Chapitre 1 Le café, onze heures et quelques secondes

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I.

Le café,

onze heures

et quelques secondes

Je suis arrivé trop tôt, comme un type qui n'a pas dormi et qui surveille l'aube pour ne pas la rater. La pièce sentait la pierre froide et le café qui a vieilli de quelques minutes, juste assez pour devenir amer. La cloche de la cathédrale respire à travers la vitre. Les serveurs posent les tasses comme on dépose des verres sur une table branlante : cliquetis, précaution, micro-crispations du poignet.

Je fais semblant de lire la carte. Je lis en réalité la fatigue dans le reflet. Come on, Nathan, breathe. Une petite cuillère tombe quelque part. Un tintement. Je lève les yeux par réflexe. Et c'est là que je la vois.

Elle n'a pas choisi les tables. Elle a pris la banquette étroite, près du radiateur, dos à la fenêtre, la lumière lui découpe une épaule et laisse l'autre dans un clair-obscur qui raconte des choses que les magazines ne savent pas entendre.

Pas une beauté d'affiche — une présence qui s'installe, sans négocier. Chignon fait trop vite, deux mèches évadées comme des notes qui refusent la mesure. Un carnet sur les genoux. Sa main droite écrit, sa main gauche tient la page, mais parfois elle remonte sur sa poitrine — pas un geste pour séduire, non — un geste pour se rappeler à elle-même : je suis là.

Et mon corps réagit avant mon cerveau. Mon corps entier se réveille. Une chaleur sourde qui monte du ventre, qui s'installe dans mes reins, qui traverse mes cuisses. Mon sexe réagit, presque adolescent dans son honnêteté brutale — ce durcissement qui ne demande pas d'autorisation, qui ne consulte personne.

Le denim devient trop serré. Merde. Je croise les jambes, l'air de rien, mais le sang a déjà pris sa décision et tape à ma braguette comme un visiteur insistant. Mon ventre fait ce petit effondrement de basse quand un son tombe juste — sauf que là, c'est plus profond, plus animal. Ça pulse contre le tissu et je sais que je vais devoir rester assis un moment.

Je n'ai pas commandé. Je n'ai pas besoin de café pour être nerveux. J'ai besoin de silence pour calmer ce qui se réveille en moi comme une fièvre ancienne. Il y en a — un silence grainé, avec du vent dedans.

Elle bouge peu. Sa jupe suit les muscles quand elle croise les jambes ; ça fait un froissement qui a la décence d'être honnête, et qui me traverse comme une décharge électrique directement câblée au bas de mon ventre. Les gens passent dans la vitrine comme des poissons gris. Personne ne la voit. Lucky me. Et dangereux pour moi.

Mon regard reste sur ses cuisses une seconde de trop. Le tissu épouse les formes, suggère sans montrer, et c'est pire — infiniment pire — que la nudité franche. Mon imagination fait le reste, trop vite, trop précise : mes mains qui remontent ce tissu, lentement, ma bouche qui suit le chemin. Je sens l'érection pulser, insistante, me rappelant que je suis un homme avec un corps qui réclame, qui veut, qui bande pour une inconnue dans un café à onze heures du matin.

Du calme, Nathan. Respire. Mais je ne peux pas. Mon sexe dur contre la fermeture éclair me fait mal et me fait du bien en même temps.

Le carnet glisse. Il tombe avec la lenteur des choses qu'on aurait pu éviter. Les pages s'ouvrent en éventail sur le carrelage. Je me lève avant ma politesse, accroupi, et c'est une erreur tactique — le mouvement accentue la pression, tire sur le tissu, me rappelle exactement où j'en suis et combien mon corps est peu diplomate. Mes doigts tremblent légèrement sur le papier, et un morceau de phrase s'imprime malgré moi :

Réparer, c'est redonner au temps le droit d'être beau.

Okay. Voilà. La phrase qui vous talonne pendant des jours comme une pierre propre dans la poche. Je relève la tête. Elle dit :

pardon comme on dit « ce n'est rien »

Mais ses yeux me tiennent une demi-seconde de plus que prévu. Miel, ou noisette selon la lumière. Et dans cette demi-seconde, je nous imagine ailleurs — ses mains sur ma peau, ma bouche dans son cou, mes doigts qui tracent la géographie de son corps, ce son qu'elle ferait si je la touchais comme j'en ai envie, si je la prenais contre un mur ou si je la laissais me chevaucher lentement, cette façon qu'elle aurait peut-être de fermer les yeux ou de les garder ouverts, droit dans les miens. Stop. J'entends ma propre voix me revenir, trop basse, un peu cassée :

— Je n'ai pas voulu lire. Ça… s'est donné à lire.

Un sourire très court, presque privé. Ses lèvres — putain, ses lèvres — pleines, sans artifice, dessinées pour être embrassées longuement, mordues doucement, pour murmurer des choses que personne d'autre n'entendra.

— Ce n'est qu'une note.

— Les notes, c'est là que la vérité se cache.

Je lui rends le carnet. Elle effleure la couverture du bout des doigts — elle vérifie que le réel tient encore. Une mèche lui tombe sur la tempe ; elle ne l'attache pas. Je prends ce détail comme on prend un serment. Et je me demande quel son elle fait quand on lui caresse les cheveux, si sa nuque est sensible, si elle aime qu'on la tienne fermement ou qu'on la prenne avec une patience qui la désarme. Christ. Je me rassieds vite. La table devient mon alliée, ma couverture, mon refuge contre l'évidence qui tend mon pantalon.

J'essaie une phrase neutre, mais ma voix trahit un peu :

— Vous venez souvent ici ?

— Quand il faut laisser sécher.

— Sécher ?

— Les lavis[1]. Et les pensées.

Restauratrice d'art, murmure quelque chose en moi. Les mains confirment : doigts qui savent réparer sans effacer, mains qui connaissent la patience, la précision, le geste qui n'impose pas. I like that. Je les imagine sur moi, habiles, attentives, explorant avec ce même sérieux qu'elle met dans ses gestes — traçant ma peau comme elle restaure ses aquarelles, suivant les lignes, découvrant les zones sensibles, me tenant juste assez fort. Mon érection pulse contre le tissu, douloureuse maintenant. Je change de position, subtil, mais chaque mouvement me rappelle combien je la veux.

J’entends le serveur arriver par le bruit de sa semelle. Deux expressos sans qu'on me consulte. Je ne bois pas. Elle souffle dessus, souffle calme, pas pour refroidir, pour regarder la vapeur écrire un instant au-dessus de la tasse. Sa bouche forme un O parfait et mon cerveau me trahit — je nous vois, sa bouche sur moi, ce souffle chaud ailleurs, mes mains dans ses cheveux, ma tête renversée. Putain, reprends-toi. Mais je ne peux pas. Mon sexe bat comme un cœur secondaire et réclame des choses que la politesse interdit.

Je voudrais parler et je me tais. Mon corps hurle. Alors je prends le chemin risqué :

— La phrase… elle vous appartient ?

— Oui.

— Elle me plaît.

— Tant mieux. Elle n'était pas pour plaire.

Touché. Évidemment. Son autorité naturelle me fait un effet que je ne contrôle pas — ça me bande encore plus fort, cette assurance tranquille, cette façon qu'elle a de ne pas chercher mon approbation. J'aime qu'elle ne négocie pas. J'aime qu'elle soit complète sans moi. Ça me donne envie de la découvrir, lentement, de mériter l'accès, de la faire gémir en lui donnant exactement ce qu'elle ne sait pas encore qu'elle veut.

Un courant d'air passe, le rideau bouge et la lumière aussi. Sa jupe découvre une bande de peau sur la cuisse. Pas un effet, pas une scène. Un hasard franc. Juste là, une marque plus claire que le reste — pas une cicatrice qu'on exhibe, une carte qu'on garde.

Mon estomac tombe d'un étage. Mes mains se crispent sous la table, mes ongles dans mes paumes. Je veux toucher cette peau, tracer le contour de cette marque avec mes doigts d'abord, puis avec ma bouche, comprendre son histoire à même le corps, poser mes lèvres là et attendre qu'elle me raconte ou qu'elle se taise, les deux me conviennent tant que je peux rester là, à genoux entre ses cuisses, à écouter sa respiration changer. Le désir me brûle—c'est physique, c'est urgent, c'est presque douloureux. Mon sexe dur me fait mal maintenant, coincé, réclamant de l'espace, réclamant sa peau à elle. Respect. And hunger. Both at the same time. It's a lethal combo.

Je rattrape mes yeux avant qu'ils ne deviennent obscènes. Je reviens au café, à la table, au présent. Steady, boy. Mais mon pouls bat dans ma gorge, dans mes tempes, dans mon sexe tendu. Je respire profondément, je compte jusqu'à trois. Ça ne passe pas. Ça ne passera pas.

— Vous réparez quoi, aujourd'hui ?

— Une aquarelle du XVIIIᵉ. Papier trop fragile, pigments fuyants. Ça se sauve si on n'impose pas.

— Si on n'impose pas.

— Oui. Il faut laisser dire, pas faire taire.

Cette phrase file droit à un endroit où je garde mon hiver. Et aussi à un endroit plus charnel — je pense à des corps qui se laissent dire, à un abandon qui ne se commande pas, à ce moment où le contrôle cède, où elle dirait oui avec sa peau avant de le dire avec sa bouche, où je la prendrais doucement d'abord puis plus fort si elle le demande, si elle me tire contre elle, si elle refuse que je sois sage. Je sens le vieux réflexe : faire un trait d'esprit, détourner. I don't. Je décide d'être simple, pour une fois. Même si mon corps réclame des choses compliquées.

— Je m'appelle Nathan.

— Clara.

Le prénom tombe juste. Clara. Il fait un son clair dans la bouche, comme une corde qu'on pince et qui se souvient d'être bois. Je voudrais le dire contre sa peau, le murmurer dans son cou pendant que je la pénètre lentement, le gémir si elle me touchait comme j'en ai besoin, le répéter jusqu'à ce qu'il devienne prière.

Un couple rit derrière nous ; la serveuse fait un inventaire de cuillères ; la ville tire sur sa cloche. Tout ce bruit part au large. Ici, il reste un rythme plus lent : sa main qui écrit, s'arrête, repart ; mon cœur qui fait don't you dare puis go on ; mon sexe qui pulse, impatient, honnête, terriblement vivant.

Je cherche l'endroit où ne pas la blesser. Alors je pose la question qui n'exige rien :

— Vous écrivez quoi ?

— Des consignes. Pour moi-même.

— Strictes ?

— Claires.

Le mot me traverse. Je me demande si elle est claire dans le désir aussi, si elle sait dire ce qu'elle veut, comment elle le veut, si elle imposerait des limites ou si elle s'abandonnerait, si elle aime qu'on la prenne ou qu'on la laisse prendre, si elle jouit en silence ou si elle crie. Stop thinking about it. But I can't. Mon gonflement me rappelle que je pense trop et que mon corps, lui, sait exactement ce qu'il veut.

— Et si… on ne suit pas ?

Elle relève les yeux, droit.

— Alors on s'arrête.

Je hoche la tête, trop vite. Compris. La musique dans mes tympans change d'accord. Mon sexe pulse, insistant, presque douloureux maintenant. Je serre les dents. Je voudrais la baiser et je voudrais d'abord apprendre son prénom en entier, sa date de naissance, ce qu'elle lit avant de dormir. Les deux ne s'excluent pas mais l'ordre compte.

Je voudrais lui proposer de la revoir et je n'ai pas envie d'être un homme qui propose trop tôt. Let the tempo breathe. Je me contente de cette île de table, de cette peau vraie qui me hante déjà, de ce désir qui me remplit comme une marée montante. Je dis, presque pour moi, la voix un peu cassée par tout ce que je retiens :

— Parfois, la retenue… c'est la forme la plus haute de confiance.

— Ou la seule manière de rester honnête. Un centimètre à la fois

— Touché, encore.

Un silence s'installe, pas vide — tendu comme une voile pleine. Chargé d'électricité, de possibles, de ce qui ne se dit pas mais qui vibre entre nous comme une corde pincée. Je sens mon corps qui veut franchir la table, mes mains qui veulent des gestes interdits. Je prends le risque minuscule : j'avance ma main à plat sur la table, paume vers le bois, loin d'elle, là, immobile. Un geste sans demande. Mais mes doigts tremblent imperceptiblement — le désir les traverse, les habite.

Elle le voit. Ses yeux descendent, remontent. Rien ne bouge pendant une seconde entière qui dure plus que trente chansons. Puis elle incline à peine la tête : une autorisation qui ne permet rien d'autre que rester. C'est beaucoup. C'est assez. Et ça me fait bander encore plus fort — si c'est possible — cette permission minuscule qui dit peut-être, qui dit attends, qui dit je te vois aussi.

Je respire. Thank you. Je ne le dis pas. Mon corps, lui, crie merci dans chaque nerf tendu, dans chaque battement de sang qui pulse vers mon sexe dur.

Elle ferme son carnet. Le bruit est doux, final.

Je dois y retourner, dit-elle. Le papier attend, et le papier n'aime pas attendre.

— Je comprends.

— Non, vous entendez. Ce n'est pas pareil.

Je souris, premier vrai.

— J'essaie de faire les deux.

Elle se lève. Son manteau frôle ma main en passant et voilà — électricité claire, pas spectaculaire, pas crue — juste l'équation qui cesse enfin de mentir. Le contact, même accidentel, me traverse comme une décharge qui va droit à mon sexe. Je ferme les yeux une fraction de seconde. Mon corps tout entier réagit à ce frôlement innocent qui n'a rien d'innocent pour moi.

Elle remet une mèche derrière l'oreille avec ce sérieux sans pose. Je me lève aussi, réflexe ancien, et je dois me tenir légèrement de biais, protéger ce que mon corps révèle trop clairement — cette érection têtue qui refuse de s'excuser. Je ne propose rien. Je me propose d'être sûr.

— Clara…

— Oui ?

— Si, un jour, vous avez besoin de laisser sécher ailleurs que dans ce café… j'ai un endroit pas très loin. Le silence y a du grain.

— Je verrai.

Aucune promesse. La phrase tombe vertical, propre. J'aime ça. Et je nous imagine déjà dans cet endroit, ce qui se passerait si elle disait oui, si elle entrait, si je fermais la porte derrière nous et si enfin — enfin — je pouvais toucher cette peau que je n'ai fait que regarder.

Je cherche un moyen de prolonger. Alors je lance, comme on jette une bouteille à la mer :

— Je suis à Bayeux pour un projet. Un film. L'adaptation d'un roman.

Ses yeux se lèvent. Un battement d'intérêt.

— Quel roman ?

— L'Étreinte des Ombres douces. Vous connaissez ?

Un micro-sourire. Presque invisible.

— On en parle beaucoup à Bayeux.

— L'auteure refuse de me rencontrer. Claire-Béatrice Montfort. Ça vous dit quelque chose ?

Clara incline la tête, sourit à peine.

— Je ne lis pas beaucoup de romans.

— Vous préférez les choses qu'on peut réparer ?

— Les choses qu'on peut réparer avec les mains, oui.

Elle referme la porte de la conversation aussi proprement qu'elle ferme son carnet. Pas de curiosité feinte, pas de questions. Juste ce sourire énigmatique qui ne révèle rien.

Un frisson me traverse. Mais je ris.

— Vous croyez qu'elle m'espionne en ce moment ?

— Je crois que les artistes voient ce que les autres ne voient pas.

Elle se lève. La conversation est close. Elle sort. Le verre de la porte renvoie son reflet une demi-seconde, puis plus rien. J'attends le moment où mon corps va cesser de réclamer — il ne le fait pas. Je reste debout quelques secondes, le temps que le sang se calme, que ma raideur diminue assez pour que je puisse bouger sans être obscène, sans que tout le café sache exactement ce que cette femme me fait.

Je m'assieds. Mon corps vibre encore, électrique, affamé, frustré. Je prends mon carnet. J'écris pour ne pas gaspiller ce qui vient d'arriver.

Réparer sans imposer.

Laisser dire, pas faire taire.

Demander la permission au rythme, pas au spectacle.

Clara—note : eyes like a held note. Skin I want to learn by heart. Mouth I want to taste until I forget my own name.

Je bois le café devenu froid, volontairement. Punition légère pour avoir désiré trop fort, pour avoir bandé comme un adolescent, pour avoir imaginé des choses que la politesse interdit. La cloche respire encore. Le serveur demande si tout va bien ; je mens par politesse et par superstition.

— Tout va bien, merci.

Not true. Ça va mieux que bien. Ça va dangereux. Ça va charnel. Ça va foutre le bordel dans ma vie bien rangée.

Je sors enfin. L'air me tape au visage, propre, presque cruel. Mon corps se calme enfin, lentement, à regret. Je me parle à voix basse, pas pour faire cinéma—pour me tenir.

Don't rush. Don't decorate. Ask the light for consent. Want her, yes. But want her willing. Want her choosing. The hard-on will pass. The wanting won't.

Et quelque part entre la cathédrale et l’Aure, cette petite rivière qui coule comme un secret au milieu de la ville, je me surprends à sourire comme quelqu'un qui aurait retrouvé une vieille clé dans une poche — sans savoir encore quelle porte elle ouvre, mais en sachant exactement ce qu'il espère trouver derrière. Elle va me hanter. Dans mes nuits. Dans mes jours. In a good way. In a dangerous way.

She's not a poster. She's a problem. La bonne sorte de problème. Celle qui te tient éveillé et te rend plus honnête. Celle qui te fait bander et réfléchir en même temps.


[1] Technique picturale consistant à n'utiliser qu'une seule couleur (à l'aquarelle ou à l'encre de Chine) qui sera diluée pour obtenir différentes intensités de couleur.

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