Chapitre 3

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Cornelius Cornwell

La précision manquait à son opération de même que l’éclairage seulement fourni par deux bougies et deux lanternes. Il s’en souvint après coup, mais la couture d’une plaie requérait une dextérité toute supérieure à l’assemblage de deux pièces d’étoffes. Ses traits donnaient un curieux spectacle de grimaces tant il s’appliquait à dépasser la raideur de ses doigts grinçants tandis qu’Elin, assise sur la chaise à côté du poêle, son épaisse chevelure humide ondoyante sur ses épaules et sur ses vêtements rapiécetés – mais ceux-ci propres –, essuyait avec un torchon le sang qui s’écoulait le long de son nez, à l’évidence impatiente qu’il finît.

— Ça pique, grommela-t-elle avec euphémisme sitôt qu’il eut joint les deux bords de son sourcil fendu.

— Encore un nœud et c’est terminé. (Elle grogna, contrainte de lutter contre ses réflexes de défense qui l’incitaient à s’écarter ou plisser le front.) Penses-tu survivre ?

— Si j’avais voulu mourir, je m’y serais prise avant.

Il sourit à cette aigreur qu’il tâcha de ne pas prendre contre lui, puis coupa le fil avec de vieux ciseaux qu’il reposa sur la table.

— Rassure-moi. Tu étais médecin autrefois ?

— Il est temps de t’en soucier, plaisanta-t-il, la suture bouclée. Mon épouse était infirmière.

— Ton épouse ? releva-t-elle en l’observant d’un œil.

— Cela te surprend ?

— Je ne t’imaginais pas marié. Que s’est-il passé ?

— Les épreuves de la vie, éluda-t-il à la préparation du dernier point. Cesse de t’agiter et ferme les yeux.

Un étrange sentiment de culpabilité le poussa à se montrer plus loquace qu’à ses habitudes :

— Notre fils est décédé.

— Merde, souffla-t-elle d’un ton compatissant dont il ne doutait pas de la sincérité. Désolée. Je l’ignorais. Comment est-il mort ?

— Comme beaucoup de son âge. À la guerre.

L’évocation de cette période lui rappela ce jour funeste où, dans les Terres Désolées, il apprit d’une lettre de son épouse le plus terrible des malheurs pour un parent.

— Il était en poste à la tour quatre-vingt-treize du Mur de Fer. Pendant quinze jours, seize nuits, les Álmóriens ont nourri un assaut ininterrompu. Le bataillon a résisté. Mais les Álmóriens étaient féroces. Ils ont ouvert une brèche dans la muraille puis ils ont diffusé un gaz asphyxiant dans les souterrains. Je n’en connais pas davantage. Son corps a été jeté dans une fosse.

— Quand était-ce ?

— Deux ans après le début de la guerre.

— Pourquoi ne parles-tu jamais de ton passé ? J’aimerais sincèrement connaître celui que tu étais. J’ignorais que tu avais été marié ou que tu avais eu un fils.

— Le passé doit rester au passé, conclut-il en serrant le dernier nœud. Le ressasser ne sert à rien sinon à s’interdire d’avancer.

— Est-ce la raison qui t’a amené ici ? Dans le quartier des déshérités ?

— Non, abrégea-t-il avant de reposer ciseaux et aiguille sur la table. C’est terminé. (Il approcha une lumière de la suture.) Je ne suis pas mécontent de mon ouvrage. Dans quinze jours, j’enlèverai les fils. En attendant, il faut surveiller que la plaie ne noircisse pas.

Elin jaugea son reflet dans un plateau en argent, volé au cours d’une soirée nobiliaire.

— Un vrai couturier, commenta-t-elle, peu convaincue. Crois-tu que mon sourcil repoussera ?

— Aucune chance. Il restera fendu à vie.

— J’étais jalouse de ta balafre.

Il sourit, essuya ses mains puis rassembla le matériel dans une bassine de métal qu’il mit à chauffer sur le poêle.

— Je pars trouver Kairós, déclara-t-il en reprenant sa redingote tachée de boue, moins cependant que les vêtements d’Elin, tous jetés dans le baquet à linge. Laisse bouillir. Je nettoierai à mon retour.

— Je t’accompagne.

— Je serai plus rapide seul. (Il passa la besace en bandoulière.) Ne m’attends pas. Mange et va te coucher. Tu as besoin de récupérer.

Elle reposa le plateau, songeuse.

— Attends ! le rappela-t-elle alors qu’il s’apprêtait à partir avec une lanterne. Je… (Elle hésita, manifestement embarrassée d’apparaître vulnérable.) Je ne sais pas pour demain. Peut-être serai-je… un peu raide.

— Je préférerais que tu récupères. Je vais négocier un délai. Six-cents vespers dans deux jours. T’en sentiras-tu capable ?

— Je pense. (Cornelius opina, satisfait de cette entente.) Mais je ne veux plus aller là-bas. Aucune Ombre dans les quinze premiers arrondissements. C’est la règle.

Cornelius esquissa un sourire ; les règles ne visaient, à son sens, qu’à brider les honnêtes ambitions.

— L’affaire ne nous portera préjudice qu’à la condition que Kairós découvre nos activités. Si nous restons prudents, que nous continuons à bruler les effets compromettants, nous devrions poursuivre.

Elin le fixa droit dans les yeux, moins acquise que lui à cette conviction.

— Bourgeois, laborieux, miséreux, mais ni noble ni notable. Je ne veux plus entrer dans ces arrondissements. Ces hommes savaient que nous n’étions pas à notre place.

S’interdire l’accès aux quinze premiers arrondissements revenait à se priver des meilleures bourses tout en s’exposant au risque de n’avoir pas suffisamment pour leur tribut. Cornelius réévalua l’expression d’Elin, ferme. Il ne doutait pas que tôt ou tard, pressée par les circonstances, elle-même reviendrait sur cette décision.

— Entendu, concéda-t-il néanmoins. Nous n’entrerons plus dans les quinze premiers arrondissements. Satisfaite ?

— Merci.

Il n’ajouta rien à cet engagement, qu’il savait intenable, et partit, plus particulièrement rongé par la culpabilité de la garder ignorante. En toute honnêteté, lui-même ignorait par quels moyens l’Ordre était parvenu à le retrouver. Officiellement, son ancienne identité était morte noyée dans l’Ordálēa, le fleuve qui traversait Karninghám du nord au sud, avec le vrai Cornelius Cornwell. Une semaine dans l’eau avait rendu ce misérable méconnaissable au point de tromper son ex-femme ainsi que l’inspecteur Tólfskinn chargé de l’enquête.

Les trois étages d’escaliers descendus, Cornelius consulta sa montre gousset, faite d’ébène, d’or et d’argent, gravée d’un hibou sur le couvercle, puis sortit de l’immeuble.

Un épais brouillard noir pesait sur l’arrondissement aux ruelles fangeuses, cloisonnées par de vétustes bâtiments de briques poisseuses. Tout juste était-il possible de discerner les silhouettes vaporeuses à plus de cinq mètres devant soi, y compris avec une lanterne brandie à bout de bras.

Les vents d’ouest, couplés à l’imposante montagne à l’est, concentraient sur cet endroit tout ce que la capitale rejetait : fumées des usines du 28e, suies des fonderies et des forges du 27e, dont le souffle et les martèlements se faisaient entendre à toute heure du jour comme de la nuit, odeurs âcres de charbon brûlé, de pourriture et de putréfactions des tanneries du 29e. Même le cours de l’Ordálēa, profondément installé sous le pont des Moribonds qu’il emprunta, était tellement vicié par les arrondissements en amonts qu’il se teintait régulièrement d’une couleur acajou.

À tout cela, s’ajoutaient les nuisibles, rongeurs et parasites, eux aussi en surnombre, eux aussi affamés. Il n’était pas rare de se faire surprendre par des rats filant entre les jambes, rognant souliers ou doigts d’ivrognes que l’ivresse avait profondément assoupis. Vitriol et opium étaient aussi plus accessibles que l’eau, moins onéreux, plus sains également. Les médecins de cet arrondissement préconisaient même les spiritueux comme remèdes universels arguant que les défunts, de maladies ou de folie, n’en avaient pas suffisamment consommé pour préserver leur chair. Quant aux enfants nés dans cette misère, ceux-ci ne connaissaient, pour l’essentiel, que ces rues gouvernées par la souillure et les pires vices de l’âme humaine.

Une détonation tonna tout près ; un jeune homme dépenaillé, de l’âge d’Elin, vint s’écrouler à sa lumière crasseuse. Deux hommes surgirent du brouillard, pareillement grimés : crâne rasé, peau entièrement couverte de tatouages, joues tranchées au couteau pour élargir leur bouche monstrueuse, nez cassé, long manteau noir déchiré aux manches et aux basques. Les deux Charognards cheminèrent vers le mourant et, malgré ses râles et suppliques, l’un l’abattit, l’autre le dépouilla.

Cornelius se détourna, plus par décence que par nausée, et hâta le pas, main gauche serrée sur sa besace.

À sa connaissance, le tribut était l’unique promesse de survie dans cet arrondissement gangrené par les violences, du moins jusqu’à la prochaine échéance. Quiconque se dérobait à cette obligation envers l’une ou l’autre faction dominante se condamnait à un sombre destin.

Cornelius arriva à l’Hôtel des Ombres, un bâtiment extérieurement identique aux autres, mais intérieurement raffiné ; une longue allée bordée par deux colonnades, des bancs aux coussins de velours carminés, des lustres et des candélabres, menait à dix guichets, respectivement tenus par une comptable, chacune strictement vêtue d’un chemisier blanc, d’une cravate et d’un gilet noir à rayures rouges. À gauche, une quinzaine d’hommes installés au bar dînaient, buvaient, riaient de leurs anecdotes ou pariaient bruyamment le reste de leur butin tandis qu’à droite se dressait le tableau d’affichage recensant noms, prénoms, adresses des révoqués, premier point d’intérêt des Charognards.

Cornelius éteignit sa lanterne, l’attacha à sa besace et se présenta à un guichet déposer les 34 portefeuilles, portemonnaies tous dépouillés d’éléments d’identification. La comptable, quinquagénaire blafarde, percée et tatouée, versa la monnaie dans un coffret, tria et vérifia entre ses dents et gencives noircies l’authenticité de certaines pièces de plomb puis inscrivit la somme sur son carnet de compte à côté de la ligne : « C.Cornwell / E.Rozenshire ».

Chaque jour, des milliers de vespers passaient entre leurs mains expertes et la responsabilité échoyait aux tributaires de s’assurer de l’entièreté du tribut. Par chance, Cornelius avait la cervelle entraînée aux calculs. Mais, en cet instant, une autre affaire occupait son esprit et bientôt son attention lorsqu’il vit Kairós descendre le grand escalier, derrière les guichets.

Sa réputation de maître des Ombres n’était plus à faire : opportuniste sans âme, cruel en toutes matières, exigeant, intransigeant, son apparente bienveillance ne dépassait jamais ses intérêts ou ceux des Ombres. Quadragénaire aux traits réguliers, la joue droite balafrée d’une flétrissure extraite au couteau tripier – n’en restait qu’une laide cicatrice réséquée d’un morceau de chair –, nez aquilin d’un ambitieux, peau mate, yeux charbonneux, cheveux rasés et barbe grisonnante taillée en pointe, Kairós avantageait son charisme magnétique, séducteur en certaines situations, sous une vêture raffinée commandée aux plus prestigieuses maisons de couture de Karninghám. Aujourd’hui, il portait une chemise cramoisie, serrée au col par une cravate foncée, accompagnée d’un gilet cinabre, d’un pantalon de soie noir et de chaussures de cuir. Redouté de tous, nul ne pouvait résister à cet homme que la rumeur prétendait engendré par une Sœur de Sibilance abusée par mille démons. Quels qu’en fussent les moyens, séduction, corruption, compromission ou coercition, Kairós obtenait toujours son « dû ».

À côté, Mūtu, son loyal bras droit, passait pour un vieillard décrépit ; à peine plus vieux que Cornelius, la peau aussi sombre que ses vêtements, chauve, les joues tapissées de favoris blancs, le dos voûté au point de recourir à une canne, l’ancien Charognard reconverti aux Ombres avait une expression funeste gravée jusque dans ses rides. L’erreur eût été de se laisser duper par son âge, car derrière ce physique sénescent se cachait un monstre capable de tenir ses victimes des mois durant aux portes du Royaume des Morts. D’aucuns arguaient même qu’une heure entre ses mains suffisait à entrevoir les pires démons de l’Artisane.

Cornelius n’aimait pas s’entretenir avec Kairós. Mais s’il n’obtenait pas un délai de paiement et qu’il n’apportait aucun tribut le lendemain, alors lui et Elin se retrouveraient fichés sur le tableau, offerts à la voracité des vautours.

Une situation qu’il ne pouvait pas permettre.

— Excusez-moi, interpella-t-il la comptable. Est-il possible de rencontrer le maître ?

Elle tapa sur une cloche de laiton et, contre toute attente, Kairós vint.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il avec douceur.

— Veuillez me pardonner, je vous sais un homme très occupé, mais je souhaiterais vous entretenir d’une affaire. En privé.

— À mon cabinet.

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