Chapitre 13

8 minutes de lecture

Elin Rozenshire

La boutique de M. Bríksonr n’avait rien du commerce habituel.

Entre les allées étroites bordées par d’immenses étagères torturées pleines d’animaux naturalisés, de squelettes reconstitués, de bocaux d’organes, figuraient quelques spécimens exotiques comme un loup avec un seul œil au milieu du front, ou, plus spectaculaire, un puissant smilodon : fourrure blanche, yeux rouges, gueule ouverte sur ses deux longues canines réputées pour transpercer la peau des mammouths laineux. Malgré une stature impressionnante, deux mètres de long, un mètre au garrot, il eût fallu plus intimidant pour effrayer le chaton lové entre ses pattes.

Elin feignait de s’intéresser à une collection de papillons sous cloche, tout près du seigneur des Terres Gelées, et surveillait l’élégante Mme Bríksonr, très distinguée avec ses longs cheveux blancs nattés et sa robe seyante de velours bleu marin.

Un gentilhomme pansu se portait fier acquéreur d’un serpent bicéphale conservé dans un bocal. Quand il fut parti, Elin ôta son béret, se manifesta au comptoir.

— Rozenshire, l’accueillit Mme Bríksonr de sa douce voix chantante. Vous n’étiez pas attendue. Mais vous voir est un plaisir.

Elle vérifia qu’aucun client ne fût présent et, sans qu’Elin eût à prononcer un mot, elle ouvrit le rideau derrière elle, l’invita à descendre l’escalier menant au sous-sol où étaient entreposés d’innombrables animaux n’ayant pas trouvé place à l’étage. Mme Bríksonr lui indiqua d’attendre près d’un hibou, en apparence endormi sur un perchoir, puis disparut dans un couloir sombre, vers les ateliers.

Elin avait souvent entendu parmi la noblesse, des gentilshommes pleins d’or et d’intelligence, philosopher que ce fut donner de la majesté à ces animaux que de savoir éternellement les figer dans un instant de vie. Et, toujours selon ces instruits, c’était anoblir les déshérités que de les honorer de cet art. Un art dans lequel M. Bríksonr excellait : trois hommes et deux femmes entièrement dépecés, viscères, tendons, muscles, veines et os apparents, occupaient un coin de la pièce dans des scénographies dignes d’estampes dramatiques : l’un chevauchait une jument, épée au poing, posture conquérante. Un autre, cithare en main, était agenouillé devant une écorchée, forcément charmée. Le troisième, assis sur un banc, lisait un journal titré sur sa propre condition. Enfin, la dernière, vêtue d’une robe de mariée, se préparait devant un miroir et posait un lambeau de chair sur sa figure osseuse.

Elin ne comprenait pas cette passion macabre de quelques fortunés à posséder des cadavres mutilés. Son plus grand malaise avait eu lieu lors d’une réception nobiliaire, dans le 6e arrondissement, où elle et Cornelius purent assister, bien malgré eux, à l’exposition d’une vingtaine d’écorchés devant un public fasciné. Le « jeu » avait consisté à imaginer la vie de ces corps ayant appartenu à des déshérités. Une attraction à laquelle les invités, qu’ils fussent répugnés ou passionnés, s’étaient tous curieusement essayés.

— Rozenshire ! tonna derrière elle le père de ces œuvres. En voici une bonne surprise !

Moins grand que son épouse qui le précédait, M. Bríksonr arborait une longue barbe châtain divisée en deux tresses réunies sous son menton par un anneau de laiton semblable à ceux qui terminaient ses nattes. Il enleva son tablier d’équarrisseur, noirci de sang, dévoilant sa salopette de velours marron et son pull de laine, tous deux tendus sur son ventre rond.

— Habituellement, je ne te vois qu’en début de mois. Que me vaut le plaisir de cette visite ?

— Un besoin de liquidités, justifia-t-elle pour ne pas s’étendre sur ses motivations. J’ai apporté mes vingt plus belles montres.

— Toi, ma grande, tu sais nourrir mon cœur ! s’exclama-t-il en se frottant les mains. Un instant.

Il ouvrit la porte du deuxième atelier.

— Digrstyggr ! Laisse le trou dans sa tête ! Tu reboucheras plus tard. Prépare-le pour la cuve. Il faut évacuer le sang et les graisses.

Il referma la porte, approcha d’Elin.

— Ah ! Ces apprentis. Souvent volontaires, rarement compétents. Passons à mon cabinet.

Bríksonr l’entraîna vers son cabinet d’étude, chassa les ténèbres en allumant les deux lampes à huile, de chaque côté de son bureau. Ici également, étagères et armoires croulaient sous le poids de bocaux et d’animaux naturalisés. Mais ceux-ci semblaient plus abîmés, moins vivants.

Il passa derrière son bureau, s’installa à son fauteuil qui le donnait plus grand.

— Assieds-toi. Montre-moi.

Elin sortit les montres de sa besace, les étala devant lui.

Bríksonr coinça une loupe monoculaire en or devant son œil gauche, commença par celle incrustée de pierres précieuses.

— Intéressant, murmura-t-il en intensifiant la flamme d’une lampe. Cette pièce ne se trouve pas dans n’importe quelle poche. (Il ouvrit le couvercle fit une moue.) Dommage qu’elle soit marquée du nom de son propriétaire.

À force de traiter avec lui, Elin savait qu’il dépréciait les montres ciselées d’un nom ou d’un blason. Cette fois pourtant, elle avait bon espoir qu’il en acceptât, ne fût-ce que pour les matériaux.

Il la déposa près de son écritoire, passa à la suivante.

Son expertise, ponctuée de soupirs, de grimaces de déception, rarement d’excitation, était un habile manège auquel elle était habituée. Un faux désintérêt pour lui proposer des prix en deçà des valeurs réelles.

Finalement, il reposa sa loupe.

— Trois-cents vespers, dit-il en désignant la montre aux pierres précieuses. Est-ce bon pour toi ?

— Et les autres ?

— Leurs valeurs sont moindres. Disons… cinq-cent-quarante l’ensemble.

— Pas plus ?

— Plusieurs montres ont des gravures. Des petites mains devront s’affairer. À prendre ou à laisser.

Déçue par cette offre, Elin s’y résigna, par manque de temps, d’acheteurs et de compétences en négociations.

— Marché conclu.

Bríksonr déverrouilla le tiroir de son bureau et lui présenta trois pièces : l’une d’or, les autres de bronze. C’était la deuxième fois qu’elle touchait une pièce d’or. Un sentiment de revanche qui la poussa à enfouir ce trésor dans sa besace.

— Vendre pareilles montres ne te ressemble pas. Habituellement, tu ne m’en présentes aucune gravée alors qu’aujourd’hui… presque toutes le sont. Puis-je connaître la raison ?

— Un besoin de liquidité, soutint-elle avec trop peu de subtilité pour n’éveiller aucun soupçon.

— Projetterais-tu de quitter les Ombres ? (Son silence parla pour elle.) Kairós est-il informé ?

— Le plus tard sera le mieux.

— Prends garde à toi, Rozenshire. Kairós n’est pas réputé pour sa clémence. Moins encore pour son pardon. Si le Conseil des Ombres l’a nommé maître du trentième, ce n’est pas pour rien.

— Les Ombres ne m’intéressent plus, prétexta-t-elle en refermant sa besace. Je veux vivre autrement. Différemment.

— Le monde ne sera jamais suffisamment grand pour te protéger des Ombres ou des Charognards.

— Je ne suis qu’une maraudeuse. Je n’ai connaissance d’aucun secret. J’imagine mal les Ombres déployer de grands moyens pour me retrouver. Il me faut cependant admettre que vous avez percé mes intentions. À ce sujet, je cherche quelqu’un pour me mener à travers les égouts. Auriez-vous, à tout hasard, une connaissance susceptible de répondre à ce besoin ? Sinon, je chercherai ailleurs.

Bríksonr se redressa sur son fauteuil comme piqué au vif.

— Je connais des rats. Mais si Kairós te révoque, les rats ne te seront d’aucun secours. Par ailleurs, les tarifs dépendent de tes attentes.

— Je veux quitter Karninghám depuis le quartier des déshérités.

— Cornwell t’accompagnera-t-il ? (Il l’évalua, mains jointes devant sa bouche qu’il caressait du bout des pouces.) Tu me places dans une situation délicate. Inconfortable.

— Nous sommes encore des Ombres. Nous pouvons traiter sans que cela vous soit préjudiciable.

— Un jeu dangereux. Il me déplairait de voir un jour vos cadavres déposés devant mes ateliers. Même si je sais exactement quelle position te donner.

— Je préférerais que vous n’en fassiez rien. Ma vie a longtemps appartenu à ces hommes qui achètent vos écorchés. Hors de question qu’ils me possèdent à nouveau. Même morte.

— Ton corps ne t’appartient pas.

— Je m’arrangerais pour qu’il ne reste rien.

Il tapota sur son bureau, l’évalua à la manière d’une montre.

— Quand serez-vous révoqués ?

— Après minuit. Il nous faudrait un rat pour nous conduire hors de Karninghám. L’idéal serait dans une heure trente. C’est à peu de choses le temps qu’il me faut pour revenir au trentième. Des vipères nous suivront.

— Tu me demandes de traiter avec toi alors que ce soir tu ne seras plus une Ombre. Pourquoi prendrais-je ce risque ? Pourquoi ne te tuerais-je pas maintenant ? Je récupérais mon or et sûrement tirerais-je un bon profit de ton corps.

Elin haussa les épaules, à court d’arguments. Elle savait qu’il cachait une arme sous son bureau et redouta qu’il s’en saisît.

— Parce que… vous m’appréciez.

— T’apprécier ne fait pas tout. (Son air devint menaçant.) Surtout en affaire.

Elle chercha une chose intelligente à répliquer, comme Cornelius aurait su le faire, mais sa cervelle demeura désespérément vide.

Son cœur parla :

— Dans ce cas imaginez. Imaginez une cabane au milieu d’une forêt. À flanc de montagne. Un champ, un jardin, des fleurs, des fruitiers, des légumes. Vous êtes un Hrímgardrien. Vous connaissez ce genre d’endroits.

— J’imagine mal une maraudeuse tenir une bêche.

— J’apprendrai. Les travaux des champs ne m’effraient pas. (Elle soutint son regard, soucieuse de le laisser juge de sa sincérité.) Je ne recherche qu’une chose. Disparaître. Quitter Karninghám. Vous n’entendrez plus parler de moi. Vous pouvez m’aider. Ou vous pouvez me tuer. Ma vie dépend de vous.

Bríksonr se gratta la barbe, ses yeux rivés dans les siens comme s’il sondait son âme.

— Tu me plaisais, Rozenshire. Tu m’apportais de belles montres. (Il se saisit d’un papier et d’une plume.) J’espère ne pas le regretter. (Il rédigea un document au grand soulagement d’Elin.) Un rat se tiendra sous le pont des Moribonds, rive gauche de l’Ordálēa, dix-sept heures. Ne soyez pas en retard autrement il partira. Deux chevaux sellés attendront à l’extérieur de la ville. Il peut également vous conduire à la gare ou à l’aérodrome. Le code sera cinq, six, trois. Compte tenu des circonstances et du délai, je n’ai pas mieux à proposer. Tu diras à Cornwell qu’il a tout intérêt à te remercier.

— Je transmettrais, assura-t-elle, reconnaissante. Nous irons à la gare. Les dirigeables sont trop onéreux.

— Les gares sont des lieux de rencontre. Beaucoup d’Ombres et de Charognards y traînent. Tu es bien placée pour le savoir.

— Nous saurons nous fondre parmi les foules.

— Cinq-cents vespers.

Elin sut mal dissimuler son étonnement.

— J’aurais dû apporter plus de montres, murmura-t-elle devant les deux pièces de bronze qu’elle gardait avant de lui rendre celle en or.

Un sacrifice moindre à celui de perdre Cornelius, se consolait-elle.

Bríksonr encaissa, signa son document qu’il scella d’un cachet de cire.

— Que les choses soient claires. Si j’apprends que vous avez été révoqués avant ce soir, personne ne vous attendra.

— Naturellement. Merci pour tout.

— C’est un service que tu payes, conclut-il en déposant la lettre sur son écritoire. Un service entre une Ombre et un Charognard.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Camille Vernell ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0