Prologue
La Dominante
L’automne s’était installé sans prévenir. Les feuilles s’étaient couchées sur les trottoirs comme des draps froissés, encore tièdes de l’été disparu.
La ville respirait lentement, voilée d’une brume fine que les réverbères découpaient en halos dorés. Un piano s’échappait d’un bar voisin — quelques notes égarées, un jazz feutré, presque timide. Le vent avait cette odeur d’eau et de métal qu’on ne trouve qu’en octobre, quand la nuit tombe plus tôt que prévu.
Il était là, assis au fond d’une salle trop éclairée, à attendre que le monde lui rende un sens. Devant lui, les verres tintaient, les conversations flottaient comme des bulles qui n’allaient nulle part. Et puis, elle a parlé. Une voix basse, légèrement rauque, posée comme une main sur la nuque. Il n’a pas compris les mots — mais il a tout compris du reste.
Le timbre. La lenteur. Cette façon de détacher chaque syllabe, comme si elle goûtait le silence entre deux phrases. Tout autour d’elle semblait se mettre au diapason : la lumière, l’air, les regards suspendus.
C’est toujours ainsi que commence la dominance — dans un déséquilibre imperceptible, une gravité nouvelle où chaque mouvement devient promesse.
Elle ne cherchait pas à plaire. Elle observait, simplement. Et dans cette attention, il s’est senti vu — non pas regardé, mais atteint. Reconnu dans cette part d’ombre qu’il croyait avoir domptée, ce lieu intérieur où le désir ne cherche plus à convaincre.
Il aurait pu détourner les yeux. Il aurait dû. Mais il y a des présences qu’on ne quitte pas, parce qu’elles déplacent l’air. Elle avançait sans un mot, et à chaque pas, la distance devenait offrande.
La dominante n’impose rien. Elle inspire. C’est d’elle que naissent les gestes, les aveux, les tremblements. Pas de chaînes ici — seulement la lenteur d’un pouvoir qui ne dit pas son nom.
Le piano continuait, plus doux, presque respirant. Dehors, la pluie commençait à tomber — une bruine légère, sensuelle, comme un souffle sur la peau du monde. Elle s’est arrêtée près de lui, assez près pour qu’il sente son parfum, ce mélange de cèdre et d’encre fraîche. Et sans le toucher, elle a effleuré sa nuque. Une absence de contact plus bouleversante que la caresse elle-même.
Il a su, à cet instant précis, que tout venait de basculer d’un degré. Qu’il ne sortirait pas indemne de ce regard-là. Et que désormais, rien ne serait plus aussi simple que le plaisir, ni aussi innocent que le silence.

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