Chapitre 7
Cornelius Cornwell
Ordre et Ombres le tenaient à la gorge.
Cornelius avait le désagréable sentiment d’assister au délitement de sa vie tout entière. Sa seule option entrevue durant la nuit était de retrouver son vieil ami Nordberht qui, neuf ans plus tôt, l’avait aidé à sceller les portes de la ruine des Terres Désolées.
Lorsque le funiculaire s’arrêta à la station Dūnstān Gódmann, dans le 3e arrondissement, Cornelius frôla deux passagers et sortit du transport avec un groupe d’étudiants vêtus de leur prestigieux uniforme. Quand le véhicule redémarra, il rangea les deux bourses dans sa besace et traversa la route pour se rendre à l’université Vesper, le plus grand établissement d’enseignement supérieur de l’Empire, protégé par une grille d’enceinte et des gardes.
Des mesures somme toute dérisoires pour une Ombre déterminée ; Cornelius déroba la carte d’un étudiant distrait, dupa les gardes avec la pédanterie d’un enseignant, puis jeta le laissez-passer dans un buisson après la grille. La cour ombragée de chênes pluriséculaires était dominée en son centre par une majestueuse statue de marbre blanc d’Amadeus Vesper, une arbalète dans une main, arme de prédilection des héros de l’Âge de la Reconquête, une tablette de lois dans l’autre. Le père fondateur de l’Allgēhya avait la tête tournée vers sa droite comme pour veiller sur cette ère civilisationnelle initiée par ses projets.
Les six édifices érigés en hexagone autour de lui reflétaient le style architectural vesperien dont les caractéristiques principales se résumaient en trois qualificatifs : monumentalisme, classicisme, symétrie.
La double porte d’entrée de chaque bâtiment était encadrée par deux pilastres élevés jusqu’à l’entablement ; des deux côtés, quinze grandes fenêtres assuraient l’éclairage naturel du rez-de-chaussée tandis qu’à partir du premier étage les fenêtres réduisaient jusqu’à être plus petites de moitié pour le troisième et le quatrième. Cette architecture austère, symbole de renaissance et de retour à la civilisation, avait pour particularité de se trouver partout dans les cinq premiers arrondissements de Karninghám où se concentraient les grandes instances du pouvoir. Seule venait rompre la rigueur de cette architecture la discrète gravure d’un oiseau au-dessus des doubles portes, emblème de la ville et blason de son fondateur : le Parangon Karn.
Cornelius chemina vers le bâtiment d’Histoire, longea deux couloirs richement décorés puis ouvrit la porte de l’amphithéâtre sur laquelle une plaque de bronze indiquait : « Maître de conférences, M. le comte Einhart ». D’abord intimidé par ce décor qu’il n’avait plus fréquenté depuis bientôt une décennie, Cornelius sonda la centaine d’étudiants, tous issus de grandes maisons, et se trouva une place entre deux jeunes.
Nordberht ne paraissait pas l’avoir remarqué depuis l’estrade en contrebas et poursuivait son cours monotone, monocorde, d’autant plus favorable à l’engourdissement qu’il se tenait droit comme un piquet, les mains clouées à son pupitre.
D’aussi loin que se souvînt Cornelius, Nordberht avait toujours possédé ce don d’assoupir son auditoire et ce n’était pas son physique ingrat, sa silhouette rabougrie, ventripotente, son conformisme vestimentaire inchangé en trois décennies ou son charisme de vieux livre poussiéreux qui le sauverait. Maintenant sexagénaire, ses cheveux châtain foncé, autrefois accordés à sa veste de velours marron, avaient viré au gris, mais sa figure lymphatique restait en accord avec ses éternelles lunettes rondes, légèrement de travers depuis que le fer d’un cheval avait rencontré son nez. Le reste de ses traits klǣwīgiens semblaient avoir été dessinés par son caractère : prudent et lâche par nature.
Nordberht déroulait le programme officiel de l’Empire et présentait les grands évènements de la guerre, de la Conjuration du Puîné à l’Armistice, sans qu’un soupçon de passion modulât sa voix. Tout juste se servait-il de la carte accrochée derrière lui pour illustrer les principaux conflits dont la majorité s’était déroulée sur le Mur de Fer qui s’étendait du nord au sud et séparait les quatre royaumes autoproclamés à l’ouest : Álmór, Klǣwīg, Novrod et Mitḫāru, des cinq provinces de l’Empire à l’est : Hrímgardr, Ealdrima, Kauṃ-śaiṣṣe, Erkallu et les îles Smáragdoi. Au nord du continent – après Álmór et Hrímgardr – une dizaine de tampons marquaient les conflits survenus dans les Terres Gelées, tandis qu’au sud – sous Mitḫāru et Erkallu – une trentaine de marques repéraient les assauts ayant détruit villes et villages du désert des Terres Désolées. Dans un souci de précision, le cartographe avait jugé bon d’ajouter des navires le long des côtes, dans les océans Ēastmǣre, Westmǣre, ainsi que des aérostats au-dessus des terres et des montagnes.
Quand enfin la sonnerie retentit, Cornelius descendit l’escalier central à contre-courant des étudiants et approcha du pupitre de son ami occupé à ranger ses documents.
— Monsieur le comte, l’interpella-t-il sobrement.
Nordberht releva la tête vers lui, pensant peut-être trouver un étudiant, puis, les yeux rendus ronds par l’étonnement, il bredouilla :
— Que… que fais-tu ici ? Comment es-tu entré ?
— Il y a dix ans, j’enseignais ici, rappela-t-il, amusé par cette réaction. Les lieux n’ont pas beaucoup changé.
— Certes, confirma Nordberht, sur la défensive. Pourquoi es-tu là ?
— J’ai besoin d’un service. Ensuite nous serons quittes.
— Quel genre de service ?
Cornelius laissa courir ses doigts le long du pupitre.
— L’Ordre m’a retrouvé, révéla-t-il sans détour. Hier soir, une inspectrice m’a arrêté. La fille de Zaqāru. Depuis, des agents me suivent partout, y compris dans le trentième. (Nordberht jeta un regard anxieux vers l’entrée, sans doute pour s’assurer qu’aucun agent n’avait échappé à sa vigilance.) Comme tu l’imagines, en neuf ans, j’ai eu le temps de me construire une nouvelle vie. De manière temporaire, j’aimerais que tu héberges une jeune femme. Elle compte beaucoup pour moi et…
— Je t’arrête tout de suite, l’interrompit-il dans un geste équivoque. Si tu es venu pour cela, alors tu t’adresses à la mauvaise personne.
Étonné par cette réaction, Cornelius lui rappela sa dette :
— Nous avons scellé les portes ensemble. J’ai endossé l’entière responsabilité de cet acte de dissidence et du meurtre de Zaqāru pour que tu puisses vivre avec ta famille. Toi et Radomir, vous m’êtes redevables. Vous avez une dette morale envers moi.
Nordberht lui fit signe de baisser d’un ton.
— Je n’ai aucune implication dans la mort de Zaqāru.
— Moi non plus. J’étais avec Eggvardr et toi lorsque Radomir a tiré. Pourtant, j’ai assumé ce meurtre. Pour que Radomir puisse revoir sa femme et sa fille. Pour que toi aussi, tu retrouves les tiens.
— Écoute, fais ce qu’ils demandent. Ouvre les portes.
Cornelius bégaya puis se reprit :
— Tu sais comme moi que Rigēns utilisera la Lune Noire. Ni lui ni Sa Majesté ne brandiront cette arme en prétendant qu’elle peut détruire une province tout entière, non, ils l’emploieront contre Álmór pour montrer à tous que nul ne peut défier l’Empire. Sauf que ni toi ni moi ne sommes en mesure de prédire la suite des évènements. Pas même le nombre de victimes. Je n’ouvrirai pas ces portes. Je refuse d’avoir des millions de morts sur la conscience.
— Tu en auras quoi qu’il arrive. Si tu refuses de remettre la Lune Noire à l’Empire, plus rien ne pourra empêcher une nouvelle guerre. Ton fils est mort au cours de la première. Ne laisse pas d’autres enfants de nos terres succomber à la deuxième. Nous pouvons empêcher ce massacre. Il n’est pas trop tard. Ce soir, il est prévu que je parte pour les Terres Désolées.
— Quoi ? s’inquiéta Cornelius. L’Ordre t’a également menacé ?
— Personne ne m’a menacé. Lorsque j’ai appris que les provinces insurgées réinvestissaient le Mur, je me suis rendu au bureau de l’Ordre. Je l’ai fait de mon plein gré. (Cornelius resta bouche bée.) Je ne veux pas voir mes fils périr sur le front ! Évidemment, toi, tu t’en moques, tu n’as plus rien à perdre ! (Nordberht se laissa emporter par un élan de révolte aussi soudain qu’inattendu.) À l’époque où nous avons scellé les portes, je pensais comme vous. Parce que mes fils n’étaient pas en âge d’entrer dans l’armée. Parce que, naïvement, je croyais que jamais ces faux rois ne parviendraient à se maintenir. Je me fourvoyais. Quand la guerre reprendra, mes fils seront conscrits. Je refuse de les abandonner au Mur sans agir. J’ai donné ta fausse identité.
Cornelius resta pantois.
— Pourquoi ? J’avais foi en toi !
— Parce que j’étais présent quand nous avons enterré Cornelius Cornwell à ta place. J’étais avec toi quand tu as poignardé ce misérable. Je connaissais ta nouvelle identité et je savais que tu vivais dans le quartier des déshérités.
— La rumeur, comprit-il en se remémorant les mots de l’inspectrice. C’était toi. Tu m’as trahi.
— Pour éviter une guerre ! s’emporta Nordberht. Peux-tu comprendre cela ou es-tu seulement trop borné et égoïste ?
— Égoïste ? releva-t-il, frappé par cette accusation. J’ai donné ma vie pour la Lune Noire. Eggvardr et moi avons accepté toutes les responsabilités, comme si nous avions agi seuls ! Y compris pour Zaqāru ! Toi et Radomir n’avez jamais été inquiétés pour quoi que ce soit. Vous avez poursuivi vos carrières comme si de rien n’était ! Je reconnais être beaucoup de choses, mais certainement pas égoïste. Après Zaqāru et Eggvardr, je suis celui qui a le plus sacrifié.
— Cesse ce combat, soupira-t-il, las. Remets-nous tes carnets et les codes. Rien ne t’oblige à revenir dans les Terres Désolées. Aide-nous à rouvrir les portes. Ta coopération jouera en ta faveur. Peut-être même profiteras-tu d’une Indulgence impériale.
— Est-ce ce qu’ils t’ont promis ?
— C’est ce que j’ai accepté. Comme tu le vois, j’ai conservé mon titre et mon poste. Je te le demande comme une faveur. En souvenir de notre amitié. (Cornelius réprima un sourire nerveux puis détourna la tête, atterré par cette formidable audace.) Tu deviendras un héros ! L’Histoire se souviendra de toi au même titre que les grands héros de l’Âge de la Reconquête ! Tu seras l’homme qui a su faire fonctionner les mécaniques des Anciens ! La Lune Noire ! Les sentinelles ! Les livres parleront de toi ! Grâce à toi, plus aucun enfant d’Allgēhya ne périra dans un conflit. Et les provinces insurgées capituleront.
— Nous ne serons pas des héros, Nordberht. Mais des monstres. Coupables d’avoir remis en fonctionnement la chose qui a détruit le monde des Anciens. (Nordberht émit un soupir révélateur.) Si l’Histoire se poursuit après nous, alors peut-être les livres retiendront-ils nos noms. Pas de manière positive, je le crains.
— Faut-il toujours que tu dramatises ? Avec toi, tout est blanc ou tout est noir ! Aucune discussion n’est jamais permise !
— Il y a plus de neuf siècles, les sols se sont couverts de cendres. Deux générations durant, le jour ne se différenciait plus des nuits et l’air était tellement vicié que la vie partout agonisait. Seuls nos ancêtres réfugiés sous terre avec suffisamment de ressources ont pu survivre. Les autres sont morts de faim, de soif, de froid ou de maladies. Ose contester ces traductions que Radomir, Eggvardr, Dūnstān, Fidēlis, Zaqāru et toi avez réalisées.
— Nos traductions sont imparfaites et tu le sais. Il est également probable que jamais la Lune Noire n’a provoqué cet évènement. La Longue Nuit Empoisonnée fut le fait d’une puissance prodigieuse. Une puissance qui n’appartient pas aux hommes. Jamais l’humanité n’aura le pouvoir de détruire un monde tout entier ! Moins encore d’éradiquer la vie ! Ce pouvoir n’appartient qu’aux dieux.
— Aux dieux ? répéta Cornelius, heurté par ce discours. Je te savais à la limite des théories, mais ici, tu pourfends la raison.
— La Lune Noire est une mécanique de rupture, soutint Nordberht, fermement engagé, dérogé qu’il était. Une mécanique qui nous donnera l’avantage sur les provinces insurgées. En utilisant la Lune Noire pour détruire Álmór, nous mettrons fin à la guerre avant même que débute le premier conflit. Si l’Álmórien disposait d’une telle arme, nul doute qu’il l’emploierait pour détruire tout Karninghám !
— Mais il ne l’a pas ! s’énerva Cornelius, rattrapé par la colère. Nous seuls la possédons ! La responsabilité de cette arme nous incombe ! Il est de notre devoir de ne jamais l’utiliser au risque de provoquer une nouvelle ère de chaos !
— Nous pouvons gagner cette guerre sans faire la guerre ! Sans victimes dans notre camp ! N’est-ce pas cela qui importe ?
— Crois-tu réellement que la puissance destructrice d’une arme comme la Lune Noire, capable d’embraser des villes, des forêts, de raser des montagnes, d’assécher des lacs et d’empoisonner les sols pour des siècles, n’atteindra jamais nos terres ? Crois-tu sincèrement que le Mur nous protégera des cendres empoisonnées ? Combien d’innocents es-tu prêt à sacrifier pour essayer de sauver tes fils ?
— Alors quoi ? Préfères-tu ne rien faire ? Préfères-tu laisser venir une nouvelle guerre ? Abandonner des centaines de milliers de concitoyens à la barbarie des álmóriens ? Des amis ? Des enfants ? Des sœurs et des frères ? Quel humanisme ! Bravo ! Je te reconnais bien là. Tu n’as pas beaucoup changé en neuf ans. Quelque part, je suis rassuré de voir que ta nouvelle identité ne t’a pas transformé. Tantôt humaniste, tantôt égoïste !
— Les deux ne sont pas incompatibles. Je préfère avoir des centaines de milliers de morts sur la conscience plutôt que des millions. Et entre nous, ce n’est pas moi qui ai le plus à gagner d’une capitulation.
— Je reconnais ce discours. Les dérogés sont tous des mauvais, des pourris. Je suis bien peiné de te voir adhérer à ces suspicions. Tous les loyalistes ne réclament pas la guerre !
— Combien refuseraient de reprendre leurs terres ?
Une victoire de l’Empire abrogerait les lois de la Grande Dérogeance et recéderait à ces nobles loyaux aux traditions impériales biens et terres spoliées. Cornelius doutait qu’il pût exister quelques dérogés disposés à accepter les lois de la Grande Dérogeance. Aucun n’était digne de confiance. Et c’était cela que Nordberht lui rappelait.
— D’une manière ou d’une autre, l’Ordre te contraindra.
Cornelius sourit nerveusement, pris d’une absurde rancœur.
— Mieux m’aurait pris de t’éliminer lorsque j’en avais l’occasion. Cela m’aurait épargné cette conversation stérile.
Cornelius tourna les talons pour ne plus perdre de temps avec ce traître et commença à remonter les marches de l’amphithéâtre.
— Tu es le seul à connaître la combinaison pour déverrouiller les portes ! cria Nordberht comme un ultime appel. Il n’y a que toi qui puisses empêcher cette guerre !
— Je ne ferai rien, soutint-il au milieu de l’escalier. Je ne serai pas le responsable de millions de morts.
— Et moi, je ne laisserai pas mes fils périr par ton arrogance.
— Dans ce cas, convaincs Sa Majesté de négocier. Sinon, rejoins les provinces insurgées, convaincs les rois d’apaiser les tensions. Pour ma part, je ne céderai à aucun le pouvoir de détruire le monde.
— Alors tu vas laisser une nouvelle guerre déchirer notre continent ? Décimer nos familles ?
— Six siècles durant, Ealdrima et Álmór ont dirigé l’Empire. Il y avait certes à redire, des choses à réviser, mais il est une vérité incontestable. Malgré nos désaccords, nous partageons la même Histoire. Une Histoire écrite dans le sang des survivants. Compte tenu de ces origines communes, il devrait être aisé de nous réconcilier.
— Tu sais comme moi que les choses ne sont pas aussi simples.
— Elles le devraient. Je n’ouvrirai pas ces portes.
— Tu n’auras pas le choix !
— Nous verrons, conclut-il en reprenant son ascension.
— Cesse de fuir Išaru ! insista Nordberht lorsqu’il atteignit les dernières marches. Il arrive un moment dans la vie d’un homme où il faut assumer son destin ! Ton destin est de remettre en fonctionnement les mécaniques des Anciens. C’est pour cela que tu vis !
Cornelius sourit tristement devant la porte, se tourna une dernière fois vers celui qui, jadis, était son ami.
— Comme tu l’as dit, seules leurs mécaniques m’intéressaient. Leurs parchemins, leurs automates. Pas la Lune Noire ni les sentinelles. Aujourd’hui, je sais que dans ces ruines, il n’y a que la mort. Et une mécanique sournoise conçue pour anéantir la vie.
À ces mots, il partit.
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