Le Chevalier au Lion

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Jamais je ne me serais imaginé que ce serait aussi exigeant. En plein soleil sur cette plaine, nous étions plusieurs à cuire sous les rayons de l'astre diurne, tentant d'atteindre notre but, situé un peu plus loin, au bord d'une haute falaise.

Lors de l'annonce de ce nouveau titre, je m'étais montré sceptique, comme beaucoup. Mais force était de constater que l'alliance des technologies actuelles pouvait nous transporter dans un autre monde comme jamais. Connexion internet haut débit par satellite, interface neurale via implants et stimulateurs musculaires rendaient l'immersion impressionnante, presque totale. Si complète que les concepteurs du système s'obligeaient à restreindre les effets du OLens, suite à quelques incidents.

Bannis des centres-villes pour des raisons évidente de sécurité, les utilisateurs se voyaient contraints de sortir de chez eux pour se rendre dans des lieux référencés, le plus souvent des monuments en ruines dont l'accès restait libre. Toutes ces contraintes en auraient rebuté plus d'un, mais rien qu'en France, le nombre de joueur s'élevait à presque cinq millions, l'inconcevable dose d'adrénaline que ces interactions normalement impossibles procuraient n'étant pas étrangère à ce chiffre en perpétuelle expansion.

J'arrivais enfin ! Une heure de covoiturage avec deux gars que je ne connaissais pas encore le matin même et dix minutes de marche pour accéder à un donjon dévasté par la guerre et le temps. Château Gaillard dominait la Seine de son donjon avec une majesté qu'il conservait malgré les siècles, empruntée peut-être à quelque illustre personnage passé entre ses murs, tel que Richard Cœur de Lion.

Je regardai mes compagnons, mes collègues en fait : ils scrutaient les alentours. Leur rôle était de définir les limites de la future zone de jeu. La mienne était de concevoir une première ébauche pour le "boss", comprenez le maître des lieux, que les joueurs vont devoir affronter.

Postuler chez ViReMax (prononcez virimax) se révélait chaque jour la meilleure décision de ma vie. Concevoir des jeux par moi-même restait mon rêve ultime, mais participer à quelque chose d'aussi grand, engranger tant d'expérience et, accessoirement, un joli paquet d'argent recelait un bonheur que je n'aurais soupçonné.

Tandis que mes deux collègues s'affairaient à "zoner" l'endroit, j'enclenchai de mon côté mon interface. La grille apparut aussitôt, se superposant à mon regard de façon si naturelle que j'en oubliais parfois la présence. Pour le moment cependant, la concentration restait de mise. L'endroit en ruine offrait de grandes possibilités. Seul problème : l'accès payant au donjon. Je devais donc faire en sorte que les joueurs puissent vaincre le boss sans les forcer à entrer dans le cœur du monument. Il en allait de la réputation de l'entreprise et de la mienne, en tant que lead level designer de la région. Pression supplémentaire : ce boss serait une des pièces maîtresse du plan "vingtième anniversaire" du jeu.

Je commençai à délimiter les aires de jeu, les différentes salles, la basse puis la haute cour. Idéalement, le boss se serait trouvé dans le donjon, mais impossible de procéder ainsi dans ce cas. Hors de question aussi de placer l'événement dans la chapelle : certains s'offusqueraient et les fenêtres sans barreaux m'inquiétaient. Non, il fallait le placer ailleurs.

Tandis que je plaçais les points où l'équipe suivante se chargerait de placer les "trash mobs", j'eus soudain une idée : une grille barrait le passage vers un souterrain. Les joueurs ne pourraient pas s'y rendre, mais le boss lui pourrait tout à fait en arriver. Une fois l'itinéraire du donjon tracé, les gardes et les pièges placés, les trésors cachés, je m'attelais au gros morceau. La conception du boss en elle-même.

Ça n'était pas évident. L'endroit du spawn, un couloir assez étroit, n'offrait pas une grande possibilité de manœuvres. Je décidai donc de déplacer le combat. Après son apparition, le chevalier userait d'un pouvoir pour faire s'effondrer les lieux sur ses assaillants, les obligeant à battre en retraite un peu plus loin, dans la cour. Là, un combat sans merci aurait lieu.

Il me fallait tout d'abord un nom. La charte du jeu m'obligeait à mettre en relation l'histoire du lieu et mon boss, je l'appelai donc le Chevalier au Lion. Content de cette référence double qui échapperait sans doute à mon patron, je m'attelai à la modélisation du bonhomme. Pour le moment, il restait incarné par un simple modèle lambda. Il fallait lui donner l'allure d'un boss, d'un vrai chevalier bien bourrin. Je commençai donc par augmenter légèrement sa taille et sa carrure. À cela, j'ajoutais un modèle d'armure déjà présent dans notre banque de données, en mettant une note pour nos graphistes qui se chargeraient de personnaliser le tout, suivant mes instructions. J'ajoutais encore une épée et quelques accessoires lorsque j'entendis derrière moi arriver mes deux collègues.

— Tu n'y vas pas de main morte, fit le premier après avoir émis un sifflement admiratif. Les gars qui feront ce donjon devront être en forme.

— Tu n'as pas mis trop de défenses ? m'interrogea le second.

— C'est le but qu'ils en bavent, répondis-je. On m'a demandé un groupe minimum de six joueurs et au moins trente minutes de défi, même pour les plus doués. Rien que pour trouver comment entrer, ils rameront. Ce donjon doit être une sorte de boss continu, une épreuve.

Mon chevalier me regardait, stoïque, encore dépourvu d'animation. J'ajoutai quelques compétences à ses possibilités. Il me fallut encore pas mal de temps pour déterminer le nombre de phases, son schéma d'attaque et le type d'IA qu'il devrait utiliser. Au final, il entrerait dans une rage meurtrière et aveugle dans la quatrième et dernière phase, chargeant avec son bouclier une cible au hasard toutes les six secondes jusqu’à que mort s'ensuive. La sienne ou celle des joueurs, ce serait la question.

— Comment ils vont abattre un monstre pareil ?

— Tom, c'est ça ? (L'autre hocha la tête en signe d'approbation.) Eh bien au début du combat, il adopte une stratégie très défensive, donc les joueurs pourront se lâcher sur le DPS, mais devront s'assurer d'en garder suffisamment sous le pied pour les phases suivantes. La deuxième phase est beaucoup plus offensive, ils devront eux passer à une méthode de défense efficace, sinon, au revoir. Puis on recommence, mais dans la troisième phase, ils devront aussi interrompre ses sorts, sinon il se soignera et repassera en phase deux. Et enfin, quatrième phase : je leur souhaite bon courage. Et bonne chance. J'ai ajouté un côté aléatoire qui pourrait rendre dingue un ou deux joueurs pros.

— Eh bah...

— Comme tu dis. Vous avez terminé de votre côté ?

— Ouaip, on t'attendait. Il faut qu'on passe sur PC pour attaquer l'architecture et fignoler deux trois trucs. Après, on pourra donner le feu vert à l'équipe trash.

J'emboîtai le pas à Tom, jetant un regard derrière moi. Le Chevalier au Lion me tançait de son regard glacé et immobile. Je désactivais la grille, le faisant disparaître dans son monde virtuel.

— Ça vous dit de venir tester ça un de ces quatre, quand ce sera fini ?

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