Chapitre 4
Cornelius Cornwell
Étonné par cette facilité, Cornelius s’empressa de reprendre contenance, suivit Kairós ; ils montèrent au troisième étage, traversèrent un couloir chichement éclairé, agrémenté de cinq bustes de plâtre à l’effigie de grands héros de l’Âge de la Reconquête, puis entrèrent dans le cabinet du maître des Ombres décoré avec un raffinement digne de la noblesse. Le sol, les murs et le plafond étaient entièrement lambrissés donnant à l’endroit une atmosphère douce, luxueuse, délicatement feutrée par l’éclairage tamisé de trois lampes à huile. Deux loups noirs, l’un borgne, montaient la garde, couchés sur un tapis devant le bureau.
Cornelius se tint à distance de ces prédateurs que l’on disait nourris de viande humaine et resta proche des trois canapés de cuir qui entouraient une table basse, à droite de la porte. À sa gauche, une bibliothèque s’étendait jusqu’à la cheminée dans laquelle des bûches crépitaient tandis que derrière le bureau, trois fenêtres donnaient sur le brouillard et l’obscurité.
— Porte, dit Kairós avant que le loup borgne se levât. Couché.
Cornelius observa l’animal obéir puis ferma la porte.
Kairós ouvrit le meuble en ébène, à droite de son bureau, sortit deux verres, une bouteille.
— Sanguis domini ?
— Non merci.
— J’avais oublié, dit-il, le sourire affable. Combien de temps maintenant ? Six ans ? Sept ans ?
— Six ans et demi, précisa-t-il, fièrement affranchi de son ivrognerie.
— Impressionnant. (Il rangea la bouteille, huma son verre rempli à moitié.) J’admire ta volonté. (Il rejoignit son bureau, s’installa à son fauteuil.) Si mes souvenirs sont exacts, tu buvais encore lorsque tu as recueilli Rozenshire.
Cornelius ne répondit pas, bien qu’il ne pût négliger l’aide d’Elin.
Kairós comprit peut-être qu’il préférait taire cette honteuse période et leva son verre pour considérer le liquide doré aux reflets cuivrés, traditionnellement réservé à la haute société.
— On raconte que c’est un compagnon d’Amadeus qui aurait élaboré cette recette. Deux mois après la Guerre des Treize Royaumes. (Il tint son verre sous son nez pour en apprécier la subtilité des arômes.) Six-cent-trente-sept ans d’Histoire. Quinze années de vieillissement en fût de chêne. Pur malt. Seize-mille-trois-cent-quatre-vingt-quinze bouteilles produites chaque année. Pas une de plus. Autant de bouteilles qu’il y eut de sang versé dans l’armée d’Amadeus. Selon la légende, les premières bouteilles furent soufflées dans les grandes forges volcaniques des montagnes Hrímgardriennes. Ce serait notamment la perpétuation de ce savoir qui donnerait au domini ce caractère si exceptionnel.
Cornelius sentit ses papilles s’éveiller au souvenir de cet arôme prestigieux, miellé et fruité, que le misérable ivrogne qu’il fut se reprit à désirer ; Kairós mena le verre à ses lèvres, se délecta de sa gorgée.
— Cette fragrance… des notes de noix, d’épices, de cannelles. De miel. L’union parfaite d’arômes complexes. Authentiques. Sincères.
Kairós but une nouvelle gorgée avec la même délectation sans que Cornelius comprît la raison de ce manège. Peut-être évaluait-il sa volonté ? Peut-être cherchait-il autre chose en le confrontant à ses démons ? Fidèle à ses sacrifices, il tâcha de ne montrer aucune émotion jusqu’à ce qu’enfin Kairós posât son verre.
— De quelle affaire urgente souhaitais-tu m’entretenir ?
Cornelius se racla la gorge pour débloquer ses cordes vocales.
— Tout d’abord, merci de m’accorder audience. (Kairós fit signe d’abréger.) Avec Elin, nous avons eu un problème. Deux individus l’ont agressée.
— Qui ? questionna-t-il en croisant les mains.
— Nous n’avons pas pu les identifier. Je crains cependant qu’Elin ne puisse être en mesure de travailler demain.
Kairós n’afficha aucune émotion, pas même un semblant de compassion.
— Que s’est-il passé ?
— A priori les agresseurs s’en sont pris à elle parce qu’elle vient d’ici.
— A priori ? releva-t-il comme une explication insuffisante.
— Ses agresseurs n’arboraient aucun signe distinctif.
— Où fut-elle agressée ?
La vérité n’avait nulle valeur chez les Ombres. Seuls comptaient honneur et loyauté.
— Dans le vingtième.
— Une affaire peu banale. Une explication ?
— Nous semions un poursuivant qui a décidé de s’en prendre à Elin.
— Des témoins ?
— Aucun. L’agression s’est produite dans une ruelle.
— Entendu, accepta-t-il en caressant sa barbe dans le sens de la pointe. Autre chose ?
Cornelius hésita, ne sachant s’il tiendrait une autre opportunité.
— Je ne pense pas trouver trois-cents vespers demain.
— Combien penses-tu m’en apporter ?
— Peut-être cent-soixante. Deux-cents avec de la chance.
Kairós opina.
— À lui seul, Engiring peut en trouver six-cents en une journée.
— Je ne suis pas Engiring.
— Pourtant, à l’instar d’Engiring, Elin et toi profitez de la protection des Ombres et des avantages qui en sont liés. Notre accord stipule cent-cinquante vespers par jour et par tête. C’est le prix de votre protection. Si vous ne payez pas, que dois-je dire aux autres ? Que vous profitez d’un traitement de faveur ? Si je commence à vous accorder pareils privilèges, d’autres m’en réclameront. Une situation rapidement intenable. Le Conseil des Ombres perdrait confiance en moi puis me limogerait. Imagines-tu mon successeur plus magnanime que moi ? Non, je ne crois pas. (Il prit la plume posée sur son écritoire, trempa la pointe dans l’encrier et rédigea une ligne sur un papier.) Demain, tu m’apporteras trois-cents vespers. Autrement, dans deux jours, Elin et toi ne profiterez plus de ma protection. (Il reposa sa plume, releva ses yeux noirs vers Cornelius.) Il serait dommage qu’elle soit agressée parce que tu n’as pas su honorer son tribut.
— Accordez-nous un délai. Dans deux jours, nous apporterons le double. Avec des intérêts. Dix vespers par jour de retard. Les Ombres ont tout à y gagner.
— Tu ne fixes pas les règles, Cornelius. J’ai beaucoup d’estime et de respect pour toi. Sincèrement ! (Il appuya une main sur son cœur.) Aussi, je crois, très honnêtement, être un maître bon et juste. Je ne vous demande pas beaucoup. D’autres à ma place vous réclameraient davantage. (Il marqua une pause, se perdit dans la contemplation de son verre.) Éventuellement, j’aurais une alternative. (Il riva son regard aiguisé d’homme d’affaires dans celui de Cornelius.) Rozenshire est-elle très abîmée ?
— Elle s’en remettra.
— Je connais des établissements qu’elle pourrait intéresser.
— Non, refusa-t-il aussitôt.
— Certains maîtres l’accepteraient sans difficulté. Les chevelures flamboyantes ne sont pas dénuées de charme. Nombre sont prêts à débourser des fortunes pour profiter de leur compagnie.
— L’affaire n’est pas négociable.
— Du moment qu’elle excelle dans d’autres domaines, cela ne me pose aucun problème. Dès lors qu’elle n’excelle plus… que faire ? Dois-je la révoquer ? Je cherche une solution à vos difficultés, Cornelius. J’essaye de vous aider. Sincèrement ! Ne rejette pas cette main que je vous tends.
— J’apprécie le geste, et je pense qu’elle aussi apprécierait l’intérêt qui lui est porté, mais je suis convaincu qu’elle déclinerait. C’est pourquoi je me permets de rejeter cette proposition pour elle.
— Nous pourrions convenir d’un arrangement. Un pourcentage. Disons… cinq pour cent.
— Je n’en ai pas besoin.
— Cornelius, soupira-t-il avant de se lever de son fauteuil. Depuis quand nous connaissons-nous ? Huit ans ? Neuf ans ? (Kairós marcha vers lui comme pour ranimer une complicité passée.) Je t’ai vu ramasser cette misérable alors qu’elle n’était qu’une crève-la-faim. Une pouilleuse enragée, juste bonne à chasser des rats. Jamais je n’aurais parié un décime sur elle. Habituellement, seuls les Charognards savent tirer profit de ces naufragés. Pourtant, nul n’en voulait. En quelques jours, cette sauvage était parvenue à s’attirer la hargne des Charognards. Et sans doute y serait-elle passée si tu n’avais pas engagé ta responsabilité pour la protéger. Parce qu’autrefois… (Il leva son index droit pour insister sur le caractère exceptionnel de cette époque.) Tu pouvais te le permettre. Tu étais capable de concurrencer Engiring. Tu pouvais payer pour deux. Et, par le Miséricordieux, quel talent ! Avec toi, nul ne se rendait compte de rien ! Bourgeois, laborieux, miséreux, tous se faisaient détrousser avec la même élégance ! Mais maintenant… regarde-toi ! (Il lui donna une tape sur le torse.) Tu es à la dérive, Cornelius ! Songe à tes vieux jours. Je sais que tes mains ont perdu leur agilité. Sois raisonnable. Convaincs-la d’entrer dans une maison de Tolérance. Et je t’offrirai un rôle nouveau. Un rôle tout à la mesure de ton prestige. Tu n’auras plus à voler pour payer ton tribut. Et tu verras, ta sauvage te rapportera. Tu as beaucoup investi en elle. L’heure est venue de récupérer ton dû. (Kairós posa une main ferme sur son épaule et, sans détacher son regard sombre du sien, il poursuivit sur le ton de la connivence.) Je peux lui garantir une place de choix dans un établissement bien situé. Rozenshire est devenue une créature délicate qui mérite d’être choyée. Ne la limite pas à la maraude. Plus maintenant. Rozenshire vaut plus que cela.
La tentation de le repousser était forte. Le faire l’eût condamné. Ici, dans le quartier des déshérités, Kairós était à la fois maître, juge, bourreau.
— La proposition est séduisante, dit-il d’une façon qu’il espéra courtoise. Mais ma réponse n’a pas changé.
Kairós acquiesça, lui tapota fraternellement l’épaule puis retourna à son bureau.
— Tu restes catégorique, conclut-il en reprenant sa plume pour ajouter une ligne à son document. Moi aussi. Apporte-moi trois-cents vespers demain autrement l’un de vous sera révoqué. Je ne vous donnerai pas deux heures avant que les rapaces vous tombent dessus. Je n’aimerais pas être Rozenshire. Aucun ne la payera pour ce qu’ils lui feront.
— L’avertissement est entendu, accepta Cornelius dont la seule hâte était de partir. Merci de m’avoir reçu.
Réunir pareille somme, seul, nécessiterait de contourner une nouvelle fois les règles, rompre son engagement envers Elin, mais c’était un chemin qu’il jugeait préférable. Cornelius se retournait vers la porte lorsqu’il entendit taper sur le bureau ; les loups grognèrent un air menaçant.
— Je n’en ai pas terminé avec toi, reprit Kairós la voix anormalement douce. Je suis, disons… perplexe. (Cornelius fronça les sourcils, refit face à Kairós ; les deux loups s’étaient levés, prêts à lui bondir dessus, tous crocs dehors.) Il me faut reconnaître que tu ne manques pas d’audace. (Tout en jouant distraitement avec son verre, il ne tarda pas à mettre cartes sur table.) J’ai ouï dire que tu étais de grande valeur pour l’Empire.
— Ces rumeurs sont fausses, balaya-t-il d’un revers de main.
Kairós pointa vers lui un index amusé.
— Curieusement, c’est exactement ce que prétendrait un homme qui se cache depuis neuf ans sous une identité volée à un mort.
Cornelius ne parvint pas à s’expliquer la source de cette information et se contenta de ne marquer aucune réaction. Une stratégie malheureuse, repérée par Kairós dont les lèvres s’étirèrent d’un sourire. Cornelius réalisa après coup qu’il s’était lui-même trahi en affichant la même expression – froide et détachée – que lorsqu’il s’était vu proposer un verre.
— Rassure-toi, je n’y vois aucun inconvénient. Du moment que tu t’acquittes de ton tribut. (Il frappa trois fois sur le bureau ; les loups se recouchèrent, parfaitement dociles.) Je me doutais qu’un homme de ton envergure avait un jour côtoyé les puissants. Peut-être même es-tu le descendant d’un illustre compagnon d’Amadeus ? Un dérogé ? Qu’importe. Tout cela appartient à ton passé. Tout ce que je regarde, c’est le présent. Et l’avenir. Or, ce qui me contrarie ce sont les vipères venues questionner à ton sujet. Habituellement, aucun soldat, aucun garde, aucun inspecteur ne vient mettre, ne serait-ce un orteil, dans cet arrondissement sans que j’en sois informé. Pourtant, depuis trois jours, des agents et une inspectrice rôdent pour découvrir où tu vis, qui tu es. Je n’aime pas beaucoup cela. Pour le moment, comme tu es sous ma protection, personne n’a parlé. Du moins, aucune Ombre n’a parlé. Toutefois, si tu n’étais plus une Ombre… Plusieurs rumeurs circulent déjà. Une histoire d’enlèvement et de demande de rançon par ici. Menaces et meurtres par là. Rozenshire ne serait pas épargnée. Évidemment, ce ne sont que des rumeurs, comme il en circule régulièrement, mais… tu connais les Charognards ? Ils aiment la viande fraîche. Surtout celle qui peut leur rapporter. (Il claqua des doigts, reprit sa plume, ratura la dernière ligne de son document, en rédigea une nouvelle.) Finalement… j’accepte ta proposition. Demain, j’attends trois-cent-dix vespers. Chacun.
Cornelius pâlit.
— Demain ? Mais je demandais un délai !
Kairós tourna ses paumes vers le plafond, faussement étonné.
— Ne peux-tu pas faire demain ce que tu promets dans deux jours ?
— Six-cent-vingt vespers par jour, ce n’est pas notre accord !
Les traits froncés par la sévérité et le pouvoir, le maître des Ombres cessa sa mascarade, révéla sa véritable nature :
— Les règles ont changé, Cornwell. L’Ordre enquête sur toi. J’ignore ce que les vipères trouveront. En attendant, je prends des risques à te garder sous ma protection. Trois-cent-dix vespers chacun sera votre nouveau tribut. Voyons si tu as conservé ta virtuosité d’antan. Si ce n’est pas le cas, d’autres opportunités s’ouvriront à moi. (Il reprit son verre.) Maintenant, tu peux disposer.
Cornelius sortit du bureau puis de l’Hôtel des Ombres, contrarié par ce doublement de tribut auquel il ne s’était pas attendu. Il retourna vers le logement en ne cessant de ruminer sa frustration et sa colère envers l’Ordre et les Ombres qu’il résuma en une phrase :
— Foutue soirée…
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