Mercredi - Nicolas
Je mangeais mon sandwich quand je me suis rendu compte que j'avais oublié de m'occuper de mon récit. À première vue ça n'avait aucune importance, mais sans doute que ce serait un outil utile pour relater nos recherches.
Ce matin, je me réveille, comme chaque matin, et tout paraît calme et normal, et pourtant... Je commence à m'attabler tranquillement, par habitude, parmi les autres, quand leurs têtes bizarres me fait comprendre. « On... On a appelé l'aristo ? On est allés à sa chambre ? Il est bien rentré, finalement...? » Non. Il n'est pas rentré. Ni l'après-midi pendant que nous étions là, ni le soir pendant qu'on veillait tard avec espoir, tout en s'efforçant de penser à autre chose, ni la nuit quand nous supposions qu'il rentrerait dans notre dos, à sa manière. Il n'est pas rentré. Vraiment pas rentré. C'est pas normal. « Vous l'avez appelé ? » Bien sûr ils l'ont fait, mais ça bascule tout de suite sur le répondeur. La Polonaise m'explique. On petit-déjeune rapidement, et ensuite on part skier vers les zones où le poète l'a laissé, ainsi que là où il avait été avec Casanova. Elle étend une carte sur la table, et indique les endroits du doigt. Évidemment, ce n'est pas ce qu'il y a de plus accessible, il nous met bien dans la panade... On détermine qui va où, on finit de prendre des forces et on part se changer.
Un peu plus tard on est prêts à partir, mais Charlotte et Lise ne sont pas là. La Polonaise part les chercher. Elle revient avec Charlotte, qui nous explique que les nerfs de la peintre craquent et qu'elle ne va pas nous aider, mais qu'il vaut mieux qu'elle s'aide elle-même en se reposant. « Bon, fait la Polonaise, nous serons de cinq assez. » Et donc nous y allons. La tension est palpable, quand on se regarde dans la cabine, qui semble monter beaucoup trop lentement.
Je suis avec Charlotte, parce qu'on s'entend bien, parce qu'on est tous les deux en snow, et parce qu'elle a une bonne orientation (je ne pouvais pas me mettre avec le poète, on se serait complètement paumés). On ne sait pas trop comment procéder, on descend la piste lentement, serrés à droite, en regardant avec attention, mais sans doute qu'on ne fait pas ça bien. La Polonaise nous a un peu briefés mais après tout elle ne sait pas trop elle non plus... Et puis arrivés en bas on se dit qu'on est bête, qu'on ne devrait pas chercher à le trouver, mais plutôt chercher à ce qu'il nous remarque, en criant, espérant entendre un retour. On fait ça plusieurs fois, en descendant et en remontant. Et finalement on se dit que ça ne doit pas être la bonne piste, et on appelle Marie pour savoir où nous diriger ensuite.
On a dû interpeller des skieurs de passage parce qu'on ne trouvait pas la piste indiquée par notre cheffe. Mais on n'en croise pas beaucoup, et ils ne parviennent pas à nous renseigner, surtout qu'en général ils ne parlent pas français et mal anglais et on ne parvient pas à se faire comprendre. De son côté, la Polonaise ne répond pas au téléphone. Au bout d'un moment on s'arrête et on se pose contre un arbre. Je remarque à Charlotte qu'on cherche l'aristo mais qu'au fond on l'a jamais trouvé, on ne l'a jamais compris. Elle me regarde et acquiesce. Et puis j'ajoute... Que moi-même je ne me suis jamais trouvé, et que peut-être, sans doute, l'aristo, lui, au moins, s'est trouvé... Elle me dit qu'elle n'est pas sûre de ce que j'entends par là, mais que ça lui parle. Elle ajoute qu'elle est presque jalouse de me voir me gameller si souvent, ou oser prendre les bosses, parce que comme on dit, on apprend en chutant, en faisant des erreurs. Que le poète a dit qu'avoir un don artistique, c'est simplement avoir avalé du poison et le recracher en une fleur. Je lui fais observer que le poète n'est pas plus audacieux qu'elle sur les pistes. Elle me rétorque qu'il n'y a pas que sur les pistes que l'on peut se gameller, et que c'est visible que le poète a vécu des choses, qu'il a des blessures, qu'il cache. Alors qu'elle, elle n'a pas grand chose à cacher... Voire rien à cacher. Elle m'évoque par accident une parole de Nietzsche, mais je préfère éviter de la citer. Il dit, dans le Crépuscule des idoles, qu'on tient la femme pour profonde, mais que c'est seulement parce qu'avec elle on n'atteint jamais le fond, parce qu'elle n'est même pas plate. Bref, je me tais un instant. Puis je lui dis que je sens que je ne retrouverai jamais l'aristo parce que je ne sais même pas retrouver la maison. Elle me dit qu'elle peut me guider, mais je lui dis que ce n'est pas ça. Je ne sais pas où c'est, chez moi. Je me sens un peu perdu. J'ai fait des études de philo, d'histoire, de lettres et maintenant de cinéma, et je ne sais toujours pas ce qui me correspond, mais essentiellement, je ne sais pas qui je suis. Et je sens que déjà ma jeunesse s'en va, cette période où on est ouvert au grand et au petit, à la grandeur et à la décadence. Et moi... J'ai pris une chambre à l'étage, au chalet, en pensant que je me mettais en haut, mais je crois qu'en fait je me suis mis en bas.
À ce moment-là la Polonaise nous a appelés, voulant savoir où on en était. On a commencé à lui expliquer notre situation, mais elle nous a interrompus en disant que ce serait plus simple de se le dire face à face, qu'il était l'heure de faire une pause et déjeuner. Evidemment, on n'allait pas retourner au restaurant et se mettre en terrasse, on prendrait des sandwichs. Elle nous a indiqué le lieu, et on s'est débrouillés tant bien que mal. Et c'est là que j'ai commencé à écrire, même si j'ai fait l'essentiel de retour au chalet. Elle nous a un peu chahutés en nous traitant d'incapables : le lieu qu'elle nous avait signalés était du hors-piste, on avait mal compris, on avait donné un nom à des gens comme un nom de piste... C'était un peu confus, et sans oser lui répondre, je me suis contenté de demander pardon et de nous inviter à prendre notre pause. Et j'ai glissé qu'on s'était un peu organisés dans la précipitation, en veillant à ne pas la viser. Sans rien dire, elle a passé la porte du restau, enfin du snack, et on l'a suivie. Elle s'est un peu énervée quand j'ai pris du temps à choisir entre deux sandwiches. « Ça n'a aucun importance, Nicolas ! » Mais on a vite retrouvé le calme, et on a mangé en silence. Et puis, la Polonaise a dit qu'on n'avait pas le choix, qu'il fallait appeler la police. Mathieu, qui avait l'air de rouspéter après notre recherche, s'est exclamé que ce serait bafouer tout ce que l'aristo est et qu'on ne pouvait pas lui faire ça, que déjà on était allés loin. La Polonaise l'a traité d'irresponsable et de sans-coeur, en disant qu'il y allait de sa vie. Mathieu a insisté, il connaissait bien l'aristo, il faut l'attendre et il revient toujours, et il déteste qu'on s'occupe de lui. La Polonaise n'était pas d'accord. C'était pire que jamais, il ne nous avait jamais quittés pour si longtemps, la situation n'avait jamais été aussi inquiétante. Il fallait agir. Mathieu a grommelé et s'est tu. On a terminé de manger et la Polonaise, après avoir passé l'appel, a convenu de voir elle-même les policiers, ce qui est logique puisque c'est elle qui parle la langue. De notre côté, on allait repartir dans nos nouvelles directions, mais je serais mis avec Mathieu, et Charlotte avec le poète. On a suivi ses directives sans oser réagir.
On a eu un peu de mal d'abord à trouver l'endroit précis et à y accéder. Pour du hors-piste, c'était du hors-piste. Je me disais que ce serait con de me rajouter à la liste des gens à retrouver. Alors j'ai suivi scrupuleusement Mat', en imitant sa façon de prendre les bosses et les virages. On a parcouru toute la piste, enfin le hors-piste, puis on a pris un téléski pour y retourner. C'était assez long et fatigant. Mais ça n'a pas duré. À un moment, nous avions pris une trajectoire un peu différente pour mieux explorer la zone, et comme je m'étais arrêté pour bien prendre une pente assez raide, Mat' m'a échappé. J'ai descendu tant bien que mal et ai crié son nom. Et finalement je l'ai trouvé étendu sur le sol, avec sa blanche brisée. « Merde ! » j'ai réagi instinctivement en m'approchant. Il m'a dit que ça allait, mais qu'il avait mal et qu'il ne pouvait plus rien faire avec sa planche. J'ai regardé les alentours avec un peu de désarroi, et j'ai repéré un télésiège qui montait jusqu'ici, et que certains empruntaient pour la descente. Je l'ai montré à Mat', en lui conseillant de rentrer. Je l'ai escorté, puis j'ai appelé la Polonaise pour la prévenir. En regardant en bas, vers le chalet, j'ai eu comme un soupçon subitement, mais finalement je suis reparti.
On a repris un peu les recherches avec Charlotte et Lucas. Ce dernier, apprenant que Mathieu s'était blessé, a commenté qu'on était décidément comme les dix petits nègres et que ça n'allait jamais finir. Puis on est allés ensemble sur la dernière zone à vérifier. On avait le coeur un peu lourd, sentant nos chances s'amenuiser. À la fin on chutait sans arrêt, perdant notre concentration, et finalement on s'est dit qu'on ferait mieux de retrouver la Polonaise. Mais quand on est arrivés elle en avait déjà fini, et on n'avait plus rien à faire. Il était tard, il fallait rentrer. On a descendu les quelques pistes nécessaires puis on a pris le bus, sous la pluie.
En arrivant, j'ai eu comme un mauvais pressentiment. Quand j'ai ouvert la porte, il y avait un bruit suspect dans le chalet, je ne pouvais pas mettre de mot dessus, et j'ai demandé aux autres de me faire confiance et de ne pas faire de bruit. Je me suis avancé vers la chambre de la peintre, et je l'ai ouverte. Elle y est. Mais pas seule. Et pas habillée non plus.
Le poète s'est précipité à l'intérieur, alors que Mathieu avait seulement mis un caleçon, et, à ma stupéfaction, il l'a saisi et l'a fracassé contre le mur. Je n'avais jamais connu le poète avec tant d'agressivité. Il lui a hurlé dessus qu'il se foutait vraiment de nous, que c'était une véritable enflure, qu'il ne respectait rien, que Jacques était un ami, et Lise aussi, et que lui, Mathieu, c'était un ami... Et il le frappait avec toutes ses forces, les yeux rougis et embués. Mathieu a fini par se défendre. Et il lui a répliqué que nous n'avions plus rien à faire là-haut, maintenant que nous avions envoyé les flics le chercher, et que c'était nous qui ne respections rien, qui ne respections pas l'aristo, qu'il avait sa propre façon de penser et de vivre à laquelle on ne comprenait rien, que ça le regardait, lui, et peut-être Dieu, Mathieu n'en savait rien, mais c'était pas à lui d'en décider. Puis la Polonaise s'est interposée pour les séparer, a crié au poète de s'arrêter et de laisser tomber, que ce qu'il faisait était absurde et inutile, puis elle a giflé Mathieu qui n'a pas réagi, avant de lui dire de se rhabiller.
Et on a passé la fin de la soirée dans le silence.
Annotations
Versions