Mardi - Lucas
Sous un rayon nouveau, la Blanche a des splendeurs
Que ne dédaignent pas quelques marins d'eau douce
Venus tôt naviguer au gré de leur humeur
Aux flots d'un flanc d'ubac enfiloché de mousse...
C'est à la première heure...
Je m'interromps parce qu'on me presse à finir de déjeuner pour pouvoir aller skier. Par la baie vitrée, le soleil, il est vrai, m'envoie chatouiller de quelques rais indiscrets. À force d'être à ma plume et à mon papier, à mes soleils et lunes imaginaires, j'en oublie parfois les astres qui m'attendent en haut dans le ciel, et qui ont seulement besoin que je lève un oeil...
Marie me dit que je fais de belles poésies, et que c'était très beau tout ce que j'ai proposé hier soir, mais qu'il y a un temps pour ça et un temps pour skier. Il est vrai qu'il fait un temps pour être à l'extérieur, une bleuité, délire, comme dirait Rimbaud... Mais... Rimbaud, justement, paraît vivre en poétisant, ou poétiser en vivant, et moi, je vis et souffre cette dichotomie indépassable, écartelé entre un réel qui m'échappe et des rêves qui se dissipent... Marie dit que je fais de belles poésies, que j'ai une belle plume, mais, je sais bien ce qu'il en est. Toute la soirée d'hier, j'étais suspendu à leurs yeux et leurs lèvres, et voyais bien que je les gênais à leur prendre tant de temps.
Oui, oui, j'arrête d'écrire...
Bric-à-brac branlant
Par un câble nous soutient
Au-dessus du vide...
Nous avons repris encore une fois les oeufs pour le début. Je trouve ça un peu lassant. Je leur ai dit, mais ils ne m'ont pas écouté. Soi-disant, il n'y aurait pas d'autre chemin, sinon des télésièges ou des tire-fesses qui ne nous emmèneraient pas assez haut. Pourtant, on peut procéder par accouds, progressivement, sans avoir à se propulser si brutalement au sommet du domaine. Comment nous sentir men who climb mountains alors, pour reprendre le titre de l'album qu'on avait écouté lundi ? Ah, mais peu importe... De toute façon, je me laisse faire, me laisse porter, comme un naufragé sur une mer inconnue, repêché par des bouts de bois liés, et qui doit sans cesse se maintenir pour ne pas affronter à nouveau les séismes sous-marins qui compriment la poitrine et portent des coups jusqu'en dessous de la ceinture.
Au creux du courant
Et des vagues alanguies
Un corps, flottant
Et me voilà dépassé, largement, parmi la foule. Les autres m'appellent. Ils se demandent bien comment je fais pour être toujours aussi loin. Comment leur expliquer ? Je suis à eux lié et pourtant par un fil si fin et désuni qu'un souffle, pourrait-on croire, pourrait le rompre aussi facilement qu'une bougie. Non mais, ce n'est même pas tout à fait ça, je dis mal les choses...
Je me demande pourquoi ils continuent à inviter ce poète qui ne parvient à être ni lui-même ni quelqu'un d'autre. Je ne sais même pas si je suis le poète. J'ai prétendument une plume, mais à quoi sert-elle si elle ne prend jamais son vol que loin du sol et des hommes, toujours dans les airs, toujours dans la lune...si elle n'embellit jamais la réalité ? Comme une évanescence vite oubliée... Je ne suis pas même un Cyrano, car je vois bien que j'ai beau lui conter étoiles et Baudelaire, elle ne gagne rien à ma présence, et je ne suis rien pour elle. Et je vois que je ne sais parler, d'elle, de mes sentiments, que loin d'elle et à condition que jamais elle ne le lise, que jamais ma plume ne la touche. Car comme dit Pouchkine, « l'amour parti, vient la Muse ». Et l'amour part avec la silhouette de Rimbaud que je suis sans l'être : déjà j'atteins l'âge auquel il a fini d'écrire, et moi qui suis-je ? Qui suis-je seulement ? Car être ou ne pas être, telle est la question, vraiment... Comme dirait l'aristo, « c'est ça l'important ».
Je sais que je suis censé raconter la journée, mais comment faire. J'écris attablé au restaurant, je continuerai au chalet, et, toujours, ce que je viens de vivre n'a pas fini d'infuser, et seuls me parviennent des relents du passé, des souvenirs, des méditations...
Pourtant, après le déjeuner, nous sommes allés au snowpark, où s'alignaient maints tremplins plus ou moins exaltants. Bien sûr, l'aristo et Mathieu ont sauté sur l'occasion, pour rejoindre les hauteurs depuis la neige opaque. Comme un instant d'ivresse hors du temps et de l'espace. J'ai bien essayé, mais, je dois l'avouer, comme il est difficile de garder suffisamment d'impetus au moment d'affronter la vague blanche soudain si dure et si verticale. Car moi, je ne me sens bien à mon aise que dans les voies obliques... Oui, je dois bien l'avouer...
Tout cela me rappelle la conversation que j'ai eue avec Mathieu hier. Depuis dimanche, il me rejoins régulièrement, comme s'il avait quelque chose d'important à me dire. Mais je ne sais pas s'il m'a déjà transmis l'important. Je ne sais pas comment l'appréhender, il fait des efforts pour me rendre meilleur, je crois, c'est-à-dire, il a comme de l'affection (ou bien de la pitié, je crains, plutôt) pour moi... Et il est certain que j'ai besoin de retrouver le présent, dont il s'est un peu fait le maître. Mais cela dit, je ne suis pas certain qu'il soit mon « idéal », comme dirait l'aristo. Cela dit, plus je creuse mon idéal, et plus il m'apparaît comme une irréalité. Alors, peut-être devrais-je abandonner l'idéal pour la réalité...
Hier, avant ça, nous sommes allés à la piscine, puis au sana, sans les filles. Et... À un moment, Mathieu et Jacques ont eu une drôle d'idée, ils nous ont dit qu'il fallait vivre l'expérience à fond, par-delà la pudeur, et nous ont poussés, moi et Nico, à nous déshabiller, tout en donnant l'exemple. Il faut avouer qu'ils sont sacrément musclés, c'était assez impressionnant...surtout en comparaison... Nicolas s'est rapidement prêté au jeu, mais moi, je n'osais pas... Mathieu a insisté en me souriant. Et on est restés comme ça, assis, nus, dans la chaleur sèche qu'on affrontait dans l'immobilité.
Bref, plus tard, au chalet... Comme je lui ai demandé conseil par rapport à...enfin...bref, il m'a demandé en retour conseil quant à l'écriture. Je sais bien ce qu'il en est, il cherche seulement à me faire me sentir bien après ce que nous nous sommes déjà dit, à me renvoyer l'ascenseur en quelque sorte. Mais après cela, après que je lui ai bien fait comprendre que je ne pouvais pas lui enseigner grand chose, c'est là qu'il a dit peut-être l'important, il avait autre chose sur le coeur. Il a commencé par me rappeler que le vrai héros, c'était Cyrano, pas Christian. Je lui ai répondu que c'était absurde, que je n'avais qu'à peine une miette de son verbe, que lui était escrimeur, et que les vers lui venaient sur le moment, d'une inspiration spontanée, immédiate, tandis que j'étais si loin du présent, que des bons mots me venaient pour les jours précédents seulement... Il a tenté en vain de me défendre, puis il a dit qu'il ne fallait pas s'attarder sur la référence. Il voulait dire que j'avais quelque chose qui lui manquait. Une blancheur avec laquelle lui ne pouvait plus voir le monde. Que mille images, mots choisis, sentiments romantiques, me viendraient à la vue de jolies courbes féminines, alors qu'il les profanait dès qu'il se tournait vers elle. Qu'une fois atteint nos cibles, quand plus aucune ne nous manquait, quand il ne restait rien à découvrir, alors se dévoilait l'océan de vanité dans lequel on baignait. Il me surprenait, il disait de belles choses profondes, manifestement il n'avait pas besoin de moi pour les mots : je lui ai dit, mais il m'a arrêté pour continuer. Il a avoué qu'il avait réfléchi plusieurs fois sur la manière de m'en parler. Puis il a voulu me raconter une journée d'il y a plusieurs mois. Mais il bafouillait. Il s'est contenté de dire (je l'ai retenu par coeur) : « Essaie de comprendre... Moi, debout, debout de tous les membres, dans une chambre quelconque dont je n'aime pas la décoration. Face à moi, à côté du lit, lascive, une MILF, même pas jolie, avec une grosse poitrine mais des rides laides qui lui déchirent la face. Elle n'avait...ni haut ni bas... » Il a voulu me regarder mais a détourné les yeux et poursuivi lentement : « Et moi non plus... Je n'ai ni haut ni bas... Je n'ai que l'horizontalité des corps anonymes... »
Je ne suis pas certain d'avoir compris. Tout cela semblait si irréel...
Avant de rentrer, j'ai passé du temps avec l'aristo. Il m'a raconté qu'il était en train de trouver ce qu'il cherchait. Il oscillait entre terre et ciel, mais commençait à comprendre que c'est sur la terre qu'on trouvait le ciel, sur la surface de l'eau réfléchissante, sur la neige illuminée ; que nous devions porter nos rêves au lieu d'être portés par eux... Il citait de la philosophie, ça me dépassait un peu, mais j'ai tâché de comprendre l'essentiel. Il m'a demandé aussi ce que j'étais venu faire sur la montagne. J'ai réfléchi, et j'ai dit que je venais vivre dans le présent. « Dans l'éternité, tu veux dire ? » il m'a demandé. Peut-être que c'est la même chose ?
J'ai aussi discuté un peu au retour avec Nicolas. Il a un projet de scénario cinématographique, enfin s'il faut parler de scénario (ça consiste essentiellement en longs travellings). « Home». En l'honneur de ce que je lui ai dit un jour. Que Home était un très joli mot, parce qu'il exprimait phonétiquement ce qu'il signifiait sémantiquement. C'est-à-dire qu'il commence par un son h, comme un souffle, un soupir, comme celui que l'on a pour son foyer loin de soi et qu'on souhaite retrouver, comme une respiration qu'on peut y avoir, en sérénité, chez soi ; et qu'il finit par un son m, le premier et le plus universel chez l'homme, d'où vient le mot maman, parce que c'est celui que fait le nourrisson quand il tète sa mère. Ça colle à son expérience, il ne se sent pas chez lui, et il attend de trouver où c'est. Je lui ai demandé si ça avançait, il m'a répondu qu'il était en tension, en attente... En attente d'une certaine expérience... Il n'est pas certain de comment tout ficeler, et il croit que tout doit l'être par nécessité, tel que l'exige l'art. Authentiquement. En fait, m'a-t-il avoué, il cherche le scénario aussi bien que celui-ci doit chercher Home. Comme si son projet ne changeait rien à sa situation...
J'écris, j'écris, et pendant ce temps, l'aristo n'est toujours pas là. Les autres commencent à s'inquiéter. Il nous refait le coup de dimanche. Marie et Mathieu font les cent pas, pendant que Lise et Charlotte restent sur le canapé, inquiètes, et que Nicolas reste à regarder la baie vitrée, comme dans l'espoir de le voir au loin. Mathieu soudain s'arrête, et me demande si l'aristo m'a donné un avertissement. Je creuse ma mémoire et je me souviens qu'il m'a dit de ne surtout pas l'attendre, comme il avait fait avec Mathieu hier. Alors il réfléchit, et puis soudain il lève les bras et nous interpelle globalement. Il nous fait remarquer qu'on est en train de faire exactement ce que l'aristo ne veut pas, et qu'après tout ça le regardait un peu : que l'aristo revient souvent super tard et qu'il en est certainement ainsi. Marie n'est pas d'accord du tout, et ils se disputent. Moi, je n'ose prendre parti, alors je sors prendre l'air. Le soir tombe, on voit les étoiles. Lise me rejoint. Mon coeur bat fort. Elle me redemande les noms des constellations, et je les lui donne, très volontiers. Elle me dit que les étoiles l'inspirent souvent, et qu'elle aimerait qu'on fasse une oeuvre commune avec ce thème. « Ciel nocturne », ou quelque chose comme ça. Montrer un jeune homme, ou une jeune femme, qui garde les yeux en l'air, dans le noir que brisent quelques lueurs célestes... Quelqu'un qui ne sait pourquoi il s'intéresse à ces boules de feu qui sont à des années-lumières, et que jamais il ne pourra rejoindre, sinon en rêve... Mais peut-être est-ce un rêve... Et qui, à force de s'être trop laissé absorber par elles, en a fini par oublier la réalité environnante, qui est morte depuis : il est dans un tas de ruines hanté par des squelettes. J'ai du mal à comprendre où elle veut en venir, mais elle s'arrête et rejoint sa chambre. Je la regarde partir avec incertitude.
Et j'écris, j'écris, pendant que l'aristo est parti... Je termine ma page... Je remplis mon rôle, je crois...
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