Chapitre 8
Seírios Lithoxóos
Būtor ne fut pas difficile à trouver. Installé au bar de la taverne des Gentilshommes, un verre au contenu bleu vert à la main, il paraissait attendre, sa montre gousset ouverte devant lui. Sa silhouette rustre de brute épaisse tranchait avec le caractère raffiné de cet établissement où laitons et bois lustrés se voulaient suffisamment élaborés pour séduire une clientèle distinguée.
— Tu as mis le temps gamin, remarqua-t-il, sans lui adresser un regard. Quatre minutes et je partais.
— Je devais m’assurer que vous ne mentiez pas.
— Méfiant, constata-t-il avant d’immobiliser son verre devant ses lèvres. Dis-moi gamin. Je suis curieux. (Il se tourna vers lui.) Comment t’y es-tu pris pour vérifier ma fiabilité ?
— Vous avez vos sources, j’ai les miennes.
Būtor l’évalua en sachant probablement que Seírios n’avait pas que des ennemis au bureau puis adressa un signe au tenancier.
— Fée bleue pour mon ami.
Le tenancier prit un verre, mais Seírios lui indiqua de ne rien faire.
— Ce n’est pas nécessaire. Je ne bois pas.
— Ne bois-tu jamais ou aujourd’hui est exceptionnel ?
— Je veux rester sobre pour mon audition.
— Sage décision. (Il remballa sa montre.) Tu auras besoin de toute ta cervelle devant les agents Hróf et Colt. Ces deux-là sont de la vieille école. (Il se leva, fit rouler ses épaules, craquer sa nuque, reprit son verre.) Un peu comme moi. Même s’ils sont peut-être moins rouillés.
— Comment saviez-vous qu’ils n’arriveraient pas avant onze heures ?
— Simple problème d’arithmétique, expliqua-t-il en l’entraînant vers la deuxième salle. Ton dossier est arrivé en fin d’après-midi à Karninghám. Les agents ont été affectés dans la soirée et, grande révélation, tous deux ont une famille qu’ils aiment tendrement. Que veux-tu ? Tout le monde n’est pas aussi investi et prévenant que ce bon vieux Būtor ! Une chance pour toi que l’information me soit arrivée à temps. (Būtor s’arrêta devant une table placée derrière un paravent et déclencha un mécanisme qui commanda l’ouverture d’une porte dérobée ; il alluma la lanterne posée sur une table entourée de fûts.) Entre et ferme la porte.
Seírios ne discuta pas, mais ne manqua pas de remarquer que l’endroit avait été préparé pour sa venue.
— Quelle est cette pièce ? Une planque de contrebande ?
— Si tu connais la réponse, pourquoi poses-tu la question ? (Il contourna la table, s’assit sur la chaise orientée vers la porte ; la lueur vacillante de la lampe à sa droite parut embraser chaque ravinement de chair brûlée sur ce côté ; sa barbe épaisse et ses sourcils en broussaille intensifiaient la noirceur de cette figure bourrue, pour moitié ombragée ; seul son gilet noir brodé de fleurs rouges ajoutait une exubérance inattendue à son allure.) Cette planque appartenait aux Charognards avant que l’Ordre y fourre son nez. Bill a ensuite acheté l’établissement. Il possède sa propre distillerie, pas très loin, et entrepose ici l’absinthe qu’il produit. Ouvre un de ces fûts, goûte par toi-même. Je lui dirai de mettre ça sur ma note.
— Ce ne sera pas nécessaire, déclina Seírios en s’asseyant devant lui.
— Dans ce cas, trêves de préliminaires. (Būtor posa un lourd dossier sur la table et l’ouvrit sur des documents marqués du sceau de l’Ordre.) Ton dernier examen médical est bon, tes tests intellectuels corrects et l’évaluation de ton formateur n’a rien révélé de particulier. (Il ferma le dossier releva ses prunelles sombres vers Seírios.) Sur le papier, ton profil n’est pas extraordinaire. Commun, dirais-je. Un bon point pour toi. Maintenant, reste à voir ce que tu vaux sur le terrain. Et ça… (Il appuya un pouce décisionnaire sur sa poitrine.) C’est le boulot de Bubu. Pendant cinq jours, je vais t’évaluer. Je te confierai diverses tâches et missions et je te superviserai. (Il croisa les mains devant lui.) Des questions ?
— Seulement une, confirma Seírios, qui n’avait pas tranché ses doutes. Pour qui travaillez-vous ? L’Ordre ?
Būtor dressa un sourcil circonspect.
— Ne me dis pas que tu es assez sot pour être venu jusqu’ici sans avoir deviné l’identité de mon employeur ? (Seírios ne souhaita pas répondre, mais ne sut leurrer Būtor qui fit une moue en se grattant la barbe.) Il est vrai que je n’ai pas été des plus explicites. Il faudra t’y habituer. Il est rare de recevoir des consignes claires et précises dans le milieu. Une affaire de sécurité. J’appartiens aux renseignements. Je travaille pour le ministère de l’Ordre et des Armées. Ton dossier m’a été remis par mes supérieurs, car il s’avérerait que tu rêves de travailler pour nous. Du moins, c’est ce que l’inspecteur Tólfskinn a écrit dans son évaluation.
— J’ignorais qu’elle vous parviendrait.
— Aucune information ne reste longtemps secrète. Surtout lorsqu’elle concerne le Service. Rassure-moi, as-tu toujours envie de devenir un espion pour l’Empire ?
— Plus que jamais.
— Alors, entrons dans le vif du sujet. Tu te doutes de quoi je veux causer ? Le paternel. Que peux-tu me dire à son propos ? Sois honnête. (Il appuya un index sous son œil droit.) Cet œil repère tous les mensonges. Parle sans crainte, ces murs sont très épais.
— Mon père était un traître, éluda-t-il d’abord. Je n’ai rien à ajouter.
— As-tu jamais soutenu ses projets ?
— Jamais.
— Parle-moi un peu de lui. Comment était-il pour toi ?
— Je n’étais qu’un enfant, se justifia-t-il pour ne pas être assimilé à ses crimes. Je n’avais que sept ans lorsqu’il est monté sur l’échafaud.
— Sois précis, réponds à mes questions. Comment le voyais-tu ?
— Comme un enfant regarde son père. Comme quelqu’un de bien. Évidemment. (Seírios se remémora ce jour maudit où son destin et celui du continent tout entier avaient basculé.) J’ignorais le crime qu’il s’apprêtait à commettre. Comment aurais-je deviné ? Ma mère et moi avons découvert la vérité le lendemain de la conjuration. Son portrait figurait en première page de tous les quotidiens.
— L’as-tu vu avant son exécution ?
— Nous pouvions refuser, avoua-t-il à regret. Mais… c’était mon père. J’avais besoin de le voir.
— Comment était-il ?
Seírios revoyait la scène, enfant, horrifié à l’entrée du parloir par la figure arrachée de l’homme derrière les barreaux ; une balle lui avait traversé la mâchoire et seul un linge ensanglanté entourant sa tête maintenait sa bouche fermée. De la salive et du sang coulaient sur sa chemise.
— Jamais je ne l’ai vu plus défait.
— Avez-vous échangé ? A-t-il dit quelque chose ?
— Il a essayé. Mais c’était incompréhensible. Dans ses yeux cependant, il y avait des larmes. Dix minutes après, il était mort.
Sur la Place du Renouveau, la garde le fit s’agenouiller, la tête sur le billot. Son destin fut celui de vingt-neuf autres conjurés.
— As-tu vu ou aperçu le puîné ?
— Une fois. Mon père m’a fièrement présenté à lui. Ce n’est que plus tard que j’ai compris qui était cet homme. Son Altesse Impériale Vītālis Vesper, puîné de Sa Majesté, gouverneur d’Ealdrima. Le Conjurateur.
— As-tu rencontré d’autres conjurés ?
— Pas que je me souvienne. Mon père partait travailler tôt et revenait tard. Du moins lorsqu’il revenait. Parfois, il dormait dans son fiacre. Je sais seulement qu’il était fier de la confiance que lui accordait le puîné. La veille de la conjuration, il est venu me trouver après le dîner. Il m’a dit que notre famille serait éternellement reconnaissante envers Vītālis. J’ignorai ce que cela signifiait. Mais j’étais heureux. Ensuite, il m’a promis de grandes études, de grandes écoles. Une vie de grands, comme il disait. Noblesse d’Honneur lui avait assuré le puîné. Ainsi qu’une baronnie en Ealdrima, transmissible aux héritiers.
— Une proposition difficile à refuser.
— Notre nom aurait quitté la classe des laborieux pour entrer dans la noblesse, sans même passer par la bourgeoisie. Une opportunité qui, forcément, plaisait à mon père.
— Est-ce pour cette raison, pour ton père, que tu as voulu intégrer l’Ordre ?
— Je voulais arrêter tous ces traîtres qui nuisent à l’Empire. Le Conjurateur est mort. Mais ceux qui soutiennent des monstres comme les usurpateurs ne sont pas différents. Ils n’aspirent, eux aussi, qu’aux divisions et à la guerre. Ils ne méritent pas de vivre.
Būtor sourit.
— Heureux de te l’entendre dire. Le rôle d’un agent des renseignements consiste essentiellement à collecter des informations pour garantir la sécurité et la stabilité du système. Cette collecte peut prendre diverses formes. Il y a les méthodes douces, comme l’écoute, l’espionnage, et les méthodes moins… conventionnelles. Si tu es admis, ton rôle ne se limitera pas à l’espionnage. Nous sommes en guerre. Tous les moyens sont bons pour tromper ou déstabiliser l’ennemi. Depuis quinze ans, depuis l’armistice, les usurpateurs nous envoient de plus en plus d’espions et de saboteurs. Nous ne sommes pas à l’abri d’une nouvelle fourberie de leur part.
— Comment ? Le Mur de Fer n’est-il pas infranchissable ?
— C’est ce que prétendent les journaux. Dans les faits… c’est une passoire. Il existe de nombreux moyens de le franchir. Tunnels, Terres Gelées, Terres Désolées, et, mon préféré entre tous, dirigeables. En ce qui te concerne, nous n’en sommes pas à ce stade. Mais tu dois savoir qu’un agent des renseignements doit être prêt à tout pour sa nation. Les álmóriens n’ont aucune pitié et ne reculent devant rien.
— Aucun autre que moi ne peut autant les haïr. Ce sont eux qui ont causé la guerre.
— Vouloir refroidir un traître ou un Álmórien est une chose. Passer à l’acte en est une autre.
— J’ai déjà abattu deux criminels.
— J’ai lu cela. (Il consulta un document.) L’un était une Ombre. Un maraudeur surpris en plein méfait. L’autre avait enlevé et séquestré deux jeunes filles. J’ai aussi noté que tu n’avais souhaité prendre aucun congé après ces évènements.
Būtor referma le dossier, le questionna du regard.
— Si votre question concerne ma culpabilité, sachez que je n’en éprouvais aucune. Ces individus étaient conscients de leurs actes.
— Un tueur. Excellent. Si tu travailles pour nous, tu pourrais être amené à te rendre dans une province insurgée. Mitḫāru, Novrod, Klǣwīg ou… Álmór. Là-bas, tu seras cerné par l’ennemi, soumis à une pression permanente. Il est tout à fait possible que tu te trouves un jour dans une situation semblable à celle de ton père. Il est également possible que l’Empire te demande d’abattre un usurpateur. Peut-être même l’Álmórien. Un acte qui mettrait fin à la guerre.
— Ce serait un honneur.
— Si tu étais pris, l’Empire nierait tout lien avec toi.
— Je suis prêt à tout pour l’Empire. Y compris à mourir.
— Pareil patriotisme me ravit. Même si mourir ne sera pas ton plus grand sacrifice. (Seírios fronça les sourcils.) J’ai lu dans ton dossier que tu étais célibataire. Mes informations datent un peu. Rien en projet ? Pas même avec les filles de la lavandière ?
— Je ne les vois plus.
— Voici qui facilitera les choses. J’ai également noté que tu avais peu de vie sociale en dehors du travail.
— Cela fait des années que je rêve d’intégrer les renseignements.
— J’entends. Tu rends souvent visite à ta mère qui n’habite pas loin.
— Est-ce un problème ?
— Elle ne doit en aucune façon connaître tes activités. Personne, en dehors de moi, ne doit savoir ce que tu fais. Si nous mettons en scène de fausses informations te concernant, la population tout entière devra y croire. Y compris ta mère. Au cas où elle serait interrogée par un agent ennemi.
— Je vois, concéda-t-il en songeant qu’elle ne serait pas dupe. Elle connaît mon rêve et n’a eu de cesse de me soutenir. Elle connaît aussi ma fidélité et mon amour pour l’Empire. C’est elle qui m’a inculqué ces valeurs. Elle comprendra et ne parlera pas. Le secret est maître dans notre famille.
— Tout cela est fort encourageant ! déclara-t-il en écrasant une main ferme sur le dossier. Je crois avoir tout ce qu’il me faut. Ta première mission démarre ce soir. (Il fouilla dans son manteau et lui tendit une enveloppe.) Voici ta cible. (Seírios l’ouvrit et lut : « Græg Wægnwyrhta ») Nous avons découvert que cet homme avait été payé par un agent álmórien pour commettre un attentat. Nous ne savons pas quand il agira, ni où, ni comment, mais l’information est fiable. Ce soir tu passeras ton premier test. Si tu échoues, tu n’intégreras pas les renseignements. Des questions ?
— Que devrai-je faire ?
— Tu le découvriras ce soir. D’autres questions ?
— Aucune.
— Je m’en félicite ! conclut-il en reprenant son verre. Bienvenue dans la famille, gamin. Je te laisse retourner au bureau pour ton audition. Ne dis rien aux Affaires internes. Contente-toi de nier, je vais tout arranger. Aussi, s’ils te font le coup du verre d’eau, demande à te soulager quarante minutes après le début de l’interrogatoire. Montre-leur que tu es prêt à craquer, mais continue à nier toute implication. Nous exploiterons plus tard cette affaire.
Seírios remercia Būtor pour ces précieux conseils ainsi que la confiance qu’il lui accordait puis sortit de la taverne en tâchant de réprimer son sourire induit par l’excitation d’accéder à ses rêves : intégrer les renseignements et enfin laver l’infamie qui pesait sur son nom. Une chance inespérée de se défaire de l’ombre de son père.
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