Chapitre 10

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Baronne Wintmōr

Un ascenseur mû par la puissance des machines à vapeur émergea des profondeurs de la mine. Une marée de mineurs, genres et âges confondus, s’extirpa des entrailles de la bête, leur peau nue souillée par le charbon et la houille. Derrière eux, trois énormes trous semblables à des gueules béantes vomissaient des berlines tirées par des chevaux aveugles et poussées par des enfants décharnés, lesquels déversaient ensuite cet or noir sur les tapis roulants que des femmes triaient. Le mugissement de la bête et les ronflements assourdissants de sa respiration aux relents âcres et salpêtrés étouffaient les toussotements de cette chair dont elle se nourrissait goulûment.

Sis dans le bassin minier d’Ealdrima, une région sculptée par les terrils et les chevalements, cette mine constituait l’étape finale du long périple d’Adalheid entamé depuis bientôt trois mois pour rencontrer les exploitants en contrat avec la Compagnie du Charbon.

Apprêtée selon son rang, cette noble de trente-huit ans aux longues boucles dorées organisées en une coiffure élaborée descendit du fiacre avec son porte-documents de cuir et trempa ses bottines dans la boue charbonneuse.

Intérieurement, elle fustigea son cocher, stationné-là plutôt qu’un mètre plus loin, mais extérieurement, elle ne manifesta aucune réaction, se contentant de lisser les plis de sa robe de taffetas améthyste – sous laquelle bouffaient ses jupons empesés – au corsage baleiné surmonté d’un casaquin à revers brodés de soieries, avant de relever ses grands yeux vairons – saphir pour le droit, émeraude pour le gauche – vers les enfants en haillons qui l’observaient. Un large chapeau de velours cordiérite, dénué des habituelles extravagances de la noblesse, ombrageait ses traits fins, froids, intransigeants.

Un gentilhomme pansu sous sa riche redingote, sexagénaire, figure ronde barrée d’une moustache jaunie jointe par de longs favoris blancs, vint à elle.

— Madame la baronne, l’accueillit le duc, le sourire affable. Quel plaisir de vous rencontrer. (Adalheid inclina respectueusement la tête, tendit sa main gantée au duc ; une bienséance à laquelle il se conforma, non sans la défier en relevant sa chevalière d’or, abondamment gemmée par ses ancêtres.) Veuillez pardonner cette franchise. Mais vous êtes plus ravissante qu’on me l’a rapporté.

— Gageons que l’on vous a rapporté davantage.

Il afficha une expression circonstanciée devant les trois gardes du corps descendus de cheval. Adalheid leur indiqua d’attendre puis suivit M. le duc vers son cabinet d’étude, au-dessus de la salle des pendus où les équipes de nuit revêtaient leurs tenues civiles après avoir rendu leurs outils. En gentilhomme de qualité, il ferma la porte derrière elle, lui indiqua une chaise devant son bureau.

— Votre lettre n’était pas des plus explicites, madame la baronne. (Soucieuse de l’étiquette, toujours en usage parmi la noblesse dérogée, Adalheid ne s’assit pas avant lui.) Il est cependant exact que la curiosité m’a conduit à questionner d’autres exploitants. Ceux-ci m’ont fait part d’une démarche pour le moins… controversée.

— Je déprécie les rumeurs, trancha-t-elle avec rigueur. Permettez que nous rétablissions les évènements. (Elle délia les fermetures de son porte-documents.) Les incidents survenus au cours de l’année ont révélé nombre de dysfonctionnements dans l’organisation générale des mines. Par ailleurs, vous en conviendrez, la répression par des milices, telles qu’elles furent employées à la mine du Tíber, ne peut plus être cautionnée. C’est en ce sens que le Premier ministre, Son Altesse Princière Valērius Vesper, m’a personnellement mandatée. (Elle sortit un document plié qu’elle déposa sur le bureau.) La Charte de Confiance est la réponse de la Compagnie du Charbon afin de prévenir ce genre d’incidents. (Il prit le document, posa un monocle devant son œil droit.) Nos quinze meilleurs érudits de la science des mines se sont quotidiennement réunis, cinq mois durant, pour penser et rédiger ces trente-trois articles. Comprenez que si nous n’engageons pas les dispositions nécessaires, il appartiendra au Gouvernement d’agir, avec la fermeté et l’exemplarité qui lui sera de rigueur. Or, pareille initiative nous serait mutuellement dommageable.

— Huit ans ? releva-t-il en la consultant du regard. Aucun mineur en dessous de huit ans ?

— Les très jeunes mineurs placés à des postes requérant savoirs et compétences ont été identifiés comme causes de situations à risques. Les conclusions de nos érudits reposent sur l’étude rigoureuse d’archives produites au cours des quinze dernières années comparées à celles de la décennie ayant précédé la guerre.

Il rangea son monocle dans la poche poitrine de son veston puis reposa la charte sur son bureau.

— Renforcer la sécurité de mes mines ne me pose aucune difficulté. Dès lors que vous acceptez d’en payer le prix. Cependant, vous ne pouvez m’interdire d’intégrer des enfants dans les équipes du fond. D’abord, parce que ce n’est pas à vous d’en décider et ensuite… si ces gamins ne peuvent plus descendre, comment apprendront-ils le métier ? Et enfin, et sans doute est-ce là le point le plus important, comment je les trouve mes mineurs ?

— Veuillez me pardonner, je crains de ne pas saisir.

— Qui viendra travailler ? Les mères ? Les veuves ? (Il approcha sa tabatière, préleva une pincée de tabac, bourra sa pipe d’ivoire.) Sans vouloir vous offenser, madame la baronne, nous ne sommes pas à Karninghám. Ici, nous ne croulons pas sous la main-d’œuvre. Cette région a beaucoup souffert de la guerre. Nombre de braves ont rejoint le Mur et n’en sont jamais revenus. (Il alluma sa pipe avec un riche briquet à silex, tira plusieurs bouffées.) Alors, selon vous, où puis-je trouver mes mineurs ?

— Faites construire davantage d’habitations afin d’attirer vos ouvriers et leur permettre une installation durable dans la région. D’autres exploitants le font. Avec un certain succès.

— J’entends vos bonnes paroles, souffla-t-il avec sa fumée. Cependant, pour cette mine par exemple, j’entretiens un partenariat avec l’orphelinat de la Houillère, pas très loin d’ici. Que se passerait-il si je venais à rompre ce partenariat ? Qu’adviendrait-il des orphelins et autres déshérités ? Où partiraient-ils ? Dans les rues de votre belle capitale ? Certainement pas. Jamais ils ne parcourront trois-cents kilomètres. Il est plus probable qu’ils rejoignent les forêts pour vivre comme des parias ou des bandits.

— L’éducation de ces enfants ne vous concerne en rien, duc Hōhbrūnstein. Ceci est l’affaire de l’orphelinat.

— Certains de ces gamins sont tellement agressifs et violents que personne ne sait quoi en faire. Ici, leur énergie est mise au service de la société. Ni votre père ni feu votre époux ne s’en sont un jour indigné.

— Je ne suis ni mon époux ni mon père.

— Vous êtes une femme, lâcha-t-il avec sarcasme. Et, à ce que je sais, c’est encore votre père qui dirige.

— Mon père reste à la direction, mais je prends les décisions. (Elle ferma son porte-documents et se leva.) Je vous laisse deux semaines pour mûrir votre réflexion. Informez-moi dans les plus brefs délais afin que nous actions un nouveau contrat.

Elle s’apprêta à partir.

— En l’état, je ne puis faire plus bref, dit-il en soufflant sa fumée. J’accepte que le prince soutienne votre projet. Théoriquement, il sait ce qu’il fait. Mais, permettez-moi de vous avertir. Si la main-d’œuvre devient plus rare ou plus onéreuse, le charbon sera plus onéreux. Inutile d’avoir intégré de grandes écoles pour comprendre cela. Votre charte a déjà de lourdes conséquences sur les industries.

— Ces fluctuations sont dues aux difficultés de productions. Le charbon est plus difficile d’accès pour la majorité des exploitants, vous y compris, ce qui ne vous permet plus d’honorer vos objectifs. N’ayez pas l’indécence d’abuser de faux arguments.

— Si vous nous arrachez de la main-d’œuvre, ces objectifs deviendront inatteignables. Et les prix encore plus hauts.

— Argumentez autant qu’il vous plaît, l’article cinq restera inchangé.

— J’admire votre entêtement. Ayez cependant la décence d’écouter mes arguments. (Adalheid s’arma de patience, comme elle l’avait fait avec les 74 autres exploitants avant lui.) Si les enfants travaillent ici, c’est parce que leurs pères sont morts à la guerre. Contre cela, vos grandes idées ne peuvent rien changer. Si les usines fonctionnent dans les villes, c’est grâce au charbon extrait à leur sueur. Si ces enfants ne piochaient pas, vos beaux trains ne rouleraient pas. Vos dirigeables ne voleraient pas, vos bateaux ne navigueraient pas, et votre belle robe, si raffinée fût-elle, n’existerait pas.

— L’emploi de très jeunes mineurs pendant et au sortir de la guerre fut une mesure compréhensible. La continuité de cette pratique, quinze années après, ne l’est plus.

Il la regarda fixement, émit un rire derrière sa fumée.

— Délectable ironie. (Il aspira une nouvelle bouffée ; Adalheid sentit poindre la menace.) J’imagine sans mal cette jubilation qui est la vôtre. Vous, baronne, ici devant moi, à me dicter vos lois. À moi. Votre duc jadis. Je me souviens de vous, baronne Wintmōr. Petite fille modèle, toujours irréprochable, toujours à sa bonne place. À l’ombre de son frère. Et puis… le grand désastre. La Conjuration, la guerre, la Grande Dérogeance. Nos maisons ont chèrement payé notre loyauté envers l’Empire. Nos terres, nos biens, nos proches trop fragiles pour s’enfuir. Votre père et moi avons su tirer quelques profits. Ces mines me concernant. À défaut d’un accord avec le vieux Ecgford davantage intéressé par la douceur de votre jeunesse. À Klǣwīg déjà, votre père avait ce don pour saisir les opportunités. N’allez pas mal interpréter mes dires. Sûrement fûtes-vous bonne épouse. Jamais, à tout le moins, je n’ai entendu Rufus s’en plaindre. Sa disparition, cinq ans après votre mariage, que d’aucuns jugeraient douteuses, fut pour vous et votre maison une heureuse fortune. Rarement viduité n’aura laissé femme plus accorte que vous. M’est aussi connu que, de son vivant, ce bon Rufus vous avait financé de prestigieuses études à l’université Vesper. Autant d’évènements qui auront façonné cette femme debout devant moi. Une femme pugnace et, à n’en point douter, d’une remarquable intelligence. Votre problème est que ce petit monde doré, dans lequel vous n’avez cessé d’évoluer, vous a tenue étrangère aux causes du réel. Et aujourd’hui, vous débarquez avec vos grandes idées et cette prétention absurde de les imposer à la réalité. (Il émit un rire.) Vous vous méprenez, baronne. Ce n’est pas ainsi que fonctionne le monde.

— Instruisez-moi.

Il sourit, ramena sa pipe à sa bouche.

— Voyez-vous, le monde civilisé, comme voulu par le Miséricordieux, se divise en deux groupes d’individus. Il y a… (Il présenta sa main droite qui tenait sa pipe.) Les possédants. (Il opposa sa main gauche.) Et les possédés. Les premiers, auxquels vous et moi appartenons, concèdent l’outil de production aux seconds en échange d’une juste rétribution au labeur. L’économie ne peut aller autrement. La faire profiter à tous, jeunes, vieux, est de la responsabilité des possédants à laquelle j’accorde la plus sincère et honnête dévotion. Votre projet est une injure au bon sens. Il ne profitera ni à vous, ni à l’Empire, ni à ceux que vous ou Son Altesse princière prétendez défendre. En pénalisant les possédés, vous ne ferez que tuer les plus pauvres.

— Combien de vos jeunes mineurs ont-ils péri cette année ? J’ai étudié vos chiffres. Vingt-cinq mineurs de moins de treize ans ont succombé à des éboulements, des inondations ou des explosions au cours des dix derniers mois. Soixante-quatre autres ont été mutilés. Du moins, s’agit-il là de vos déclarations, peut-être rédigées par obligation vis-à-vis des familles. Curieusement, vous n’avez communiqué aucune donnée concernant les orphelins ou les déshérités. Une omission peut-être ?

— J’avoue ne m’être jamais penché sur ces chiffres. Maintenant que vous m’en parlez… peut-être devrais-je davantage en recruter ?

— Vous refusez l’article cinq, car déshérités et orphelins représentent pour vous une main-d’œuvre accessible et bon marché. En outre, leur disparition non déclarée vous dispense d’un versement compensatoire aux familles. Pareille pratique ne saurait évidemment perdurer sans la duplicité des orphelinats avec lesquels vous traitez. (Son sourire se cristallisa.) Ne vous érigez pas en héraut de nobles valeurs quand vous ne songez qu’à l’or qui garnit vos poches. Les consciences évoluent, duc Hōhbrūnstein. Et, malheureusement pour nous, possédants, les tragédies sont catalytiques. La population fut choquée d’apprendre que l’effondrement à la mine du Tíber avait causé la mort de cinquante-trois mineurs. Quarante-sept enfants. Quatre ans pour le plus jeune. Par ailleurs, notre Premier ministre n’a guère apprécié la décision d’un exploitant d’engager des miliciens pour faire feu sur des mineurs désarmés. Le bénéfice ne doit plus être établi au détriment de la sécurité. Une équation somme toute simple à comprendre. Si les possédés refusent de travailler que posséderont encore les possédants ? (Il ne répartit rien, mais ses traits crispés ne purent tromper.) Ce qui autrefois était acceptable ou tolérable l’est de moins en moins. Le monde change, duc Hōhbrūnstein. Libre à vous d’accompagner ce changement. Ou de disparaître. Le monde ne se souciera pas de votre sort.

Il posa sa pipe, prit la charte et la déchira.

— Sans doute même me torcherai-je avec. Je n’aime pas que l’on me contraigne comme vous le faites.

— Je vous suggère de ne pas prendre de décision hâtive.

— C’est tout réfléchi. Avec la Compagnie du Charbon, vous imposez vos règles, vos conditions et décidez quels exploitants peuvent vivre ou mourir. Navré de vous l’annoncer de cette sorte, mais continuez à abuser de votre pouvoir et votre règne sera bref. Et entendez bien que je m’appliquerai à l’abréger autant que possible. Enfin, quand vous serez livrée au regard lubrique de la foule, je vous baiserai de la plus belle des manières comme si vous n’étiez qu’une vulgaire putain. Croyez bien que je fourrerai très profondément votre noble cul blanc.

— Sans réponse positive de votre part, je me verrai contrainte de clore votre contrat. Sans nouveau contrat avant le mois prochain, la Compagnie du Charbon cessera toute activité avec vous. Vous ne profiterez plus de nos infrastructures, de nos partenaires ou de notre logistique. En d’autres termes, vous resterez seul avec votre charbon. Passez une bonne journée, duc Hōhbrūnstein.

Adalheid quitta le bureau avec suffisamment de prestance pour lui montrer que ses insultes n’avaient aucune emprise sur elle et rejoignit ses gardes du corps, son fiacre, soignée dans chacun de ses faits et gestes qu’elle savait de toutes parts épiés.

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