Chapitre 11
Cornelius Cornwell
Aucun voyageur, même parmi ceux subjugués par l’architecture vesperienne des quatre édifices de marbre blanc entourant la Place du Renouveau, n’était en apparence plus distrait que lui. De ces « collisions malencontreuses », peu de bourses terminaient dans sa besace. Ses mains raides en étaient une cause. Mais pas seulement ; énervé par la trahison de Nordberht, hanté par l’ultimatum de l’Ordre, pressé par le tribut des Ombres et stressé par les agents qui le suivaient, Cornelius avait grand-peine à se concentrer.
Depuis qu’il avait quitté l’université Vesper pour rejoindre cette place, dans le 4e arrondissement, il n’avait volé que quatre bourses, pour un total d’une soixantaine de vespers. Un butin loin des 620 vespers réclamés par Kairós.
De plus en plus, il craignait d’échouer dans la plus importante quête de sa vie : protéger la Lune Noire. Seul détenteur du code d’ouverture de la ruine, il s’était plusieurs fois imaginé rejoindre Eggvardr au Royaume des Morts, mais, contrairement à lui, il n’avait ni la force ni le courage d’affronter le jugement de l’Artisane. Par ailleurs, il redoutait que Nordberht découvrît un jour la combinaison des portes, car celle-ci correspondait à une date qu’il finirait tôt ou tard par tenter. L’étude d’une note dans un parchemin du centre de contrôle révélerait aux érudits l’existence d’une deuxième ruine, potentiellement plus importante, dans les Terres Gelées.
Cornelius revint dans l’ombre du majestueux chêne sacré mordoré par l’automne, au centre de la place, et baissa les yeux sur la plaque commémorative vissée dans le tronc :
« Chêne du Renouveau
Béni par Sa Majesté Impériale Amadeus Vesper, Fils de l’Artisane, Grand Vicaire du Miséricordieux, Gardien des Sceptres, Suzerain Légitime de Tout Homme, en Tout Lieu, en Tout Temps.
An Premier de l’Âge de la Renaissance ».
Cornelius n’éprouvait aucune sorte de sympathie pour cette grande figure de l’Histoire. Instigateur des autodafés et promulgateur de l’ancien allgēhyen comme langue unique du continent, Amadeus fut celui qui porta le coup de grâce à la civilisation des Anciens en ordonnant la destruction systématique de leurs vestiges. Tous ses successeurs avaient suivi ce jugement, certains de manière plus rigoureuse. Les légendes prétendaient qu’Amadeus ne fut pas le premier à condamner les Anciens, puisque durant l’Âge de la Reconquête cette idéologie s’était déjà généralisée, mais, en sa qualité de premier empereur du continent, il fut celui qui rationalisa et systématisa la pratique, allant jusqu’à former des commissions de purification entièrement dévouées à cet emploi. 637 ans après le début du règne de la dynastie Vesper sur l’Allgēhya, et près de neuf siècles après la Longue Nuit Empoisonnée, quasiment plus rien n’avait résisté à la folie des générations héritières.
Un groupe de cinq voyageurs s’installa sur le banc ombragé sous l’arbre sacré. Une bourgeoise au sac entrouvert s’émerveillait avec sa fille du ferrotype qu’avait fait d’elles un ferrotypiste ambulant, très sollicité en ce début d’automne pour immortaliser sur le fer les souvenirs d’une haute société autocentrée. L’occasion était rêvée. Mais Cornelius n’en fit rien. Il ouvrit sa besace, jeta un constat amer sur son butin.
Il peinait à l’admettre, mais l’Ordre avait gagné. Tandis qu’il s’épuisait à réunir leur tribut, le temps lui échappait, l’approchant irrémédiablement de l’impasse. Or le plus grand danger encouru n’était pas pour lui, mais pour elle, car pour tous, Elin n’était qu’une miséreuse dont la mort n’engendrerait que railleries ou indifférence.
Cornelius releva la tête vers la mère et la fille qui s’éloignaient en direction du musée érigé à la gloire d’Amadeus, au nord de la place, puis observa les trois agents de l’Ordre, assis à la terrasse d’un restaurant, et l’encapuchonné, toujours masqué, appuyé contre un réverbère. C’était une équation impossible qu’il s’efforçait à résoudre. Une équation conciliant amour paternel et responsabilités vis-à-vis de la Lune Noire. Une équation que seule devait résoudre sa raison.
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