Chapitre 9
Elin Rozenshire
Elin ne décolérait pas.
Le baquet vidé, son linge lavé, elle avait entrepris des exercices de méditation censés la détendre. Une remarquable perte de temps qu’elle ne cessa de maudire qu’après s’être vêtue d’habits semblables à ceux de la veille, complétés de sa redingote d’hiver.
La colère et l’impulsivité furent de tout temps les traits dominants de sa personnalité ; une alliance forte qui, malheureusement pour elle, l’avait conduite dans cet arrondissement, seul lieu où étaient admis ceux comme elle, inéduqués à la société.
En dépit des tensions musculaires ravivées par certains mouvements, Elin s’équipa dans le cellier d’une vieille claie de portage, s’assura du solide maintien des trois bidons de fer, d’une contenance respective de quinze litres, puis, portée par l’irrationalité, elle partit acheter l’eau, stimulée par l’intime besoin de revenir courbaturée.
Elle remonta l’avenue des Rampants, noyée sous l’étouffant brouillard âcre mêlant fumées, suies et cendres des fabriques, se confondit parmi les vaporeuses silhouettes du quai, et, tout en accélérant le pas, elle rumina sa rancœur : si Cornelius ne s’excusait pas dès son retour, alors sa décision serait prise : elle quitterait le logement et s’arrangerait avec Kairós pour loger ailleurs.
La demi-mesure ne figurait pas dans son tempérament.
Après une dizaine de minutes à répéter ses reproches qu’elle ne saurait lui dire, faute d’habileté avec les mots, elle arriva à la taverne des Manchots sans Tête ; la salle principale communiquait avec deux plus petites, lesquelles dénombraient moitié moins de tables et de bancs. Quatre serveuses survêtues d’un tablier préparaient les couverts et changeaient les bougies de suif pendant qu’Oddrvarr, le propriétaire, servait trois clients accoudés au comptoir.
Exercer dans ce quartier requérait un physique comme le sien, carré, proche de ces barbares du nord qui, disait-on, pillaient les caravanes marchandes dans les montagnes, entre Hrímgardr et Ealdrima. Sa chemise de flanelle et son tablier de cuir faisaient honneur à sa carrure et sa figure sévère, trouée par la variole, son crâne dégarni et sa barbe blonde tressée, ne trahissait en rien cette image de brute nordique capable de vous sortir un œil des orbites à la seule force de ses doigts.
— Quarante litres d’eau, l’aborda-t-elle sèchement, sa colère dissimulée sous les crispations de sa mâchoire.
Oddrvarr observa derrière elle.
— Cornwell n’est pas avec toi ? (La réponse étant évidente, elle ne jugea pas utile de s’exprimer.) Tu ne fais pas cinquante kilos. Comment comptes-tu porter quarante litres ?
— C’est mon affaire.
Il rangea les deux chopes de métal qu’il venait d’essuyer.
— Quarante-deux vespers. (Elle posa deux pièces de bronze et deux de laiton qu’il empocha.) Suis-moi.
Il l’emmena au fond de la taverne où se mêlaient vapeurs de vitriol, de laudanum, de fumées de tabac et d’opium, puis s’arrêta devant une fontaine à pompe entourée de tonneaux et de fûts. D’autres tables étaient présentes, mais elles n’accueillaient que des clients discrets, dont un groupe de cinq aspirants vautours vêtus de leurs tuniques miteuses, occupés à boire des bières. Elle se délesta de sa claie ainsi que des trois bidons vides à côté de la fontaine et laissa Oddrvarr les remplir.
Artificiellement rancunière, authentiquement impulsive, Elin était desservie par l’explosivité de ses émotions qui l’empêchait de conserver sa colère sur un temps long. Tout étant évacué dans l’instant, à la manière d’un volcan destructeur, elle combattait ce défaut en ruminant l’affront dont elle s’estimait victime et en s’interdisant tout pardon afin de s’épargner le poids d’une relation toxique. Évidemment, Cornelius tenait une place particulière dans son cœur, car compte tenu de tout ce qu’elle lui devait, il lui était impossible de se montrer aussi radicale envers lui qu’envers les autres. Par principe toutefois, elle décréta que ce soir il perdrait ses privilèges et devrait, au même titre que les autres, répondre de ses mots.
— Attendez un peu ! s’exclama une voix grave derrière elle. Cet écrin roux carotte… ne serait-ce pas… Rozenshire ?
Elin se tourna vers Brocc qui venait de rejoindre les cinq aspirants. Un sourire étrange flottait sur ses lèvres trop larges. Son épaisse barbe noire estompait les contours de cette bouche taillée au couteau et contrastait avec son crâne chauve tatoué de six plumes. Un statut de vautour que rappelait sa redingote déchirée aux manches et aux basques. À sa ceinture pendait une prothèse de métal munie d’une lame dentelée tandis que celle attachée au bout de son moignon gauche était pourvue d’une pince avec laquelle il tenait sa chope.
— Fait chier, grommela Elin qui ramena son attention vers Oddrvarr et cette maudite fontaine, trop lente à remplir ses bidons.
— Ça pour une coïncidence ! s’exclama-t-il dans une passion exagérée. Avant d’aller pisser, je parlais justement de toi ! (Elin tâcha de se canaliser pour que sa colère n’explosât pas et n’engendrât aucun incident entre factions ; il poursuivit vers ses apprentis.) À l’orphelinat déjà, Rozenshire était celle qui cognait le plus fort ! Elle en a cassé des dents, ça, je peux vous le dire. Tous craignaient ses coups de folie, y compris les surveillants. Dans ses pires moments, il fallait l’enfermer à l’isoloir, pieds et poings ferrés ! Même après douze heures à piquer et ramper au fond des mines, elle avait la force de vous arracher la mâchoire. Une sauvage ! Si elle n’a pas été acceptée parmi les Charognards, c’est précisément parce qu’elle refuse de se plier aux règles. Aujourd’hui, elle passe pour une Ombre calme et disciplinée, mais nul ne peut lutter contre sa nature.
— Entre sauvages, on se comprend, grogna-t-elle en rattachant le premier bidon à sa claie.
Oddrvarr prit le deuxième et commença à le remplir.
— Il est vrai que mes poings ont également fait tomber quelques dents, ricana Brocc qui reposait sa chope sur la table. Mais contrairement à cette sauvage, j’ai toujours su reconnaître l’autorité. (Il approcha.) D’ailleurs, te souviens-tu du petit Gódric ? Lui et toi traîniez souvent ensemble. Du moins, tu passais beaucoup de temps à le défendre. (Elin soutint son regard gouailleur.) Je me souviendrai toujours du soir où tu t’es enfuie. (Il refit face à ses apprentis.) Rozenshire et moi étions piqueurs à la mine de la Houillère. Depuis trois ans, notre chef de brigade nous mettait en compétition. Et croyez-moi, une bête comme Rozenshire, ça pioche dur ! Ce jour-là, nous étions descendus dans la galerie bien avant que le soleil soit levé. Lorsque nous en sommes sortis, il était couché. Pourtant ça n’a pas empêché Rozenshire d’escalader le portail de l’orphelinat. Elle s’est échappée avec une vingtaine d’autres. Bien sûr, Rozenshire n’a jamais été une grande bavarde. Elle s’était bien gardée de partager ce projet. Gódric, en revanche, il devait la suivre. Mais il a manqué de courage. Plutôt que de se faufiler hors du dortoir, il a préféré s’enrouler sous ses couvertures. Pourtant, il savait que sans Rozenshire, plus personne ne le défendrait. Qui d’autre que cette folle pour prendre des coups pour lui ? (Elin serrait poings et dents pour ne pas perdre la maîtrise d’elle-même, le regard bloqué sur le deuxième bidon à moitié rempli ; à mi-chemin entre elle et ses aspirants, Brocc restait fidèle à lui-même et assurait son spectacle.) Gódric était un faible ! Un pleutre ! Un pleurnichard ! Il était terrifié par l’idée d’être enfermé à l’isoloir. Alors il est resté avec nous. Même s’il savait qu’on le cognerait tous les jours. Ironie du sort, une semaine après, il ne tenait plus la cadence. Le duc Hōhbrūnstein s’en est plaint et le directeur l’a jeté dix jours à l’isoloir.
— Pourquoi parles-tu de tout ça ? l’interrompit-elle enfin. Quel intérêt ? Une soudaine mélancolie pour… le bon vieux temps ?
Il sourit, visiblement heureux de son intervention.
— Gódric est arrivé à Karninghám. La semaine dernière. (Elin sentit son sang se glacer ; elle ne perdit toutefois pas contenance ni son inexpressivité.) Le plus amusant, c’est qu’il a demandé à devenir vautour. Téméraire le trouillard, non ? Franchement, il m’a impressionné sur ce coup-là. Je me suis dit, Gódric ? Un vautour ? Il n’a pas les tripes pour ça ! Jamais il ne réussira à passer les épreuves ! Alors j’étais curieux. Je me suis porté garant de lui. (Il reprit d’une voix plus forte en direction de ses apprentis.) Comme certains d’entre vous le savent, hier, Gódric a voulu passer sa première épreuve. Chose que j’ai acceptée ! Après tout, rien n’est plus gratifiant pour un maître que de voir ses élèves affronter les épreuves. Il a échoué. Ses examinateurs l’ont abattu. (Elin planta ses ongles dans ses paumes ; la mort de Gódric l’attristait, même s’ils ne s’étaient plus vus depuis sept ans ; elle avait conservé à son égard de sincères regrets de n’avoir pas su le convaincre d’abandonner ce lieu de malheurs ; les rapaces s’observèrent, certains étonnés, d’autres terrifiés ; Brocc enchaîna, plus fougueux que jamais.) Le quartier des déshérités n’est pas un endroit agréable pour les faibles ou les trouillards ! N’oubliez pas que vous êtes les rebuts de la société ! Des raclures d’étrons dont personne ne veut ! Si vous voulez survivre, vous devez observer, écouter, obéir ! Ici, il y a des règles à respecter ! Des règles que personne ne vous révélera ! Des règles que vous devrez décoder seuls ! Gódric pensait les avoir décodées. Et il a échoué ! Dans le quartier des déshérités, l’erreur est synonyme de mort ! (Il revint vers Elin et poursuivit plus bas.) Prends bonne note, Rozenshire. Le jour de ta révocation, je serai là. (Il lui montra sa prothèse.) Je te ferai couper la même main que celle que tu m’as arrachée. Après je…
Elin le saisit par le moignon, lui fit une clé de bras puis lui écrasa la tête contre la table ; deux assiettes éclatèrent au sol ; les cinq rapaces se levèrent comme un seul homme pour défendre leur maître, mais, dans le feu de l’action, Elin avait attrapé un couteau et immobilisé la pointe de la lame à l’entrée de son oreille.
— Approche encore tes sales pattes et je t’ouvrirai le crâne !
— Rozenshire ! aboya Oddrvarr. Tu connais le règlement ! Pas de violence dans mon établissement !
Brocc rit, le nez écrasé contre la table.
— Difficile de tromper sa nature, pas vrai ? Ne t’inquiète pas Rozenshire. Mes aspirants s’occuperont bien de toi. Deux passeront ce soir l’épreuve de la torture. Sois certaine que je les ai bien formés.
Elin sentait sa colère la dévorer jusque dans ses doigts crispés sur le couteau ; d’un appui bref, franc, elle pouvait clore leurs différends.
— Lâche ce couteau ! insista Oddrvarr qui dégainait une poivrière à quatre canons. C’est mon dernier avertissement !
Sa rage l’intimait d’agir pour ne pas subir les représailles d’un orgueil blessé ; sa raison bloquait ce geste que tous condamneraient et impacterait également Cornelius. Elle jeta le couteau à travers la pièce et recula, mains levées pour montrer qu’elle n’était plus une menace. Brocc se redressa, comme grandi par cette victoire, ajusta les pans de sa redingote, puis revint lui glisser à l’oreille :
— J’ai appris que Gódric était mort parce qu’il avait voulu voler un maraudeur, pas loin du pont des Moribonds. Il semblerait qu’il n’ait pas bien saisi ma consigne. Je lui recommandais une rouquine accompagnée d’un vieillard noir avec un haut-de-forme. J’aurais sincèrement aimé que tu le voies essayer de jouer les durs. Pour être honnête, j’aurais préféré qu’il échoue à sa deuxième ou troisième épreuve. Histoire que tu l’aperçoives une dernière fois.
— Dégage, articula-t-elle entre ses dents.
Brocc lui mit une tape sur l’épaule et retourna vers ses apprentis.
— Va-t’en Brocc, intervint Oddrvarr. Toi et tes aspirants. Autrement, je vous signale tous à vos factions.
— C’est elle qui m’a agressé, se défendit Brocc, comme victime d’une injustice. Elle m’a attaqué avec un couteau. C’est cette folle qu’il faut révoquer.
— Rassemble tes aspirants et fichez le camp.
Brocc sourit pour ne pas perdre la face devant la poivrière d’Oddrvarr.
— J’observe le règlement. (Il se tourna vers ses apprentis.) Vous avez entendu ! Terminez vos bières, tas de raclures de merdes ! (Les cinq aspirants s’empressèrent de finir leur chope ; Brocc but la sienne sans quitter Elin des yeux puis essuya vulgairement la mousse dans sa barbe.) À très bientôt, Rozenshire.
Brocc partit le dernier.
— La prochaine fois, tâche de te contrôler, la récrimina Oddrvarr qui rangeait son arme pour reprendre le remplissage du troisième bidon.
Elin sentait son cœur cogner dur dans sa poitrine ; elle aurait voulu retourner au combat, l’égorger par-derrière et jeter son cadavre dans l’Ordálēa. La raison l’en garda.
— Désolée pour les assiettes, lâcha-t-elle enfin.
Oddrvarr arrêta la fontaine, ferma le dernier bidon puis se leva en essuyant ses mains dans son tablier.
— Si Cornwell et toi voulez revenir, je te conseille de payer. (Il tendit sa main droite.) Cinq vespers pour la vaisselle. (Elin posa cinq pièces de laiton sur la table.) Au prochain incident, je te signale à ton maître.
Elle ne répondit rien, replaça les trois bidons sur sa claie, se harnacha comme elle put, puis sortit de la taverne, écrasée sous la charge, les clavicules lacérées par les cordes élimées. Dans la rue, elle entendit Brocc rire avec ses aspirants et se vanter de l’avoir un jour plantée dans le ventre. La tentation d’assouvir ses pulsions vengeresses était grande, mais elle se contenta de se défouler en retournant au logement, finalement plus énervée qu’à son départ.
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