Le naufrage - I
Assis sur un rocher humide et froid, les cheveux collés par le sang et le sel coagulés, le capitaine Arnold fixait d’un air morne la chevalière à son doigt. Faite de fils d’or entrelacés, elle était sertie d’un magnifique rubis qui d’ordinaire, aux rayons du soleil, se parait de mille nuances carminées. Hélas, sous le lourd voile de brouillard qui persistait depuis la fin de la tempête, la gemme était aussi terne qu’un éclat de métal rouillé.
La plage de sable pâle était jonchée des débris sombres de la caravelle que lui avait offerte son père pour son premier voyage en tant que capitaine. A l’autre bout de la crique, au pied des falaises de roche noire qui en dessinaient le pourtour, le second Garlot et deux autres matelots, seuls survivants du naufrage mis à part Arnold, conversaient assis en rond.
Arnold eut une pensée fugace pour son ami d’enfance, Lucien, qui avait tenu à l’accompagner dans ce premier voyage. Trois nuits plus tôt, ils étaient tous deux dans sa cabine, à boire du vin rouge dans des pichets de cristal en se racontant pour la énième fois leurs aventures amoureuses à l’université. Lucien était sans doute mort à l’heure qu’il était, noyé ou drainé de toute chaleur dans son sang par les eaux vampires. Arnold ne savait pas si son propre sort était plus enviable. L’île semblait désespérément stérile et inhospitalière. Faite de mille flèches de roche sombre, elle se dressait comme une cathédrale maudite au-dessus des flots. La petite plage vers laquelle Arnold et les autres avaient eu la chance d’être emporté en était la seule portion qui ne soit pas d’une mortelle verticalité. Trois jours après le naufrage, pas la moindre mouette n’avait fait entendre son cri strident dans les hauteurs invisibles et embrumées, et aucun ruisseau d’eau claire ne zébrait le sable nacré.
Le sort le plus probable qui les attendait tous était une mort lente, ou peut-être le cannibalisme. Arnold jeta un regard vers ce qui restait de son équipage. Le second Garlot avait trois fois son âge, et dix fois son expérience en matière de navigation. Il n’avait jamais caché son mépris pour Arnold, malgré son obséquiosité auprès de son père. Quant aux deux autres matelots, bien plus jeunes, ils se rangeraient certainement du côté du vieux marin aguerri plutôt que d’Arnold, dont la frêle légitimité de capitaine avait péri avec le navire.
Il avait pourtant survécu à la tempête ! A choisir, il aurait préféré perdre son navire à ce moment-là, au cœur du déchainement des éléments bruts, dans la bravoure futile mais glorieuse de l’homme face à l’océan. Mais non, pour le récompenser d’avoir sauvé son vaisseau et son équipage, le destin lui avait offert un fourbe récif encapuchonné de brumes, dont le tranchant avait griffé la coque de sa Manticore d'une mortelle entaille.
Arnold fut tiré de ses pensées par les cris de ses marins. Se retournant, il vit Garlot, suivi des deux matelots, courir vers les vagues au creux desquelles se dessinaient une forme pâle. Le capitaine sauta de son rocher, manquant de glisser sur les algues et évitant ainsi une mort des plus ridicule, et accouru à son tour. Peut-être était-ce le corps d’un autre marin, ou de Lucien ? En s’approchant, tandis que les trois autres se battaient pour tirer la forme manifestement inerte hors de l’eau, il constata qu’elle était bien trop grande pour un humain. Et quand celle-ci fut allongée de tout son long sur le sable, les quatre hommes restèrent un temps muets d’horreur.
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