L'illusion de la foule.
Ce matin, tu te réveilles un peu tard.
De ta chambre, tu entends des éclats de voix, des rires étouffés. Ils sont là, tous ensemble. Vivants. Présents.
Un instant, tu restes allongée. Tu fixes le plafond. Tu sais déjà que cette journée sera comme les autres : entourée, mais seule. Tu pourrais rester là, dans ton lit, le monde continuerait sans toi.
Mais tu te lèves quand même. C’est mécanique. Comme si ton corps se levait sans ton âme. Tu t’habilles sans réfléchir, tu passes devant le miroir sans vraiment te regarder. Tu n’as pas envie de te voir aujourd’hui. Tu sais déjà ce que tu trouverais dans ton reflet : ce regard un peu vide, ce demi-sourire trop fatigué.
Tu rejoins ta famille dans le salon. Ils ne te remarquent pas tout de suite. Ils sont plongés dans leurs conversations, dans leurs histoires. Ils rient fort. Ça résonne comme une langue étrangère.
Tu prends place sur le canapé, à la même place que d’habitude. Cette place qui est à toi, mais qui ne te ressemble plus. Tu t’assois, tu t’enfonces légèrement dans le coussin. Tu fais semblant d’écouter, mais tu es ailleurs. Très loin, en fait.
Tu essaies de parler. Une phrase, une remarque, un mot glissé entre deux éclats de rire. Mais à peine ta voix s’élève qu’elle te semble fausse, déplacée, comme une fausse note dans une mélodie qu’on ne t’a pas appris à chanter.
Tu continues, pourtant. Deux, trois phrases. Mais rien. Personne ne te répond vraiment. Ils sourient, poliment, vaguement. Comme on sourit à une inconnue de passage.
Plus tu parles, plus tes mots résonnent dans ta tête, comme s’ils ricochaient contre des murs invisibles. Tu pourrais aussi bien parler dans une pièce vide. C’est le même écho, le même silence derrière les sons.
Alors tu t’arrêtes.
Tu te replies. Tu écoutes, du moins tu essaies. Mais même les voix des autres deviennent floues. Elles se mélangent, se brouillent. Leurs mots flottent dans l’air, mais ne t’atteignent pas. Comme si une bulle t’entourait.
Une bulle faite d’un silence particulier, un silence qui existe même au cœur du vacarme.
Tu es là, physiquement. Tu souris quand il faut. Tu hoches la tête. Tu ris parfois. Tu joues le rôle, à la perfection.
Mais à l’intérieur, tu cries.
Un cri silencieux, inaudible, que personne n’entend parce que tu l’as trop bien camouflé.
Tu regardes leurs visages, un à un. Ils semblent heureux. Normaux. Entiers. Tu te demandes comment ils font. Est-ce qu’eux aussi se sentent seuls parfois ? Est-ce qu’ils le cachent aussi bien que toi ?
Ou est-ce que c’est toi qui es cassée ?
Tu baisses les yeux. Tu te demandes quand ça a commencé. Ce sentiment d’être de trop, même au milieu des tiens. Ce moment flou où l’on cesse d’être avec les autres, pour seulement être à côté d’eux.
Peut-être que ça n’a jamais vraiment commencé. Peut-être que tu as toujours été un peu comme ça. Trop sensible. Trop en retrait. Trop dans ta tête.
Tu repenses à l’enfant que tu étais. Silencieuse. Observatrice. Toujours un peu ailleurs. Déjà étrangère, parfois, même chez toi.
Peut-être qu’on ne devient pas seul. Peut-être qu’on naît comme ça, un peu en décalage.
Et pourtant, tu les aimes. C’est ça, le plus cruel. Ce n’est pas du rejet. Ce n’est pas de la haine. Tu les aimes, sincèrement. Mais tu ne sais pas comment leur dire. Tu ne sais plus comment exister parmi eux sans t’effacer un peu plus chaque jour.
Alors tu te tais.
Tu attends que la journée passe, comme les autres. En silence, dans ta bulle.
Tu regardes la scène comme à travers une vitre. Les couleurs sont là. Les rires aussi. Mais tout semble lointain, étouffé. Comme un film dont tu ne fais plus partie.
Et ce matin-là, comme tant d’autres, tu comprends encore une fois ce que c’est, vraiment, d’être seule.
Même entourée.
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