[A4] Scène 10 : Stanislas
Stanislas, Erika Welock
Ae 3894 – cal. II
La cabine s’arrêta en cahotant. Après l’avoir une dernière fois intimé à la discrétion, Erika ouvrit le passage vers un couloir sombre le long duquel couraient d’énormes tuyaux, des sortes de canalisations. Un parfum de gaz et d’eau stagnante flottait dans l’air moite. Stanislas eut soudain l’impression de ne plus savoir où était le sol et où était le plafond. La forme cylindrique du couloir ne l’aidait pas à se repérer, et la facilité déconcertante avec laquelle Erika se déplaçait le long de toutes ces parois encore moins. Ils pouvaient marcher indifféremment de tous les côtés, comme si une matière adhésive sous leurs chaussures leur permettait d’avancer la tête en bas. Ou plutôt comme s’il n’y avait pas d’envers.
Stanislas se gratta la gorge.
« Euh… On est où exacteme... »
Erika se retourna vivement et lui asséna un « Chut ! » aussi brutal que si elle l’avait giflé, puis ils poursuivirent. À quelques pas de là, le couloir-tube fit un coude. Ils prirent cette direction et se retrouvèrent dans une impasse. Le passage, illuminé par de faibles diodes, était gardé par un verrou en forme de volant. Erika sollicita son aide pour le faire tourner. Tandis qu’ils s’activaient, Stanislas tendit soudain l’oreille. De l’autre côté de la paroi, il lui semblait percevoir des coups rythmés dont les vibrations se répandaient le long des canalisations. Il finit par comprendre.
De la musique.
Il essaya de mieux capter les sons étouffés mais Erika s’agaça :
« Eh ! Qu’est-ce que tu fiches ? Aide-moi ! »
Au prix d’un grand effort, ils soulevèrent le verrou et libérèrent le passage. Erika se hissa de l’autre côté et se retourna pour l’aider à en faire de même. Tout en lui tendant la main, Stanislas eut tout à coup le sentiment qu’elle le regardait d’en haut. La trappe se trouvait pourtant sur une surface verticale. Quand il la rejoignit, la gravité le rappela à l’ordre : le passage qu’ils venaient d’emprunter n’était pas percé dans un mur mais bien dans le sol. Stanislas resta un moment à genoux sur le carrelage, passablement désorienté, tandis qu’Erika pestait tout en refermant la trappe sans son aide. Puis il écouta de nouveau. Quoique lointaine, la musique leur parvenait plus distinctement.
La pièce autour d’eux ressemblait à un débarras ou une réserve. Des étagères en métal pleines à craquer couvraient les murs. Un balai faillit l’assommer quand Erika passa près de lui pour sortir. Il se précipita à sa suite et fut immédiatement assailli par la puissance du son lorsqu’elle ouvrit la porte. De l’autre côté, l’air était saturé d’alcool, d’aeria, de rires et de lumières chatoyantes. Ils venaient d’entrer dans un espace luxueux, tout de marbre, de nacre et de dorures, où une fête battait son plein malgré l’heure avancée. Erika ferma la porte, sur laquelle une pancarte « PRIVÉ » dissuadait quiconque d’entrer, et lui fit signe de la suivre. Ses regards méfiants et sa mine tendue lui rappelaient l’attitude de Lorène Lenoir quelques heures plus tôt. Sauf que cette fois, il savait pourquoi elle se comportait ainsi. Il enfonça un peu plus sa casquette sur ses boucles et la tête dans ses épaules, espérant la discrétion. La curiosité l’emporta cependant sur sa prudence et il risqua un premier coup d’œil alentour.
Ils traversaient une sorte de hall tout de marbre blanc liseré d’or et peu fréquenté. L’essentiel des festivités avait apparemment lieu à l’étage inférieur – le marbre en tremblait sous leurs pas jusque dans leurs cœurs. Au centre de cet espace, à intervalles réguliers, de larges ouvertures rondes dans le sol laissaient dépasser d’énormes sphères remplies d’eau et richement décorées. De gros aquariums dans lesquels des hommes et des femmes nageaient tout habillés, seuls ou à plusieurs, dans une étrange euphorie. En contrebas, une foule d’inconnus dansaient, parlaient, chantaient ou buvaient dans la pénombre zébrée de faisceaux opalescents. Tout en progressant à pas précipités, les deux enfants croisèrent un couple qui trottaient en sens inverse, vers une salle sombre derrière eux. De lourds rideaux de velours en gardaient l’entrée. Les suivant du regard, Stanislas ne put s’empêcher de lever encore le nez. Il remarqua alors les formes qui affleuraient du plafond et par lesquelles filtraient une lumière tamisée. Tout en vitraux en losange, aux jointures dorées et aux teintes pastels, ces reliefs évoquaient le ventre de pisques ou d’aéronefs, selon que les extrémités suggéraient une hélice, la base d’une figure de proue, ou bien une nageoire caudale et une mâchoire entrouverte. Malgré les couleurs douces, il y avait quelque chose d’oppressant dans cette décoration, comme si l’on se trouvait au fond de l’eau et qu’un monstre marin pouvait plonger à tout instant sous la surface pour…
Erika tira brutalement Stanislas par la manche et lui adressa une œillade courroucée. Ce dernier était à ce point adsorbé dans sa contemplation qu’il en avait oublié qu’il ne fallait pas traîner. Penaud, il marcha sur les talons d’Erika mais il ralentit encore lorsqu’ils atteignirent l’autre bout du hall. Il y avait là une balustrade qui donnait un point de vue sur l’estrade et les musiciens, tous suants et jouant d’arrache-pied pour leur infatigable public. Somptueux, le fond de scène était décoré d’un arc de cercle de nacre bleu aux reflets turquoise, comme une gigantesque coquille ouverte. Stanislas eut bien voulu s’attarder encore un peu mais déjà Erika ouvrait une nouvelle porte qui donnait sur l’extérieur. Tout ce décorum n’avait rien à voir avec les autres salles qu’il avait pu fréquenter, qu’il s’agît du Brigadier ou du Celestino. Il se demanda soudain si sa mère avait pu se produire dans un tel endroit, jadis.
Dehors, Erika leur fit descendre un escalier et progresser le long d’un passage couvert caché derrière d’énormes lampes ovoïdes. L’allée longeait le bâtiment tout en encadrant une vaste cour à l’abri d’une verrière. Stanislas avait de plus en plus de mal à croire à tout ce qu’il voyait. Cette fois-ci, c’était bien des pisques, de vraies pisques de toutes les tailles et de toutes les espèces, qui nageaient au-dessus d’eux, par-delà la verrière dont les motifs circulaires déformaient les silhouettes sombres de ces créatures du Vide.
Au centre de la cour, trois mimosas en fleur. Erika s’interrompit et lui désigna discrètement un individu en costume noir qui attendait, immobile, à leurs pieds. Il ne semblait pas les avoir remarqués.
« Il ne faut pas qu’il te voit, prévint-elle à voix basse. Je dois aller lui donner quelque chose. Pendant ce temps, tu vas entrer et m’attendre à l’intérieur. Compris ? »
Elle lui indiqua l’édifice de l’autre côté de la cour et vers lequel ils se dirigeaient. Quelque peu inquiet de ce qu’il risquait de trouver à l’intérieur, Stanislas se contenta pourtant d’acquiescer. Il resta caché derrière les lampes le temps qu’Erika rejoignît l’inconnu. Après une courte attente, et tandis qu’elle éloignait le garde vers le lieu des festivités, Stanislas reprit sa progression prudente en sens inverse. Arrivé devant la porte, il l’ouvrit avec d’infinies précautions et mit tout autant de soin à la refermer. Alors, seulement, il remarqua qu’il était en apnée.
Désormais seul, Stanislas resta un instant pétrifié derrière un mur pour reprendre son souffle. Ce nouvel édifice était apparemment vide. Il régnait dans cette demeure immaculée une vague odeur d’eau salée. En s’avançant à pas légers dans le vestibule, il trouva bientôt un vaste salon pourvu d’un mobilier luxueux, tout en verreries nacrées et arabesques laitonnées. En somme, la décoration différait assez peu de la salle des fêtes. D’énormes poufs et coussins moelleux décorés de mosaïques avaient été dispersés un peu partout, conférant à l’ensemble un aspect confortable et accueillant. Voilà donc où Erika et son frère résidaient. Lui qui avait cru passer la nuit au fond d’un égout ne s’était pas attendu à un tel étalage de richesses. Quelles que fussent les activités de Maximilien Welock, elles étaient fort lucratives. Il baissa les yeux vers le carrelage lustré qui lui renvoya son reflet et culpabilisa soudain de marcher dessus.
Stanislas se prit à sursauter sans aucune raison. Il n’y avait pas un bruit dans la maison, mais peut-être le frère d’Erika était-il en train de dormir ? Il n’osa plus bouger de peur de le réveiller. Passèrent ainsi de longues minutes jusqu’à ce qu’il sentît ses jambes s’engourdir et éprouvât le besoin de savoir ce que faisait son hôtesse. Un coup d’œil discret par une porte vitrée : personne dans la cour. Toujours honteux de fouler le carrelage propre, Stanislas ôta ses chaussures et se glissa dans un coin. Il aurait sans doute mieux valu qu’il fît le tour des lieux pour s’assurer qu’il n’y avait personne mais il n’en avait pas le courage.
« Nemo ? Tu es là ? »
Erika. Stanislas quitta sa retraite et la trouva dans le vestibule. Elle lui indiqua les escaliers puis la porte de sa chambre qu’elle verrouilla à double tours derrière eux.
« Ici, on ne viendra pas nous chercher, assura-t-elle. Tu n’as qu’à poser ton manteau et tes chaussures dans ce coin. La salle d’eau est juste là, si tu veux. »
Elle lui désigna une pièce sur la droite. Stanislas y fit à peine attention, trop occupé à étudier la chambre. Après une brève investigation, il finit par comprendre où se trouvait le lit : un matelas rond dans une bulle opaque légèrement surélevée au milieu de la pièce. Il n’y avait apparemment que dans cette excentrique couchette que l’on pouvait dormir. Il préféra demander pour s’en assurer. Erika rougit violemment de sa question. C’était trop risqué de le faire dormir ailleurs. Stanislas accepta son sort nonchalamment. Jadis, à L’Harkoride, il avait partagé la couchette d’Hortense, plus rarement celle de Mariel quand son père était de mauvaise humeur. Il n’y avait qu’à Vambreuil qu’il avait pu disposer de son propre lit, mais pas du prestige d’avoir sa chambre à lui. Avec ses immenses lampes en forme de coraux, sa marqueterie dorée et son abondance de vêtements, produits esthétiques et bibelots en tous genres, la chambre d’Erika lui paraissait tout bonnement extravagante.
« Dis, tu avais dit qu’il travaillait dans quoi, déjà, ton frère ?
— Il est… commerçant, répartit-elle tout en essayant de mettre de l’ordre dans ses affaires. C’est pour ça qu’il fait tous ces voyages en l’Abondante. Ce que je t’avais expliqué, tu sais ? »
En vérité, il n’était plus très sûr de ce qu’il devait savoir. Ses oreilles s’étaient montrées capricieuses la première fois qu’ils en avaient parlé et les explications d’Erika restaient, somme toute, assez évasives.
« Et la grande fête, à côté ? C’est pour quoi ?
— Oh, ça ? Rien. Les gens font souvent la fête, ici. Max s’amuse avec eux quand il est là. C’est amusant comme fête. On s’y fait.
— Mais… Tous ces gens… Ils travaillent pour…
— Ah là là, tu me fatigues avec tes questions ! »
Elle partit se changer dans la salle d’eau et l’invita à aller dormir. Prudemment, le jeune néantide se glissa dans le lit sphérique. Il se demanda bientôt comment on pouvait dormir dans un endroit pareil, même si le matelas était plutôt confortable. Ce ne fut qu’allongé que la douloureuse évidence le rattrapa : il devrait dormir avec ses lentilles. Cela et la sensation d’être crasseux dans cette chambre de duchesse annonçaient une bonne nuit en perspective.
Erika finit par le rejoindre. Elle lui parut plus gênée encore et il craignit que ce ne fût lié à son hygiène. En vérité, c’était la perspective de dormir avec un garçon qui troublait sa camarade d’infortune. Quelqu’un lui avait dit, un jour, que le seul garçon qui aurait le droit de dormir avec elle devrait être son amoureux. Stanislas ne commenta pas cette affirmation.
« C’est curieux, ces grandes bulles, dans la salle de danse, remarqua-t-il à la place. Ça doit pas être pratique quand tu sors, t’es tout trempé… Les gens ne suffoquent pas, là-dedans ?
— Bien sûr que non, dénia-t-elle sur un ton dédaigneux. Les néantides peuvent respirer sous l’eau. Tu savais pas ? »
Première nouvelle. Stanislas ignorait qu’il en était lui-même capable, il n’avait jamais essayé. À la plage, sa mère lui avait toujours interdit de mettre la tête sous l’eau, à cause des lentilles. Il se promit d’essayer dès qu’il en aurait l’occasion.
« Tout le quartier est sous l’eau, lui rapporta alors Erika. C’est pour ça qu’il n’y a que des néantides ici. On est sur l’envers de Siremsis, il n’y a pas de bulle de protection ici. Quand tu sors dans la rue, tu nages avec les pisques.
— Ça veut dire que tu te trempes à chaque fois que tu sors en ville ? s’étonna-t-il avec une moue sourcilleuse.
— Il y a des passages souterrains entre les maisons, pour éviter ça. Mais oui, y a des gens qui sortent et qui nagent dehors, parfois. Puis y a des tenues spéciales. Bon, et toi ? Tu viens d’où ? Ils font quoi, tes frères et sœurs ? »
Embarrassantes questions. Voilà qui lui apprendrait à faire montre de curiosité. Lorsqu’il lui fit savoir qu’il vivait à Vambreuil, Erika fit la grimace : elle avait entendu parler de cette station-ville et pas en bien, évidemment. Il ne mentit pas quant à la profession de sa mère mais préféra taire son nom et minimiser les détails de sa carrière. Il avait bien une sœur, mais ils ne se parlaient pas beaucoup. Et son père ? En prison, bien sûr. Non, il n’était pas certain de l’en voir sortir un jour. Son père avait fait des choses très graves. Des choses qu’un néantide ne devrait pas faire. Mais il ne le regrettait pas beaucoup.
« Moi aussi, mon père a été enfermé, il y a longtemps, lui confia Erika. Il a été arrêté parce qu’il s’en est pris à quelqu’un, au Sanatorium, quand on lui a dit que ma mère ne pouvait pas être sauvée. C’est pour ça que Max n’aime pas l’Institut. Et moi non plus, d’ailleurs.
— Qu’est-ce qu’elle avait, ta mère, au juste ?
— Un truc de néantide : une Dégénérescence. Sa gorge était toute noire et elle crachait une espèce de… Je ne veux même pas y penser.
— Je suis désolé.
— C’est pas à toi de t’excuser. C’est l’Institut et le Sanatorium qui m’ont pris mes parents. Avec de l’eau spirituelle, elle aurait pu être soignée mais ils n’arrêtaient pas de dire qu’elle en avait assez pris !
— De l’eau spirituelle ? »
Stanislas se redressa, tout ouïe à présent. Il existait donc une eau capable de soigner les Dégénérescences. Une eau capable de guérir sa sœur. Et peut-être sa mère, même si son état semblait moins préoccupant. D’après Erika, cette eau était en effet usitée par le Sanatorium Waltman, à Siremsis, pour soigner les Dégénérescences mais, parce que soi-disant il en manquait, on n’y exposait les néantides malades qu’en faibles quantités, ce qui s’avérait souvent être insuffisant pour venir à bout de ce mal.
« Mais cette eau, reprit Stanislas, on ne peut en trouver qu’au Sanatorium ?
— Bien sûr que non. Ils vont la chercher quelque part, dans les dimensions. Le fleuve Zahril, en l’Abondante, en contient beaucoup. C’est pour ça que mon frère y va. Il récupère l’eau spirituelle dans le fleuve et la ramène ici, chez nous, pour que plus de gens puissent en profiter.
— C’est génial ! s’ébaudit alors Stanislas. Ça veut dire que je peux en trouver ici même !
— Pourquoi ? Tu en veux ? Mais tu n’es pas un néantide.
— Euh, non… Moi, non. Mais… C’est pour mon père. Il fait une Dégénérescence, lui aussi... À cause de la prison. Ça pourrait au moins l’aider à tenir un peu.
— Je croyais qu’il ne te manquait pas ! Et puis c’est impossible de voir quelqu’un enfermé au Clocher Noir ! Ah, et puis j’aurais pas dû te parler de tout ça ! Max se fâcherait s’il savait que…
— Il n’a pas à le savoir. Erika, cette eau aiderait vraiment mon père… Ou même qui que ce soit d’autre. Là où je vis, il y a des tas de néantides qui se portent mal et…
— Tu veux pas qu’on parle d’autre chose ? l’interrompit-elle. C’est stupide, cette histoire d’eau, j’aurais pas dû t’en parler. En plus, ça marche même pas sur une seule personne, alors ça ne servirait à rien de la donner à plein d’autres. Non, il vaut mieux que tu oublies. »
Et de la nuit, ils n’abordèrent plus le sujet.
Annotations
Versions