.
« Euh… Aliane ? Puis-je... »
Depuis le jardin, Aliane contemplait ce spectacle sans s’en lasser, ignorant la douleur dans ses cervicales à force de garder le nez levé. Quelque chose descendait de la bibliothèque, arrivait sur elle avec la lenteur et la grâce d’un ange.
Suis-je... morte ?
Elle ne bougea pas, encore troublée de contempler tout cela avec autant de précision. Le petit ange faisait glisser entre ses deux longues jambes – pattes ? - un fil de soie quasi imperceptible dont l’autre bout devait être là, quelque part, au « plafond » de la bibliothèque. Ses pattes – jambes ? - noires s’arrêtaient au niveau des genoux et se prolongeaient par deux appendices semblables à des aiguilles ; l’un d’entre eux, le gauche, était visiblement fait de métal et relié par une articulation mécanique. Et la créature continuait sa descente la tête en bas, une touffe de poils noirs en guise de tignasse. Dessous, Aliane aperçut bientôt deux gros yeux ronds – non, six yeux, deux grands et quatre petits – qui surmontaient une bouche entièrement prise par deux chélicères boudinés aux reflets chamarrés dont les deux pointes crochues tournées l’une vers l’autre bougèrent lorsqu’elle se trouva nez à nez avec elle.
« Qu... Wilhelmina ! Ne... »
La néantide et la créature se dévisagèrent comme deux bêtes curieuses, sans se toucher, sans montrer le moindre signe d’agressivité. Aliane détailla longuement ce corps difforme, cette touffe de poils hirsute, ces six yeux ronds et noirs, ces deux bras trop courts, ces deux jambes trop longues, ce buste étroit enrubanné de tissu noir et ces deux filaires hérissés sur ses fesses d’où sortaient le fil baveux. Ce n’était ni une aragne, ni un être humain.
« Une Créature Prohibée ? »
Elle se retourna vers Aristide. Ce dernier disparut dans l’étage inférieur où elle l’entendit vomir.
Commentaires
Annotations
Versions