Chapitre 12

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Cornelius Cornwell

Elin ne le vit ni ne l’entendit entrer, trop occupée à jouer de la guitare enfermée dans sa chambre. De sa musique douce aux sonorités graves, feutrées, plus caressées que pincées, se dégageait une velouteuse mélancolie propre à sa personnalité, loin de cette impulsivité qui régissait communément ses actes. Dans la cuisine, ses vêtements de la veille séchaient devant le poêle, étendus sur les deux chaises. Cornelius entrouvrit la porte de sa chambre et la trouva assise sur son lit, concentrée sur ses accords. Quand le plancher sous ses pieds craqua, elle se retourna.

— Elin, je… bredouilla-t-il d’une manière qu’il jugea penaude.

La chose était difficile à dire, ses erreurs nombreuses, mais, avant de poursuivre, il lui fallait expier ses torts :

— Je suis désolé. Pour ce matin. J’ai dit des choses terribles. Des choses qui dépassaient mes pensées. Jamais je n’aurais dû me comporter ainsi.

Elin baissa les yeux sur ses cordes, songeuse.

Elle n’était pas du genre à pardonner facilement. Un mensonge pouvait la faire fuir sur un coup de tête, durablement cautionné par son orgueil.

— La colère m’a déjà conduite à des choses regrettables. Jamais tu ne m’en as tenu rigueur. (Cornelius se sentit soulagé par ce pardon qu’elle lui accordait et appréhendait la suite de ses aveux.) Tu as de la chance. J’avais prévu d’être très rancunière.

— Je n’en doute pas. Cependant… il y a autre chose. Quoique à dire vrai, il y a plusieurs choses. À commencer par Kairós. Il n’a pas accepté le délai.

— Ce matin tu m’as dit que…

— J’ai menti. Je ne voulais pas t’inquiéter. Je pensais réunir le tribut sans toi, mais mes mains n’ont plus l’agilité d’autrefois. Je me suis laissé duper par mon arrogance.

Elle consulta la montre ouverte sur sa table de nuit.

— Combien as-tu ?

— Soixante-treize vespers.

Elle calcula.

— Il nous reste cent-trente vespers en réserve. Donc une centaine à trouver avant ce soir. Si je n’avais pas perdu la pièce d’or, tout serait différent. Mais rien n’est impossible, pas vrai ?

Elle se leva d’un bond, motivée comme rarement, remit sa guitare contre le mur, près de la fenêtre, puis se dirigea vers son coffre.

— Ce n’est pas aujourd’hui que nous serons révoqués !

Elle prit sa redingote d’hiver, mais Cornelius l’arrêta.

— Accorde-moi cinq minutes. Rien que… cinq petites minutes. S’il te plaît. C’est important.

Elle calma ses ardeurs, sans doute alertée par la gravité de ses traits. Cornelius s’arma de courage.

— J’ai longuement réfléchi à la manière de t’annoncer cela. Mais… je crois qu’il n’existe pas de bonne manière. Toi et moi avons toujours su que tôt ou tard… nos chemins se sépareraient.

Elle fronça les sourcils.

— Que dois-je comprendre ?

— Kairós n’a pas apprécié que je négocie. Il a doublé notre tribut et ajouté des intérêts. Trois-cent-dix vespers chacun.

— L’enfoiré ! jura-t-elle en cherchant probablement une solution. Je peux récolter une vingtaine de portefeuilles en six heures, mais…

— Réunis la somme manquante, l’interrompit-il en ôtant la besace qu’il lui remit. Règle ton tribut. Lorsque tu reviendras, je serai parti. Ainsi tu pourras conserver le logement sans craindre les vautours.

— Ton plan est foireux, trancha-t-elle en jetant la besace sur son lit. On travaille ensemble, on reste ensemble. Il suffit de réfléchir à une solution et, comme toujours, nous trouverons. N’y a-t-il pas un évènement mondain ce soir ? Une soirée entre bourgeois que nous pourrions infiltrer ? Quatre ou cinq bourses bien remplies, et l’affaire est faite ! Ne sois pas défaitiste ! (Elle lui flanqua une tape d’encouragement sur l’épaule, enfila sa redingote.) Rien n’est encore joué ! Dans le pire des cas, j’ai des montres à vendre. Marché conclu ?

Elle tendit sa main droite pour l’engager sur cette voie.

— Pas aujourd’hui. (Son sourire s’estompa.) S’il te plaît, assieds-toi.

Elle se rassit en comprenant peut-être que ses aveux à venir seraient pires que les précédents. Cornelius s’installa en face, sur la bordure de la fenêtre, et, après une brève inspiration, il se lança.

— Je connais les hommes qui t’ont agressée. Ils travaillent pour l’Ordre.

— L’Ordre ? répéta-t-elle, perplexe. Pourquoi auraient-ils fait cela ?

— Tes hypothèses étaient justes. La vipère à ta gorge est un avertissement. Un avertissement qui m’est adressé.

L’expression d’Elin s’assombrit et seuls ses yeux noisette, attentifs à ses explications, trahirent ce masque qu’elle revêtait chaque fois qu’elle préférait dissimuler ses émotions.

— Je ne t’ai jamais parlé de mon passé. Une erreur, assurément. Un peu par naïveté, sinon par déni, j’imaginais que ce passé ne me rattraperait jamais. (Il détourna la tête pour ne plus affronter son regard.) J’étais un comte autrefois. J’enseignais les mathématiques à l’université Vesper et je possédais une propriété dans le septième arrondissement. Il y a trente-deux ans, Nordberht, un collègue historien, m’a recommandé au ministère de l’Ordre et des Armées pour travailler sur un projet secret.

— Quel genre de projet ?

— Le plus ambitieux entre tous. Quelques mois plus tôt, une ruine des Anciens avait été mise au jour dans les Terres Désolées. Tout l’intérieur avait été détruit par un incendie à l’exception de trois salles. La première était la salle du noyau. La deuxième, le centre de contrôle. La troisième, une chambre. C’est dans cette dernière que furent découverts onze squelettes et des mécanismes d’un autre temps. Notre première difficulté fut de comprendre la langue. Tous ces siècles de condamnation des Anciens nous avaient laissé peu de ressources. C’est pour cette raison que Sa Majesté a levé l’interdit concernant les Anciens. Par ce décret, nous pouvions accéder à de précieux documents cachés par des collectionneurs avertis. Après vingt-deux longues années de recherches, nous avons fini par comprendre le rôle de cette construction. Cette ruine était un centre de commandement pour la Lune Noire.

— De quoi s’agit-il ?

— D’une arme. La plus terrible jamais imaginée. Selon certaines sources, les Anciens avaient nommé cette arme par l’un de ses effets les plus remarquables. Rendre le ciel tellement opaque qu’il agirait comme une longue nuit sans lune. Une minorité d’érudits soupçonnait cette arme d’être à l’origine de la Longue Nuit Empoisonnée. Les autres jugeaient cette hypothèse peu crédible. Ils préféraient croire que la Longue Nuit Empoisonnée fut un acte des dieux pour punir les Anciens. Hélas, ce sont eux que Sa Majesté a préféré entendre. Six ans après l’armistice, le général Saevus Rigēns, alors tout juste nommé Premier ministre, s’est rendu dans les Terres Désolées avec l’intention d’utiliser la Lune Noire. Nous venions à peine d’en comprendre le fonctionnement. Son objectif était double. Anéantir Álmór et prouver aux autres provinces que nul ne peut défier l’Empire. Nous étions cinq à nous opposer à ce massacre. Nous avons scellé la ruine. Puis nous nous sommes enfuis.

L’expression glacée, Elin baissa la tête.

— C’est insensé, murmura-t-elle avant de se lever pour faire quelques pas dans sa chambre. Tout cela est vrai ou…

— Hélas, tout cela est vrai. Hier, l’Ordre m’a fixé un ultimatum. Si je refuse de rouvrir les portes et de leur remettre mes documents de recherches, alors ils s’en prendront à nouveau à toi.

Horrifiée, elle reprit sa marche nerveuse autour du lit, s’immobilisa puis lui refit face :

— Comment sais-tu que ces chiens travaillent pour l’Ordre ?

— J’ai rencontré une inspectrice.

— Rencontré ? Où ? Quand ? Que t’a-t-elle dit ?

— Quand tu as été agressée, j’ai été arrêté. L’inspectrice m’a clairement fait comprendre que son prochain avertissement serait pire que des cicatrices.

— Fait chier ! pesta-t-elle de colère avant de se masser les tempes et le front en quête de solutions.

Il n’y avait pas songé plus tôt, préférant jusqu’alors la protéger plutôt que l’impliquer, mais Elin n’était pas une jeune femme fragile dénuée de compétences. En dépit de son impulsivité, qui l’avait souvent menée sur des chemins périlleux, elle possédait une sorte d’instinct, une faculté d’adaptation naturelle qui lui permettait d’endurer et de se relever de toutes les épreuves. Une force de caractère, une rage de survivre qu’il fut bien tenté de mettre à contribution.

— Je sais que cela fait beaucoup à encaisser. Mais reviens t’asseoir. S’il te plaît.

— Je préfère rester debout, déclina-t-elle en paraissant avoir changé dans sa manière de le regarder. Mais… poursuis. J’écoute.

Il hésita, finalement incertain.

— J’ai conscience que ma demande te paraîtra indélicate, mais… peut-être y a-t-il une chose que tu peux faire. Je ne te cache pas que j’aurais préféré confier cette tâche à quelqu’un d’autre, mais tu es la seule personne en qui j’ai confiance.

— Confiance ? répéta-t-elle comme un reproche. Tu ne m’avais jamais parlé de ton passé. Évidemment, je me doutais que tu avais côtoyé les grands, mais… j’étais loin d’imaginer que tu cachais tout ça ! À commencer par ton nom ! Je suppose que tu ne t’appelles pas Cornelius. (Dans ses yeux brillants et humides, une étincelle de déception et de tristesse trahissait ses sentiments qu’elle refusait d’exprimer autrement que par la colère.) Quel est ton véritable nom ?

— Ḫassūtu. Išaru Ḫassūtu, comte de Šad-Erēni. Toutefois, je ne me considère plus sous cette identité. Cela fait trop longtemps que je ne suis plus cet homme.

— Pourquoi ne m’avoir rien dit ?

— Cela aurait-il changé quelque chose ?

— Je ne sais pas. Peut-être ! Sûrement ! À toi de me le dire !

— Moins tu en savais, mieux c’était. Hormis sur ces points, j’ai toujours été honnête envers toi. Avec les années, j’en étais venu à croire que nul ne me retrouverait.

— Que s’est-il passé ?

— Nordberht m’a trahi. C’est lui qui a révélé à l’Ordre où je me cachais. Écoute, Elin. (Il se leva pour affermir l’importance de sa demande.) Je ne vais pas te mentir. Seul, je ne peux plus protéger la Lune Noire. Peut-être puis-je gagner quelques jours, une semaine, guère davantage. J’ai besoin de toi. (Elle le regarda fixement, toutes émotions enfouies sous son agressivité.) Il n’existe pas qu’une ruine des Anciens. Il y en a d’autres. J’ignore combien exactement, mais je sais où en trouver une. Une ruine très importante. Plus importante que celle dans les Terres Désolées. J’ai besoin que tu t’y rendes.

— Que je m’y rende ? Comment ?

— Je connais quelqu’un qui saura t’y emmener. Je n’ai jamais eu l’opportunité d’y aller, mais à présent, le temps presse.

— Pourquoi ?

— Même si je n’ouvre pas les portes, tôt ou tard, Nordberht y parviendra. Il l’ignore encore, mais il connaît la combinaison. Le seul moyen de désactiver la Lune Noire est de se rendre dans la ruine des Terres Gelées. Seule cette ruine possède un accès complet à la Lune Noire. Un privilège qui permettrait de bloquer toutes les autres.

— Attends une minute, dit-elle en lui faisant signe de se taire. Laisse-moi le temps de digérer. D’abord, tu m’annonces, le plus naturellement du monde, que les hommes qui m’ont agressée hier étaient des agents de l’Ordre. Et maintenant, tu veux m’impliquer dans ta trahison en m’envoyant dans les Terres Gelées ?

— C’est… plus compliqué. Le Gouvernement se méprend sur la Lune Noire. Parce que les érudits, aujourd’hui les plus influents, réfutent l’idée que cette arme puisse être à l’origine de nos mythes et de notre civilisation. (Elle eut un rire nerveux, se passa les mains dans les cheveux.) Je sais que je te demande beaucoup.

— Beaucoup ? releva-t-elle en ramenant son regard furieux dans le sien. Je ne veux pas crever dans les Terres Gelées ! Comme je refuse de finir exécutée pour trahison ou je ne sais quel autre motif ! (Elle leva les mains devant elle, dépassée par la situation.) Je… je suis désolée. Je ne peux pas. Je ne suis pas comme ces héros d’autrefois capables de braver n’importe quels dangers !

— Le courage naît dans l’adversité. Les héros d’autrefois n’ont fait preuve de courage que parce qu’ils n’avaient pas le choix. Ils avaient un monde à reconquérir. Des terres à se réapproprier. Une civilisation à reconstruire. Ils sont repartis de rien pour bâtir des sociétés nouvelles.

— Moi j’ai le choix ! explosa-t-elle en se frappant la poitrine. Je peux continuer à vider les poches des bourgeois. Je peux fermer les yeux sur cette guerre qui ne me concerne en rien ! Je peux rester une maraudeuse, abandonner Karninghám et continuer à être une Ombre dans n’importe quelle autre ville d’Allgēhya ! Certes, vivre de larcins m’est moralement déplaisant, mais je m’y accommode aisément. Tant que je suis une Ombre, je suis protégée par ma faction. Dans les Terres Gelées, il y a le froid glacial, les loups, les ours et les smilodons qui se fichent éperdument de savoir à quelle faction j’appartiens. Je ne traverserai pas le continent pour tenter de faire… je ne sais quoi dans une ruine des Anciens ! Hors de question !

— Si Sa Majesté ordonne l’utilisation de la Lune Noire, les conséquences seront terribles. Elles se mesureront partout sur le continent. Peut-être même au-delà.

— Mais enfin… (Excédée par cette conversation, elle libéra sa colère.) Pourquoi ? Pourquoi les Anciens ont-ils créé cette arme ? Pourquoi ont-ils fabriqué une chose capable de détruire leur propre monde ?

— Je n’ai pas toutes les réponses. Le monde des Anciens ne se limitait pas à nos côtes. Par-delà les océans, après Ēastmǣre et Westmǣre, d’autres continents existent. Ce sont probablement eux que la Lune Noire menaçait. Sauf que tout porte à croire qu’eux aussi possédaient une telle arme. C’était un équilibre des forces. Un équilibre qui, un jour, s’est rompu.

— Peut-être que la Lune Noire ne fonctionne plus. Quel âge a cette chose ? Neuf siècles ? Un millier d’années ? (Elle rit nerveusement.) Quelles sont les chances pour qu’elle fonctionne encore ?

— Plus grandes que tu ne le crois. Ces mécaniques sont certes anciennes, mais robustes. Elles ont été conçues pour résister au temps. Elles sont simplement en sommeil en attendant d’être utilisées.

— Tu me fais chier ! s’agaça-t-elle en frappant le sol du pied.

— J’aurais préféré ne pas te demander cela. Mais il n’y a qu’à toi que je confierais ma vie. J’ai foi en toi, Elin. Je sais que tu peux réussir. Tu es la personne la plus forte et la plus courageuse que je connais.

Elle fit « non » de la tête puis se détourna vers la porte.

— Admettons un instant… que j’accepte. Ne te méprends pas. Je ne promets rien. Je veux juste savoir ce que je devrai faire.

La tâche était immense. Impossible. Il s’appliqua à se montrer simple, rassurant.

— D’abord, tu devras te rendre à Windboren, trouver l’archéologue Radomir Gradovski. Lui et moi avons travaillé six ans dans la même équipe de recherche. Il m’a aidé à sceller les portes de la ruine des Terres Désolées. J’ignore si tu peux lui faire confiance. Radomir est, comme Nordberht, est un comte dérogé. Méfie-toi de lui. Méfie-toi toujours des dérogés. Leurs intérêts ne sont pas les nôtres. Ma seule certitude est qu’il mettra tout en œuvre pour te conduire dans les Terres Gelées. Depuis neuf ans, il n’attend que cela. Il rêve d’explorer une nouvelle ruine pour publier de nouveaux livres. Cependant, il ne connaît pas l’emplacement de cette ruine. Pour l’obtenir, il te faudra rencontrer un ancien compagnon qui vit chez lui. Lui seul possède l’information. Mais il ne te la transmettra que si tu lui révèles que c’est moi qui t’envoie. Aussi, il te faudra lui dire que je suis désolé pour ce que je lui ai fait.

— Que lui as-tu fait ?

— Une chose que je lui avais promis de ne pas faire. Je l’ai abandonné. (Cette honteuse trahison le hantait, mais l’heure n’était plus aux regrets ni aux apitoiements ; le destin de dizaine de millions de vies innocentes pesait sur eux.) Suis-moi.

Il l’entraîna dans sa chambre qu’il éclaira avec une lampe pour pallier l’absence de fenêtre. Il s’agenouilla devant son lit aux draps froissés et retira cinq planches du parquet dévoilant un espace creusé dans la pierre, suffisamment profond pour accueillir son vieux bagage de voyage, long d’un mètre et large d’une soixantaine de centimètres. Dans la première poche, il retrouva ses deux carnets tant convoités, aux couvertures de cuir noir abîmé par les années.

— Voici ce que tous recherchent. Dans ces carnets figurent mes notes. Elles t’aideront à ouvrir les portes et à utiliser les machines des Anciens. Surtout, ne les montre à personne. Ne fais confiance à personne. Quiconque possède ces carnets contrôle la Lune Noire. Lorsque tu seras dans la ruine et que tu posséderas un parchemin, peut-être pourrons-nous entamer une communication. Le cas échéant, fie-toi à ces carnets.

— Comment ? demanda-t-elle en croisant les bras. Comment pourrions-nous communiquer ?

— Tout est indiqué dans ces pages, insista-t-il sur le carnet à la couverture craquelée. Mais avant cela, tu devras faire très attention aux sentinelles. Ce sont des machines redoutables. Elles ont été placées là-bas dans un but, un seul. Tuer. Tuer quiconque tenterait d’entrer. Si tu aperçois une de ces machines, n’essaye pas de négocier. (Il remit les carnets dans le sac puis ouvrit le compartiment principal.) Pistolets, poivrières, mousquets ou tromblons n’auront aucun effet sur elles. Leur blindage est trop épais et les canons trop lents pour les atteindre. (Il lui présenta deux carreaux.) Il te faudra utiliser ceci.

— Des flèches ? releva-t-elle, circonspecte.

— Des carreaux. Les pointes creuses ont été conçues pour contenir de la poudre noire. Dès qu’un carreau heurte une surface solide, il explose. C’est la seule manière de percer le blindage de ces automates. Surtout, tiens-toi à distance. Les sentinelles sont rapides, agiles et sans pitié. Voici l’arbalète.

Il sortit l’arbalète, un modèle d’ébène et de frêne, semblable aux armes utilisées lors de la Guerre des Treize Royaumes. Il déplia les deux branches de l’arc, tendit la corde puis ouvrit le tiroir à carreaux à la base de l’arbrier.

— Le tiroir peut contenir jusqu’à six munitions.

Il plaça un trait dans le tiroir et arma la pompe ; un mécanisme à rouages et à pistons, au sein de l’arbrier, banda la corde sans effort et bascula une trappe pour placer le carreau en position de tir.

— Une fois armé, il ne reste qu’à viser et presser la détente. Avec de l’entraînement, tu sauras enchaîner les six tirs en quelques secondes. Cette corde est vieille et usée, mais je vais la changer. J’en possède d’autres. (Il retira le carreau, réactionna la pompe pour détendre la corde.) Je pense que tu as compris le principe.

— Comment as-tu eu cette arme ?

— Elle appartenait à mon père. Il l’utilisait lors de ses chasses à Šad-Erēni. (Elin prit l’arbalète et étudia les ciselures sur l’ébène.) Pour remplir les carreaux de poudre, il te faudra dévisser les pointes. Mais sois prudente. À la moindre étincelle, tout explose.

— Comment sais-tu que ça fonctionne ?

— Disons qu’un jour, nous avons eu un problème avec deux sentinelles. Ce qui a contraint nos alchimistes à faire preuve d’inventivité. Dès que tu ouvriras la porte des ruines, les sentinelles se réveilleront. Il devrait y en avoir une ou deux actives. Suis le plan indiqué dans ce carnet et cours te réfugier au centre de contrôle. Là-bas, elles ne pourront plus t’atteindre.

— Tu me donnes une belle arme, mais tu m’envoies à la mort.

— Avant d’entrer dans la ruine, prépare une trentaine de carreaux et range-les dans ce carquois. (Il lui présenta son vieux carquois de cuir suspendu à un ceinturon.) Fais attention à ce qu’ils n’explosent pas sur toi. Je sais que je te demande beaucoup. Je connais les périls qui t’attendent. Mais j’ai confiance en toi. Tu peux réussir. Tu es habile, endurante et pleine de ressources.

— Non, dit-elle simplement. Je ne suis pas ce que tu crois. (Elle lui rendit l’arbalète.) Je n’y arriverai pas. Désolée.

— Tu peux le faire.

— Je ne peux pas ! s’énerva-t-elle brusquement avant de se reprendre. Je… je n’en suis pas capable. Je me connais. Je sais que j’échouerai. J’ai toujours échoué. Échouer est ma seule compétence.

— Tu fais erreur, Elin.

Il se releva, posa ses mains sur ses épaules, essaya de capter ses yeux humides.

— Tu as enduré la violence de l’orphelinat. Travaillé dix ans au fond des mines. Tu as survécu plusieurs mois, seule, aux vautours et à la barbarie du quartier des déshérités. Tu as affronté plus d’épreuves que beaucoup n’en connaîtront au cours de leur vie.

— Tu omets un détail. Les humains ont des gencives dans lesquels je peux enfoncer mes poings. Les monstres que tu décris me paraissent moins fragiles.

— Tu es plus forte que tu ne le crois.

Elle repoussa ses mains, recula dans le couloir.

— Je suis désolée. Demande à d’autres. Un mercenaire ou… n’importe qui de suffisamment fou pour accepter. Moi… je ne peux pas. Je peux te donner des montres pour payer quelqu’un, mais… je ne peux pas mieux. Je suis désolée.

— Je vois, capitula-t-il, déçu de lui-même.

Il rangea l’arbalète et son bagage, replaça les planches.

Pourtant, il le savait : jamais elle n’aurait accepté. Elin fuyait les difficultés. De crainte d’échouer ou de se laisser dominée par son emportement. C’était ainsi qu’elle survivait.

C’était ainsi qu’il l’acceptait.

— Que vas-tu faire ? demanda-t-elle depuis le couloir.

— Ce soir, je me rendrai au bureau de l’Ordre, annonça-t-il en se relevant péniblement.

— Et après ? Reviendras-tu ?

— Je ne pense pas.

— Nous reverrons-nous ?

— Je crains que non. (Elle parut triste, dégoûtée malgré ses traits froncés.) Je n’ai pas le choix, Elin. Si je ne pars pas, tu deviendras une cible pour l’Ordre. Et qui sait ? Là-bas, peut-être pourrais-je tenter quelque chose ? (Elle l’observa brièvement, toujours écœurée, toujours silencieuse.) Sache que… je suis fier de toi. Jamais tu ne m’as déçue, jamais tu ne me décevras. Avant de partir, je voudrais te remettre ceci.

Il défit la chaîne attachée à son gilet et lui présenta sa montre faite d’or, d’ébène, d’argent, ouvragée sur son couvercle d’un hibou veillant depuis une branche de cèdre.

— Cette montre se transmet de génération en génération dans ma famille. Le hibou et le cèdre composent les armoiries de ma maison. L’un incarne la sagesse. L’autre la résilience et la résistance au temps. Mon fils était destiné à la recevoir. Aujourd’hui… (Il lui tendit sa montre.) Elle est à toi.

Elle le riva d’un regard noir.

— C’est sur ton lit de mort que tu me la donneras. Pas avant.

— Elin, s’il te plaît, ne complique pas…

— Et si nous partions ? l’interrompit-elle. Et si nous abandonnions Karninghám ?

— Pour aller où ? Il n’existe aucun endroit dans l’Empire où l’Ordre ne nous retrouvera pas. Franchir la frontière pour rejoindre une province insurgée serait du suicide. Jamais nous ne passerons le Mur. Quand bien même nous y parviendrions, ces provinces ne sont guère meilleures que l’Empire. Le tyran y est simplement différent.

— Rien ne nous oblige à partir là-bas. Nous pouvons nous cacher dans un village reculé et isolé. Trouver une ferme, cultiver un champ, vivre de nos récoltes ! C’est ce que tu m’as promis lorsque nous nous sommes rencontrés ! Tu m’as dit que nous serions des maraudeurs pour quelques années seulement. Pour survivre ! (Au fond de ses prunelles, enfouis sous sa rage, Cornelius crut voir cette petite fille qu’il soupçonnait depuis longtemps d’exister ; une petite fille terrifiée à l’idée de redevenir seule, orpheline.) Jusqu’à ce que nous puissions acheter notre liberté. Ce sont tes mots ! Sans doute l’heure est-elle venue pour nous de partir. Combien de temps nous reste-t-il ?

— Jusqu’à demain.

— Parfait ! s’exclama-t-elle en frappant dans ses mains. Garde ta montre, remplissons nos bagages !

Elle retourna dans sa chambre, contourna son lit, arracha le tiroir de sa table de nuit, renversa sa collection de montres sur ses draps.

— Je pars voir Bríksonr, décréta-t-elle en triant ses montres. Je négocie avec lui pour quitter Karninghám. Toi, tu ne sors pas. Tu prépares tes affaires et ce soir, nous partons ! Nous trouverons un endroit isolé, quelque part dans les forêts. Loin d’ici, loin dans les montagnes. (Elle retira les portefeuilles volés de la besace pour y enfermer ses montres.) Certaines valent des fortunes ! Ce sont celles-là que je vendrais. Nous pouvons y arriver ! L’Allgēhya est un continent vaste. Nous pouvons nous cacher !

— Comment penses-tu quitter Karninghám sans alerter l’Ordre ? Des agents campent en bas de l’immeuble.

— Aucune vipère ne connaît mieux ce quartier que nous. (La besace pleine, elle sortit son bagage de sous son lit.) Ce soir, nous profiterons du brouillard et de l’obscurité pour devenir invisibles. (Elle rassembla sur son lit ses vêtements chauds rangés dans son coffre.) Nous rejoindrons les égouts puis nous quitterons cette ville puante. Ce soir, nous changeons de vie. Mais pour réussir, nous devons agir rapidement. Avant que Kairós décide de nous révoquer. Autrement, les rapaces ne nous aideront pas.

— Si nous fuyons Karninghám, l’Ordre et les Ombres nous traqueront. Peut-être même Kairós mettra-t-il nos têtes à prix. Elin, s’il te plaît, écoute-moi ! (Elle s’interrompit dans sa frénésie.) Prends le temps d’évaluer les conséquences. J’ai voulu t’impliquer et c’était une erreur. Je m’en aperçois maintenant. Aujourd’hui tu es protégée par les Ombres. Nul ne te recherche, nul ne veut ta mort. Si tu empruntes ce chemin pour me suivre, plus aucun retour ne te seras possible. Tant que tu seras avec moi, tu seras en danger.

Elle demeura un instant silencieuse.

Peut-être réalisait-elle les dangers auxquels tous deux s’exposeraient. Peut-être comprenait-elle qu’elle commettait une terrible erreur.

— Depuis que je suis en âge de marcher, je suis exploitée, dit-elle en revenant vers lui. Jamais on n’a cessé de me répéter combien ma vie serait courte et désagréable. Puis tu m’as trouvée. Tu as dompté ma rage. Tu m’as élevée au-delà de ma condition de déshéritée. Au-delà de tout ce que j’aurais pu imaginer. Sans rien me demander. (Elle lui présenta sa main droite pour sceller un nouvel accord.) Ensemble, nous quitterons Karninghám. Et qu’importe si un jour Ordre, Ombre ou Charognard frappe à notre porte. Je préfère mourir libre sur le flanc d’une montagne plutôt qu’enchaînée aux factions, au fond d’un caniveau.

Cornelius n’avait pas la naïveté de croire qu’ils survivraient jusqu’à cette montagne. Peut-être même échoueraient-ils à quitter le quartier des déshérités. Mais il ne voulait pas la décevoir. Pas encore une fois. Plus après ces pardons.

— Marché conclu.

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