Chapitre 6

9 minutes de lecture

Seírios Lithoxóos

Deux ans durant, Seírios s’était rendu au bureau de l’Ordre de la ville portuaire de Windboren animé par la fierté de servir la justice. Un sentiment qui, en ce frais matin d’automne, lui paraissait lointain. Dépossédé de son arme, de son insigne, Seírios présenta sa convocation au service de sécurité, au rez-de-chaussée de l’immeuble, et obtint l’accès à l’escalier sous l’escorte de deux agents.

Il savait, par expérience, que la suspicion menait à la méfiance lorsqu’elle ne rendait pas immédiatement coupable. À la place de ces deux agents, Seírios aurait sûrement éprouvé le même ressentiment, car, après tout, c’était dans son casier fermé à clé que furent découverts cinq-mille vespers et trois kilos de Sang des Héros. Pour lui, la présence de cet or et de cet opium relevait d’une mise en scène grossière, mais pour son supérieur, c’était une affaire embarrassante, urgente à éclaircir, surtout depuis que le Premier ministre, Son Altesse Princière Valērius Vesper, avait déclaré la guerre aux factions infiltrées dans les administrations.

Le troisième étage donnait sur le service d’investigation où s’activaient nombre d’enquêteurs, parmi lesquels, il ne put s’empêcher d’y songer, un ou plusieurs l’avaient piégé. La raison lui échappait encore et son principal espoir résidait dans la perspicacité des inspecteurs des Affaires internes spécialement dépêchés depuis Karninghám.

Les deux agents l’installèrent dans le couloir menant aux salles d’interrogatoire où attendait un homme d’une cinquantaine d’années. Une brûlure crevassait sa joue droite, de son nez tordu à son épaisse barbe noire grisonnante, donnant à cette figure dure, bourrue, toute couturée de cicatrices, un curieux contraste avec le livre qu’il lisait : « Chaleurs dans mon manoir », illustré d’une femme nue. Sa vêture n’était pas moins décalée, puisque malgré son expression rustre, son allure de brute épaisse, il portait sous sa redingote marron un gilet insolite noir brodé de motifs de fleurs rouges, sa chemise négligemment ouverte sur son torse et ses poils.

— Les Affaires internes viendront te chercher, lui dit un agent.

Seírios s’assit en laissant une chaise d’écart entre lui et l’autre homme puis attendit, les mains moites et molles.

Sa jeune carrière d’inspecteur de vingt-huit ans l’avait déjà entraîné sur quelques affaires sordides avec son mentor l’inspecteur Hróthgeirr Tólfskinn, mais jamais il ne s’était senti à ce point spectateur d’évènements le concernant. Une situation désagréable qu’il espérait résoudre par son honnêteté visible jusque dans son apparence : la forme soignée, la vêture dans les tons de son époque, il profitait d’un physique avantageux de brun ténébreux au teint hâlé hérité de ses parents originaires des îles Smáragdoi. Hélas pour lui, cette fois, son beau sourire et sa bonne figure ne l’aideraient en rien.

L’homme croqua dans une pomme et, tout en mâchant bruyamment, tourna la tête vers Seírios.

— Dure journée. (Seírios ne daigna pas répondre.) Pourquoi es-tu ici, gamin ? Si ce n’est pas indiscret. (Seírios persista à l’ignorer ; l’homme croqua une nouvelle fois dans sa pomme.) Manifestement, ma question était indiscrète. (Il essuya sa main droite dans son manteau puis la lui tendit ; ses phalanges bleuies trahissaient les coups qu’il avait récemment portés.) Viktor Būtor. Si ma main colle, c’est la pomme. (Seírios le jaugea du coin de l’œil et ne fit rien ; l’homme ne parut pas vexer, ferma son livre.) J’imagine que tu angoisses pour ton audition. Il est vrai qu’il existe nombre d’endroits autrement plus agréables que celui-ci. Lorsque j’étais plus jeune, il était coutume de priver les suspects de tout, à l’exception d’une chose. Un verre d’eau. (Il croqua dans sa pomme et, tout en inélégance, poursuivit.) Tu sais comment ça se passe ? Au début, sauf rares exceptions, les suspects ne sont jamais très coopératifs. Un petit excès d’orgueil. Peu à peu, tu leur mets la pression. Mais pas trop ! (Par souci d’éloquence, sinon par inconscience, il parlait beaucoup avec les gestes ce qui lui conférait une aura assurée comme si ce rustre avait un jour mené un interrogatoire.) Les plus orgueilleux ne manqueront jamais de se surestimer. Plus le temps passe, plus ils gagnent en certitudes et te rabâchent leur version. Pourtant, c’est à ce moment précis que tous se méprennent. L’interrogatoire est un jeu d’usure. Si tu laisses un verre d’eau devant ton suspect, tu peux être certain qu’il finira par l’utiliser. Pas forcément parce qu’il a soif. Juste pour se rassurer, se donner confiance, s’humidifier un peu le bec. Très vite, ce verre va agir comme un appel. C’est humain. Il arrivera un moment où il aura besoin de le toucher. Dès lors ce verre deviendra son seul ami. L’important est de le garder plein. Le diurétique est un indispensable. Après une heure, guère plus, ton suspect sera submergé par une furieuse envie de pisser. Et lorsqu’il demandera pour se soulager, il faudra refuser. Car c’est là que le suspect se trouve le plus disposé à coopérer. Comme si sa pisse s’était frayée un chemin jusqu’à sa cervelle. Évidemment, il va s’entêter à te résister. L’esprit humain déteste entrer en dissonance. C’est alors que prend lieu une bataille interne des plus divertissantes. Le suspect sera divisé entre deux besoins primaires. (Il tendit son index gauche.) Le premier vient de son corps. C’est sa vessie qui le supplie. (Il ajouta son majeur.) Le deuxième est mental. C’est son obstination à refuser l’incohérence. Dans un premier temps, ce refus est le plus fort. Mais ce que la majorité ignore, c’est que le corps finit toujours par l’emporter. Des contradictions de plus en plus flagrantes vont apparaître dans son discours. Lui-même sait qu’il a perdu dès lors qu’il ne peut plus se défendre. Là, il ne reste qu’à le cueillir, comme un bon fruit bien mûr.

Il croqua dans sa pomme juteuse.

— Quelle est votre solution ?

— La priorité est de soulager la pression qu’exerce ton corps sur ton esprit. En d’autres termes, tu te pisses dessus. Évidemment, si un suspect opte pour cette solution, il faut recommencer. En général, j’enchaîne avec un laxatif caché dans la bouffe. Rien de mieux pour saper toute dignité. Dans ton cas, je commencerais par là.

Seírios étudia l’expression sérieuse de cet homme.

— Excusez-moi, mais… je crains de ne pas comprendre. Qui êtes-vous exactement ?

Un sourire asymétrique se dessina sous sa barbe.

— Ni plus ni moins que la main qui te torchera le cul.

— Êtes-vous des Affaires internes ?

— Considère-moi plutôt comme… un humble serviteur du Miséricordieux. Le seul capable de te sortir de tes misères.

— Quelles misères ? Que croyez-vous savoir sur moi ?

Il croqua dans sa pomme.

— Seírios Lithoxóos, vingt-huit ans, inspecteur depuis deux ans, sans épouse ni enfant connu. Bonne gueule, bien ébarbé, mâchoire joliment carrée, tu enchaînes les conquêtes, mais aucune relation stable. La dernière à laquelle tu as amoureusement promis mariage et descendance t’a surpris à gamahucher sa sœur. (Seírios s’empourpra, craignant que cet homme fût proche des sœurs Tittwine, filles de sa lavandière, furibonde qu’il eût volé leur virginité.) Loin de moi l’idée de te juger, gamin. Libre à chacun de fourrer sa langue à l’endroit qu’il veut. Lorsque des cuisses n’encadrent pas ta figure et que le con de ces dames ne te garnit pas d’une moustache, tu concentres ton énergie à ta carrière. Félicitation. Inspecteur. Un grade loin d’être acquis avec ton passé. Depuis tes treize ans, tu voues une onéreuse passion aux armes anciennes. Épées, haches, arcs, arbalètes et armes à feu. Il paraît que tu t’es constitué un joli musée au-dessus de ton logement. Plus récemment, pour ne pas dire hier, trois kilos de Sang des Héros et cinq-mille vespers ont été découverts dans ton casier. Officiellement, tu n’es pas mis aux arrêts, seulement suspendus. Mais les Affaires internes n’ayant pas prévu de t’interroger avant onze heures, ton supérieur a préféré te garder à l’œil en te faisant venir à huit heures. Ce qui te laisse… (Il consulta sa montre gousset.) Trois heures à attendre.

— Comment savez-vous tout cela ?

— L’information est le nerf de la guerre, gamin.

— Je n’ai rien à cacher, se défendit Seírios, convaincu que la vérité finirait par l’innocenter. Je suis la cible d’un complot.

— Un complot ? releva-t-il d’un air moqueur. L’expression n’est-elle pas excessive ? Qui comploterait contre toi ? Un inspecteur jaloux ? Qui serait jaloux d’un inspecteur médiocre au patronyme si impopulaire qu’il se trouve réduit à abuser des filles de sa lavandière ? Allons, ne te voile pas la face, gamin. L’opium et les vespers ont été trouvés dans ton casier, fermé avec ton cadenas dont tu es le seul à détenir la clé. Difficile de ne pas imaginer que tu ne sois pas une taupe au service des Charognards. Surtout depuis la dernière descente. Il semblerait que les rapaces se soient envolés juste avant l’intervention. Comme si un talpidé avait tout balancé. Moyennant juste rétribution.

— Je n’ai pas vendu l’information.

— J’espère que tu n’as pas été assez sot pour la livrer sans contrepartie ? La solidarité est une affaire de pauvres, gamin.

— J’ai été aussi surpris que les autres en découvrant le logement vidé. Pas plus tard que la semaine dernière, j’avais vu dix Charognards y préparer l’opium. Tout comme l’inspecteur Tólfskinn.

— Sauf que l’ivrogne est sur une autre affaire. À Karninghám. Pas toi.

— Je ne travaille pas pour les factions, s’agaça-t-il de cette accusation.

— Tu es le plus jeune inspecteur de ce service. Les factions savent se montrer généreuses envers ceux avides de gloire ou de fortune. Et entre nous… tu ne serais pas le premier à chercher un raccourci. Très curieusement, depuis trois ans, Ombres et Charognards sont d’une extraordinaire générosité. À croire que la multiplication des bagnes aura fini par délier leurs bourses.

— C’est ridicule, récusa-t-il de dépit. Je ne suis pas un pourri.

Il sourit tristement.

— Moi, j’ai envie de te croire. J’aimerais voir en toi un homme intègre, dont l’unique faille fut de profiter de la crédulité des filles de sa lavandière. Ton dossier me paraît incohérent avec toute cette affaire. Pour moi, tu n’es que le fils d’un traître en quête de notoriété pour faire oublier les crimes de son paternel. Mais pour les Affaires internes…

— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

— Deux bonnes questions. Tu omets néanmoins la plus importante. Qu’ai-je à proposer ? (Il parut attendre que Seírios l’interrogeât, mais celui-ci n’était pas d’humeur à entrer dans son jeu.) Bien ! Puisque cela t’importe peu, je vais tout de même te répondre. Je suis ici pour t’offrir la chance de ta vie. L’opportunité unique de devenir un héros. Si tu ne veux pas de mon offre, je peux repartir et te laisser seul avec les Affaires internes. J’ai beaucoup de choses très intéressantes à faire.

— Pour qui travaillez-vous ? Les factions ?

— Ne sois pas insultant gamin. Disons plutôt que… (Il surveilla les alentours puis s’assit sur la chaise qui les séparait.) Je pense ne rien t’apprendre en te disant que l’Empire est à l’aube du plus grand conflit de son Histoire. Les provinces insurgées rassemblent armes, munitions et troupes partout sur le Mur. Leurs nouvelles mécaniques sont impressionnantes. Elles nous promettent de grandes défaites. Dans ces conditions, tu comprendras que tous les coups sont permis. Les quatre usurpateurs le savent. L’Álmórien mieux que les autres. Pour remporter cette guerre, l’Empire a besoin d’un personnel discret, fiable, spécialisé et… hautement qualifié. (Seírios sentit un frisson lui parcourir le dos sous l’effet du doute et de la peur mêlés à ses espoirs.) Tu as un rêve gamin. Un rêve gravé au plus profond de ta chair. Un rêve né de la trahison de ton paternel. Il serait dommage de ne pas l’exploiter. Surtout avec la notoriété de ton patronyme. (Après un clin d’œil de connivence, il se leva, jeta son trognon de pomme sous sa chaise.) Maintenant, tu as un choix à faire. Ou tu attends sagement, le cul sur cette chaise, les Affaires internes, ou tu me suis pour découvrir ce glorieux destin que te réservent les dieux. Je te promets que tu seras de retour pour ton audition. Je t’attends à la taverne des Gentilshommes. Dans une heure, je n’y serai plus. Décide-toi vite, gamin. J’ai bien peur que ton avenir se joue maintenant.

Būtor partit avec une prestance alliant assurance et nonchalance ; Seírios n’était pas certain d’avoir parfaitement saisi la proposition et n’eut pas le courage de questionner cet homme capable de se fondre parmi les enquêteurs. Depuis la trahison de son père à l’origine de la guerre, Seírios n’avait qu’une obsession : devenir un espion pour l’Empire. Il n’en était pas certain, mais cet homme en était peut-être un. Tel fut du moins ce qu’il voulut croire.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Camille Vernell ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0