Chapitre 5

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Elin Rozenshire

Cette nuit, Elin avait peu dormi.

Une peur viscérale et indicible avait tenu ses sens en alerte. Le moindre craquement de plancher ou couinement de souris dans le plafond fut prétexte à allumer sa bougie. Cette vigilance hors du commun l’avait encouragée à mémoriser des détails auxquels elle ne prêtait habituellement pas attention comme le mortier effrité entre les briques rouges des murs, le bois abîmé du coffre au pied de son lit ou encore sa guitare appuyée contre la porte de sa chambre de façon à ce que l’instrument tombât si quelqu’un tentait d’entrer. Sa crainte de voir revenir ses agresseurs l’avait menée à cacher le couteau le plus tranchant de la cuisine sous son oreiller.

Avec le recul, elle-même s’estimait folle d’avoir adopté pareils comportements, mais elle préférait se savoir trop prudente plutôt que maudire sa négligence. Cette agression avait réveillé en elle d’anciens démons hérités de ses années en orphelinat, lorsque vieux nobles et bourgeois s’invitaient dans les dortoirs.

Incapable de retrouver le sommeil, même pour quelques minutes, elle tapota distraitement sur sa cage thoracique, consulta l’heure sur la montre gousset que Cornelius lui avait donnée la veille, puis, lasse, elle s’assit sur son lit quand de lancinantes douleurs la firent grimacer ; elle leva son pull de jute, troué aux épaules et au dos, examina les ecchymoses sous ses côtes ; la plus large s’étendait de la double cicatrice près de son nombril, causée par deux coups de couteau reçus à dix ans, jusqu’à la ceinture de son pantalon de chanvre.

Les coups portés par la brute ne lui avaient rien cassé, à l’exception de deux choses : sa dignité et son sentiment de sécurité. Elle savait que dans l’appartement rien ne pouvait lui arriver, mais cette agression, dont les motivations lui échappaient, la dévorait de l’intérieur au point qu’elle doutait de tout, y compris de ses facultés de maraudeuse. Jamais elle n’avait autant espéré de Kairós que le délai de paiement négocié la veille par Cornelius.

Elle disciplina son épaisse crinière en une natte longue jusqu’au bas des reins, nouée par cinq rubans noirs, puis, le couteau dissimulé dans la manche de son pull, elle sortit dans le couloir du logement.

Juste en face de sa chambre se trouvait celle de Cornelius qu’elle avait entendu se coucher vers minuit. À sa gauche, la diffuse pâleur du matin éclairait la cuisine ainsi que la porte d’entrée qu’elle s’assura verrouillée avant de poser le couteau sur la table.

Les rituels furent de tout temps des palliatifs à ses maux. Et ce fut en songeant à ces cures passées qu’elle se rendit dans le cellier, séparé par une cloison de briques et une porte dégondée, y prélever deux bûches qu’elle enfonça dans le poêle pour chauffer la bouilloire. Quelques papiers d’identité ravivèrent les flammes.

Puis, elle reprit le plateau en argent et étudia la plaie suturée à son sourcil droit : ni noirceur, ni rougeur, ni boursouflure n’était apparue au cours de la nuit. Seuls des picotements comparables à des morsures de fourmis la gênaient, surtout lorsqu’elle plissait le front. Concernant la blessure à sa gorge, les entailles s’estompaient à la faveur d’un tracé lui évoquant une flétrissure en forme de « tête de serpent » qu’elle crut d’abord le fruit de son imagination.

Au cours de sa longue nuit de conjectures, une hypothèse s’était particulièrement distinguée : la manœuvre d’intimidation. Ses années passées en orphelinat, où la violence était un langage, lui avaient appris à décrypter les intentions cachées derrière la brutalité. Or, dans le cas de ces deux hommes, leur cruauté lui semblait guidée par une volonté d’intimider et cette marque, singulière en de nombreux points, représentait peut-être leur signature.

La bouilloire siffla ; Elin prépara son infusion sans pour autant abandonner ses réflexions, s’installa à sa chaise puis mangea du pain rassis. Cette agression l’obsédait. Mais, le temps de son repas, elle chercha à s’en extraire, s’en échapper. Le cahier de mots croisés, sur la bordure de la fenêtre, incarna rapidement l’élément de distraction réclamé par son esprit.

Chaque matin, Cornelius se confrontait à une grille, trois ou quatre jours durant, avant d’en colorier les cases incomplètes pour ne pas s’avouer vaincu. Évidemment, les mots entrés dans ces lignes ou colonnes s’arrangeaient davantage avec les définitions qu’ils n’y correspondaient, et, parfois, Elin s’en amusait, du moins quand son vocabulaire le lui permettait.

Des bruits dans le couloir l’avertirent de tout remettre en ordre ; Cornelius entra dans la cuisine, habillé de son peignoir foncé assorti à son vieux pyjama, le regard mauvais.

— L’eau est chaude, le renseigna-t-elle en toute innocence avant de tâter du bout des lèvres son infusion brûlante.

Sans prononcer un mot, car il détestait parler au réveil, il prépara son infusion, s’assit en face d’elle et commença à manger. Elin ne souhaitait pas rester bloquée sur son agression. Alors, pensant y trouver un sujet de conversation, elle lui glissa le cahier.

— Pas ce matin, le renvoya-t-il simplement.

— Il te reste neuf cases à colorier, le taquina-t-elle dans l’espoir de le voir décrocher un sourire. Es-tu certain de ne pas vouloir noircir ta grille ? (Il grogna comme si la nuit l’avait changé en ours.) Quelque chose ne va pas ?

— J’ai mal dormi, prétexta-t-il en mâchant son pain, la figure déformée par une grimace de dégoût. Cette chose est infâme.

Elin ne s’en plaignait pas, sans doute parce qu’elle était habituée à pire que du pain à la sciure de bois.

— Tu es rentré tard hier soir, reprit-elle après avoir dégluti sa bouchée. Tout s’est bien passé ?

— Beaucoup de maraudeurs.

— As-tu vu Kairós ?

— Oui.

— Nous accorde-t-il un délai ?

— Oui.

— Génial ! s’enthousiasma-t-elle. Que lui as-tu dit pour qu’il accepte ?

— Diverses choses.

— Comme quoi ?

— Comme diverses choses, soutint-il sèchement.

— Entendu, accepta-t-elle, douchée par sa méchante humeur. (Elin but deux gorgées de son infusion et, après un bref silence favorable au retour de ses angoisses, elle jugea utile de lui partager ses conclusions.) J’ai beaucoup réfléchi cette nuit. Je n’ai pas encore identifié qui étaient ces hommes, mais j’ai trois hypothèses. (Elle tendit trois doigts pour accompagner ses propos.) La première, tous deux appartiendraient à une sorte de milice. Ils quadrilleraient les premiers arrondissements et traqueraient les déshérités. Cette marque serait leur signature. Peut-être pour permettre à leurs complices de nous reconnaître. (Cornelius soupira, les yeux levés au plafond.) Évidemment, ce n’est qu’une supposition. Je ne prétends pas détenir la vérité. (Cette hypothèse n’étant pas sa meilleure, elle enchaîna avec la suivante qu’elle estimait plus solide.) Deuxième possibilité, ces deux hommes participaient à une expédition punitive. Mais si telle était leur motivation, pourquoi ne pas me menacer ?

— Ridicule, trancha-t-il de son air maussade.

— Sinon, et c’est ma dernière hypothèse, peut-être sont-ils membres d’une nouvelle faction ? (Il ne parut guère plus convaincu.) Ombres et Charognards sont deux factions très puissantes, mais, dans d’autres villes, d’autres provinces, d’autres factions existent probablement. Et aujourd’hui, peut-être essayent-elles de faire leur nid dans la capitale ? Quel meilleur moyen pour se forger une réputation que d’attaquer les membres d’une faction établie ? Sans oublier que trouver des maraudeurs n’est guère compliqué. Il suffit de marcher dans la rue.

— Cesse de te torturer, lâcha-t-il, incisif.

— Parce que toi, tu ne te questionnes pas ?

— Peut-être n’étaient-ils que des voleurs.

— Ils ne m’ont rien volé. Ni le portemonnaie ni la montre. Seulement la pièce tombée de ma poche.

— Peut-être ne voulaient-ils que cette pièce.

— Vraiment ? (Il ne répondit rien à cette fausse interrogation.) Pour moi, c’était une manœuvre d’intimidation. Leur but était de transmettre un message. Cette marque a forcément un sens. (Elle lui montra la « tête de serpent » à sa gorge.) Il faut juste comprendre lequel.

— Jamais nous n’aurons cette réponse. (Surprise par cette radicalité, elle l’invita à développer.) Nous sommes des déshérités. Qui se soucie de notre sort ? Ces hommes s’en sont pris à toi comme ils s’en seraient pris à n’importe quel déshérité. Nous étions au mauvais endroit, au mauvais moment. Il n’y a rien de plus à conjecturer. S’agissant de ta blessure, peut-être a-t-elle cette forme parce qu’ils n’ont pas eu le cran de t’égorger. Ou peut-être cherchaient-ils à s’amuser ? Ce ne serait pas un phénomène nouveau. Des déshérités qui se font frapper, tuer il y en a tous les jours. Estime-toi heureuse de n’avoir que cela. Alors, maintenant, tourne la page. Passe à autre chose. Planifie ta journée, repose-toi, fais ce que tu veux, mais sois prête pour demain. (Il jeta son pain sur la table.) D’ailleurs, je t’annonce qu’à partir d’aujourd’hui nous n’achèterons plus de pain dans les arrondissements populaires. Je n’en peux plus d’avaler du bois.

Elin baissa les yeux sur son bol dans lequel flottaient miettes et copeaux. Malgré son besoin de comprendre, elle dut lui reconnaître un argument rationnel : il était peu probable qu’elle découvrît un jour les motivations de ces hommes. Cependant, s’ils avaient agi pour l’intimider, comme lui criait son instinct, alors leur but était atteint : depuis cette nuit, elle redoutait de retourner dans les autres arrondissements. Le quartier des déshérités était certes l’endroit le plus dangereux de la capitale, mais ici, elle était reconnue Ombre.

— Je pense en profiter pour nettoyer mes affaires.

— Comme tu veux, dit-il en ouvrant son cahier de mots croisés.

Gênée qu’il ne saisît pas le sous-entendu, elle se montra plus franche :

— J’utiliserai probablement toute l’eau du tonneau. Ma redingote, mon pantalon, mon gilet, ma chemise et mon béret sont imprégnés de boue. (Comme il ne réagissait pas davantage, elle supposa devoir se débrouiller.) Je partirai à la taverne. Sauf si tu veux m’accompagner ? (Il bougonna, visiblement peu disposé.) J’essayerai d’acheter vingt litres. Jusqu’à la fin de la semaine, cela devrait suffire. (Il coloria une case de sa grille.) Éventuellement… nous pourrions en profiter pour réserver du bois. Ou l’acheter si le prix est raisonnable. L’hiver approche et nos réserves s’amenuisent.

— Nous brûlerons du pain.

— Dans trois semaines, nous n’aurons plus de bois, poursuivit-elle, indifférente à sa réplique. Le charbon devient hors de prix. Évitons de répéter la panique de l’année dernière. Ce n’est pas quand le froid sera installé qu’il faudra nous affoler. Les prix auront augmenté. Aussi, peut-être pourrions-nous acheter du suif et…

— J’ai compris ! l’interrompit-il vivement. On s’en occupera, bientôt.

— Pourquoi pas aujourd’hui ? Pour une fois que nous n’avons pas la pression du tribut, autant en profiter.

— Fais ce que tu veux, capitula-t-il avec un signe de reddition.

— Et toi ? Que feras-tu ?

— Du tricot. Des petits pulls pour mes amies les mites.

— Est-ce parce que tu as mal dormi que tu es désagréable ?

— Et toi ?! frappa-t-il du poing sur la table. Ne peux-tu pas te taire ne serait-ce que cinq minutes ? (Elin se raidit à cette violence inattendue, son regard oscillant entre l’infusion sortie de leurs bols et l’expression de colère de Cornelius.) Est-ce trop te demander qu’un peu de silence ? Un peu de calme pour qu’enfin je m’entende penser ? Ne peux-tu pas cesser de jacter ? Depuis que je suis levé, tu n’arrêtes pas ! Si c’était pour t’entendre babiller un tel flot d’inanité, je me serais levé avant toi ! Ou mieux ! Je t’aurais laissé crever dans la rue ! En voilà une idée qui m’aurait épargné nombre de désagréments !

— Excuse-moi, je… je… (Avant même qu’elle trouvât ses mots, il se leva en reculant bruyamment sa chaise, expédia son crayon sur la table et retourna à sa chambre ; Elin demeura un instant coite, le regard bloqué sur le cahier de mots croisés détrempé, figée par cette agressivité à laquelle il ne l’avait plus habituée, au moins depuis qu’il avait cessé le vitriol.) Qu’ai-je dit pour l’énerver ? (Elle se repassa la scène pour identifier l’instant où tout avait basculé.) Je n’ai rien fait. Je n’ai rien dit. (Son cœur, aussi fébrile qu’après une course folle, n’avait, à son sens, rien à se reprocher ; il reparut dans la cuisine, habillé, la besace passée par-dessus sa redingote encore tachée de boue.) Que fais-tu ?

— Je pars.

— Où ?

— Ailleurs.

Et il claqua la porte.

Elin l’écouta descendre l’escalier de l’immeuble puis fermer la porte d’entrée, trois étages plus bas. Choquée par cette scène qu’elle jugeait surréaliste, elle se laissa tomber contre le dossier de sa chaise et prit le temps de digérer l’incident.

— Je me fais agresser et c’est lui qui m’impose son humeur ? (Elle jaugea le désordre sur la table lorsqu’une colère sourde jaillit en elle et lui fit jeter sa cuillère contre la porte.) De toute manière, je n’ai pas besoin de toi ! Même dans la rue je pouvais me débrouiller seule ! J’avais seulement besoin de reprendre mon souffle !

Gagnée par la colère, elle envoya voler les mots croisés à travers la pièce puis le couvrit d’une pluie de jurons, tous plus virulents, sans qu’aucun de son maigre vocabulaire, pourtant très étendu dans ce registre, ne lui apparût suffisamment fort pour exprimer l’ampleur de sa rancœur. Une chose lui était cependant certaine : ses paroles ne resteraient pas impunies.

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