[A4] Scène 14 : Aliane

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Aliane, Pr. Aristide Withingus, Armageddon


Ae 3894 – cal. II

Aliane ôta ses chaussures, bravant l’inconfort que lui causèrent les galets brûlants, et laissa la mer lécher ses pieds. À midi, le radius n’était pas tendre : à midi, ses rayons dardaient la plage comme il se devait et le vent chargé des embruns peinait à atténuer sa chaleur. Tête nue et sans ombrelle, Aliane ne s’était pas souciée de s’en protéger lorsqu’elle avait décidé de déserter le déjeuner. Elle n’était pas d’humeur à partager son repas avec ces deux traîtres, là-haut, dans la maison perchée.

Une vague plus forte mouilla ses jupes. Grand bien lui fit, ce ne serait pas la dernière. L’océan Sans Nom de la Versatile avait la réputation d’être agité par tous les temps. Aliane clignait sans parvenir à distinguer plus nettement la brume cotonneuse de la Zone grise qui en barrait l’horizon. Ce devait être un navire, le point blanc qui se détachait au loin sur cette masse grisâtre. Si seulement l’eau soi-disant précieuse dont le professeur n’avait cessé de lui asperger les yeux avait pu faire encore un peu effet. Au lieu de quoi elle devait supporter la frustration en plus de sa myopie revenue. Cela et tout le reste.

Elle avait prêté à Aristide Withingus une jalousie obsessionnelle pour Anastasia Wolke. Parce qu’elle pouvait tordre l’Être sans limite et que lui ne pouvait en faire de même avec l’Espace. Parce qu’elle n’avait que faire du mal qu’elle pouvait causer à autrui là où il devait constamment marcher sur le fil. Surtout, elle était libre, en cavale, quand lui devait subir l’épiement constant du Grand Conseil. Que de bonnes raisons pour traquer cette fugitive sortie de l’escarcelle de la Société. Aliane n’avait osé croire qu’il eût pu y en avoir de meilleures. Elle savait, pourtant, de quelle sorte d’obsession étaient capables les hommes envers les femmes, en particulier celles qui demeuraient inaccessibles ou pouvaient les surpasser. Et si jalousie il y avait, ce ne pouvait être que la crainte de paraître moins intéressant qu’un autre aux yeux de l’objet désiré.

Wolke et Withingus avaient eu une liaison. Un amour tout à fait monstrueux, dont la créature hybride qui gardait le cabinet secret était le fruit pourri. Enfin, cela, le professeur l’avait dénié, n’ayant que peu de preuves de sa paternité. C’était là le seul fait qu’il avait refusé de confirmer. Aliane ignorait d’où Lenoir tenait ces nouvelles rumeurs – celle-là, décidément, devait avoir des oreilles partout dans le multivers. Aristide n’avait pas été en mesure de la contredire bien longtemps devant l’affluence de détails qu’elle avait donnés. Pas contredit non plus, le secret honteux d’avoir jadis permis à l’Érinye de quitter sa chambre pour disparaître dans le vaste monde. Et celui-là avait eu le culot de reprocher à Lazare d’Overcour ses avis de recherche intempestifs ! Aliane n’avait pas toujours approuvé les décisions de son père adoptif mais, dans cette affaire, elle lui concédait le point.

Et tout cela pour quoi ? Pour entendre que cette malmignatte des enfers avait égaré Stanislas à Siremsis ! Pas la moindre idée d’où il avait pu aller !

Aliane mordit son gant pour ne pas hurler sa colère à la mer. Le simple fait d’imaginer son fils – son tout petit garçon, celui qu’elle avait dû protéger contre vents et marées – tout seul dans une station-ville inconnue, la faisait mourir de rage et de désespoir. Et s’il avait tenté de sauter dans un autre train pour rentrer à Vambreuil, et s’était fait embarquer pour on ne savait quelle destination ? Et quid d’Hortense, laissée seule aux prises avec ses crises de tremblement, trop faible pour se débrouiller ? Et si quelqu’un, là-bas, à l’Intérieur, avait forcé l’entrée de l’appartement pour s’enquérir de son état et découvert la supercherie dans la couleur de ses prunelles jamais cachées ? Pour couronner le tout, voilà Vambreuil définitivement bloquée par la neige et le ras-le-bol des cheminots ! La situation était si catastrophique qu’Aliane ne savait plus si elle devait pleurer, crier ou rire de consternation.

Un miaulement. Elle ne se retourna pas tout de suite. Elle ne voulait voir personne, pas même le catsid de cet hurluberlu de professeur Withingus. Armageddon ne se promenait jamais très loin de son maître. Pourtant, quand elle voulut bien lui accorder l’attention réclamée, elle ne trouva personne d’autre que le félidé. Couché sur le flanc, à l’ombre de l’une des roches massives qui ponctuaient la plage, il la guettait de ses yeux verts et boudeurs. On ne voyait qu’eux se détacher sur sa frimousse noircie au charbon. La bataille de regards dura un moment sans que l’un ou l’autre ne daignât faire un pas. Écrasée par la chaleur et trempée jusqu’aux fesses, Aliane finit cependant par céder. Elle vint s’asseoir sur la déchirure rocheuse mais n’accorda pas plus d’égard au catsid à ses pieds. Armageddon, ne se laissant pas décourager, abandonna sa posture décontractée sur les galets frais pour venir coller sa tête pleine de poils sur ses jambes nues. L’humidité ne parut pas le gêner.

Aliane avait bien noté qu’elle avait droit à un traitement de faveur. Le catsid ne se montrait pas aussi câlin avec les autres, pas même avec Aristide Withingus qu’il suivait pourtant à la trace. Il n’y avait que contre elle qu’il venait se frotter ainsi, réclamant des caresses à grand renforts de ronrons, poussant le vice jusqu’à vouloir se faire une place sur ses genoux. La nuit précédente, dans le cabinet, Aliane l’avait laissé venir, mais elle n’était pas disposée à remettre le couvert.

Que me veux-tu, à la fin ?

Devant le mépris dont il était victime, Armageddon s’assit sur ses pattes arrières et plongea à nouveau son regard dans le sien. Aliane ne savait trop pourquoi ces yeux-là lui rappelaient quelqu’un. Pas le professeur, non : le vert des pupilles du catsid était moins luisant et agressif. Aliane avait connu des yeux d’un vert tendre comme ceux-ci, par le passé, mais sa mémoire ne voulait pas lui en dire plus. En général, la Chronologue n’oubliait rien, à part peut-être sa petite enfance, avant le drame qui avait frappé sa famille. Ces yeux pouvaient donc être ceux de…

« Enfin je vous trouve ! »

Aliane se leva, furibonde. Elle savait qu’il ne pouvait pas être loin. Elle prit une direction au hasard, voulut traverser la plage même si, dans ce sens, il n’y avait pas d’issue. Descendu de sa canne, Aristide la rattrapa :

« Un instant, je vous en prie ! J’ai une bonne nouvelle : on a retrouvé votre fils ! »

Elle fit un effort surhumain pour s’interrompre et accepter de l’écouter :

« L’Intérieur l’a intercepté à la gare de Siremsis en milieu de matinée alors qu’il essayait de repartir. C’est le Maréchal Grumberg qui en a informé votre frère à l’instant par télégramme.

— Comment va-t-il ? s’enquit Aliane avec empressement. A-t-il dit où il avait passé la nuit ?

— Il est indemne, c’est tout ce que je sais. Le message ne dit rien de ce qui a pu lui arriver depuis qu’il a échappé à Lenoir. Mais il va bien, c’est assuré.

— Où est-il, à présent ?

— Dans une des gares de l’Aiguillage. Une compagnie du régiment des Hyménoptères est venue le chercher en aéronef. Ils vous attendent, votre frère et vous, pour vous ramener à Vambreuil. »

Aliane poussa un soupir de soulagement. Elle avait bien fait d’insister pour rentrer plus tôt. Alvare n’avait condescendu à écourter leur séjour qu’en raison de la nouvelle intrusion de Lenoir et de la certitude que la Marquise avait rempli son devoir envers leur invité.

« Il faut partir tout de suite, décréta-t-elle. Ma valise est déjà prête, il n’y a plus qu’à…

— C’est-à-dire qu’il y a un contretemps. »

Elle se planta au milieu de la plage et darda son regard le plus noir sur Aristide. Ce dernier affichait une grimace gênée.

« Quand il est revenu du poste télégraphique de La Maldavera, votre majordome nous a informé qu’il y avait une interruption de trafic en cours à la gare de Siremsis. Une opération des forces de l’ordre, soi-disant. J’aimerais vous dire que ça ne prendra qu’une heure mais, apparemment, il s’agit d’une inspection d’ampleur : Les trains ne circulent plus jusqu’à Rumpelston. Votre frère assure toutefois que vous serez de retour avant la fin de la journée. »

Aliane le dévisagea longuement, à la recherche du moindre signe pouvant trahir le mensonge. Pour son malheur, Aristide Withingus paraissait très sérieux.

Il eut beau se confondre en excuses, justifier le fait de ne pouvoir les transporter lui-même en raison de la surveillance de l’Institut qui lui imposait de passer par le chemin de fer comme tout le monde ; cela ne changea rien. Aliane les repoussa, lui, son mouchoir , son catsid et ses excuses. Ils revinrent vers le rocher où elle se laissa choir. Elle était fatiguée, lassée de son séjour, de la dernière nuit, de tout ce cirque. Elle voulait rentrer, retrouver ses enfants et partir loin, très loin de son frère, du professeur, de la Société et de son infernal Réseau. Disparaître.

« Je suis extrêmement confus de cette situation, insistait pourtant Withingus. Si j’avais su que vous seriez contrainte de vous séparer de vos enfants, j’aurais décliné cette invitation, je vous assure ! Nous aurions pu aborder tous ces sujets à loisir à mon arrivée à Vambreuil. Et puis… Pour être honnête, je m’en veux également de vous avoir ramené à votre frère, par le passé. Je le trouve injuste de vous imposer son mépris comme il le fait. Si j’avais su, j’aurais…

— Cessez, vous ne pouviez pas savoir, le coupa-t-elle sèchement. Et puis c’est moi qui vous ai demandé de nous ramener ici. Alvare n’a jamais apprécié que je partage son nom, j’étais tout à fait consciente de cela quand j’ai songé à revenir. Il n’y aurait pas eu d’autre option, de toute façon.

— Peut-être aurais-je pu vous garder tous les trois dans mon cabinet ? supputa le professeur. De la sorte, vous auriez…

— Nous aurions été coincés à Altapolis avec votre baguette ! Non, c’est mieux que vous m’ayez obéi. En revanche, vous auriez dû refuser l’invitation d’Alvare, comme vous le dites. »

Aliane se moucha tout en se demandant ce qui avait bien pu lui traverser l’esprit. Non seulement les garder dans son cabinet aurait été inconséquent au vu des sanctions qui lui avaient été infligées par l’Institut, mais cela démontrait aussi des prétentions à une plus grande proximité avec elle et dont elle n’avait guère envie.

Et puis il y avait l’Érinye. Sa vraie compagne. Où l’aurait-il mis, s’il avait pu la retrouver ?

Il eut un bref regard, indescriptible, à son endroit lorsqu’elle lui demanda ce qu’il comptait faire d’Anastasia. Aliane sentit que son ton persifleur ne lui avait pas plu.

« Je ne sais pas, avoua-t-il. Tout ce que je sais, c’est que je ne peux ni la livrer à l’Inkorporation, ni… la rendre au Vide. Il faut que j’y réfléchisse. »

Aliane ne put retenir un ricanement désabusé. C’était tout vu !

« Cette femme est en cavale depuis plus de vingt cycles et vous prétendez pouvoir l’arrêter, se moqua-t-elle avec amertume. Vous croyez vraiment qu’elle se laissera enfermer dans votre cabinet sans rien dire ?

— Ce ne sera pas mon arrestation la plus facile, je vous l’accorde. D’autant que les espaces clos comme le cabinet la rebutent. Mais ne vous inquiétez pas pour moi, j'en ai vu d'autres.

— C'est pour vos chevilles que je m'inquiète. »

Sa pique arracha un sourire au professeur. Elle voulut le gifler. Il n’y avait rien de drôle !

« Mes chevilles s’en remettront, plaisanta-t-il à son tour. Elles n’en sont pas à leur coup d’essai.

— Et votre cœur ? s’enquit-elle soudain avec virulence. Il s’en remettra, lui aussi ?

— Je n’ai pas de sentiments pour Anastasia, si c’est là votre question, répartit-il avec une gravité retrouvée. Tout du moins, je n’en ai plus. J’avais certes une dette envers elle, autrefois, mais je m’en suis acquitté en la libérant. La manière dont elle s’est comportée avec moi par la suite, jusqu’à la naissance de Wilhelmina, m’a convaincu que je n’avais rien de plus à espérer d’elle. La seule chose, c’est que... »

Il se frotta les lèvres, soudain tracassé.

« Pardonnez l’emploi de ce terme, mais je ne pense pas que la mort soit une solution. Guère plus que la punition. Je sais, du moins je crois savoir, les raisons qui ont fait d’elle ce qu’elle est. Elle a été élevée dans une grande souffrance, privée de liberté et de contact avec autrui. L’Institut a toujours fait cela dans le but de garantir l’impartialité des Érinyes : il n’a fait que contribuer à leur folie, un mal qui a crû de génération en génération. L’Institut a privé Anastasia de la possibilité d’éprouver son sens moral, vous comprenez ?

— Et vous prétendez pouvoir le lui rendre ?

— Je… Non. Seul, je n’arriverai à rien. Il s’agit de réformer le système tout entier, un système qui consiste à sanctionner les néantides à la moindre faute ou à les condamner à l’isolement dès que leur Sens sort du commun. Ce que je vais vous dire va sans doute vous paraître absurde, insensé car il est sans doute trop tard, mais j’aimerais que l’on puisse réhabiliter Anastasia. Travailler pour en faire une néantide douée de bon sens et capable d’empathie. J’aimerais qu’il puisse en être ainsi pour tous les néantides qui ont été sanctionnés de la sorte.

— Même Édouard ? »

Aristide garda momentanément le silence. Il parut se reposer la question une bonne dizaine de fois avant de tenter une réponse. Plus loin, sur la plage, Armageddon jouait avec un moucheron égaré.

« Est-ce que le sieur Warfler vous manque ? »

Il ose…

« Comment pouvez-vous avoir l’audace de me poser cette question ? murmura-t-elle avec dépit. Je croyais que vous aviez vu, au bord du gouffre, quand il...

— Je sais très bien ce qu’il vous a fait, argua-t-il.

— Oh non, vous ne savez rien ! Vous ne savez rien de ce qu’il m’a fait endurer pendant dix cycles ! J’étais comme vous, avant. Je pensais qu’on pouvait faire revenir des gens comme lui à la raison. Je savais qu’il avait eu une enfance difficile, pour en avoir parlé avec sa sœur. Je savais quel genre de violence il côtoyait au quotidien, en œuvrant pour la Croix. Je savais que tout cela avait fait de lui un individu capable d’une violence irrationnelle et j’ai cru… Sauf qu’il était trop tard, comme vous le dites. Des gens comme lui, comme Anastasia Wolke, ne changeront jamais. »

Elle reprit son souffle et essuya ses larmes. Heureusement, le mouchoir n’était qu’humide. Elle n’avait pas la force d’affronter une énième crise, là, tout de suite. Un temps, elle sanglota en silence. Assis près d’elle, Aristide ne la toucha pas, ne fit aucun geste, mais la compassion brillait dans ses yeux verts.

« Je sais ce qu’il vous a fait, répéta-t-il. Quand je l’ai gardé dans le cabinet, je l’ai interrogé sur son lien avec vous, avec vos enfants. Je me sentais coupable de les priver de leur père. J’ai voulu comprendre qui il était, trouver un compromis, quelque chose qui lui permettrait de retrouver sa liberté et sa famille un jour, sans prendre le risque qu’il ne déclenche une nouvelle catastrophe. Je lui ai donné une chance de plaider sa cause et il… Il a dit des choses que... »

Jointes sur ses genoux, ses mains tremblaient.

« Je l’ai battu, laissa-t-il échappé. Presque à mort. Je lui ai cassé le nez, alors il a… dégénéré. Ce devait être son sens conducteur. C’est dans cet état que je l’ai remis à l’Inkorporation. Je pensais que, de la sorte, ils ne pourraient rien en faire. Cela m’a valu un savon de plus, mais… C’est du temps gagné. Il était incapable de parler et, pour ce que j’en sais, l’Inkorporation rencontre des difficultés pour le soigner encore aujourd’hui. Il tient, depuis tout ce temps il tient, mais pour combien de temps encore, c’est impossible à savoir. »

Aristide Withingus s’essuya le front, soudain pâle, et sortit un mouchoir taché d’absinthe qu’il pressa sur ses lèvres. Aliane ne trouva rien à répondre. Elle ne savait quoi penser de cette confession. Peut-être un mensonge ? Sauf que jusqu’ici, tout ce que lui avait appris Withingus avait plus ou moins été confirmé. Lenoir avait avoué son intérêt pour l’Érinye sans admettre qu’elle la recherchait. Il était pourtant difficile de croire que l’aveu de Withingus n’était pas là pour l’attendrir. Qu’il n’avait pas usé de la haine qu’elle éprouvait pour Édouard pour lui inventer cette histoire et remporter son pardon.

Aliane n’était pas prête à pardonner. Pas tout de suite et surtout pas au nom d’un acte aussi barbare. Qu’il eût été infligé à Édouard ou à qui que ce soit d’autre n’y changeait rien.

« Ne racontez jamais cela à Hortense, lui fit-elle promettre. Sous aucun prétexte. »

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