Chapitre 16 : Le rêve d’une bâtisseuse

16 minutes de lecture

  Les environnements hostiles, mais fascinants du Second Étage avaient vu naître une belle et solide amitié, alimentant la confiance et l’espoir. Mais ses profondes convictions allaient être mises à mal dans les semaines qui suivirent. Car ce qui les attendait au-delà du portail était les difficultés et le doute.

L’océan et ses abysses n'étaient peut-être pas le royaume des hommes, il restait pourtant le creuset primordial de la vie, un lieu où s'épanouissaient des millions de créatures. Tout le contraire du désert, aride, stérile, véritable terre infernale où une infime existence est un miracle de résilience et d’adaptation. Aussi, quand ils découvrirent que tout autour d’eux s’étendait à perte de vue une mer de sable fin, l'incompréhension et les premières inquiétudes les gagnèrent. Rien ne venait troubler la monotonie merveilleusement funeste d’un tel paysage. Il n’y avait pas la moindre végétation, pas le moindre rocher, seules les dunes se succédaient, aux formes et aux positions changeantes au gré des bourrasques chaudes d’un vent capricieux.

Très vite, Agdhim prit la tête des opérations sans que cela ne souffre d'aucune contestation. Près de la moitié de son existence s'était déroulée dans un environnement similaire, au sein d’une tribu de nomade du Sahara occidentale où l’honneur était indissociable de la mort. Dès sa plus tendre enfance, il avait appris à danser avec les éléments, car la nature ne se domptait pas, mais s’apprivoisait. Qu'importe son orgueil, jamais l'humain ne saurait la soumettre complètement à sa volonté.

Mettant en application les enseignements de ses aînés, il convainquit d’abord ses camarades de ne pas se lancer à l’aveugle dans une marche mortifère. La première règle impliquait en effet de ne jamais se précipiter, car c'était un sentiment né de la peur, et la peur aveugle n'amenait jamais que l'agonie. Le portail étant niché au creux d’une dune, ils l’escaladèrent pour avoir une meilleure vue d’ensemble. Au sommet, ils affrontèrent la première des vérités. Aucune structure n'était visible, pas le moindre point d’intérêt, à l’exception notable d’un lointain mirage, une ligne sombre s’étirant par delà les nuages et qui offrait un peu de diversité aux regards fatigués. Naturellement, c’est dans cette direction qu’ils entamèrent leur périple, mais pas avant que le soleil ne soit assez bas. La seconde règle des nomades était tout aussi importante. Les rayons de l’étoile représentaient le plus mortel des dangers, et même le mieux équipé des aventuriers ne saurait s’y risquer. Pour économiser ses forces et ses ressources, rien ne valait plus que l’aube et le crépuscule, et à défaut, quand régnait la Lune, car c’est dans ces moments-là que les températures devenaient suffisamment clémentes pour ne pas périr pendant la marche. Ainsi, en suivant scrupuleusement ces deux enseignements, élevés en dogmes, ils progressèrent la nuit et dormirent le jour, grimpant péniblement les dunes avant de s’en laisser glisser.

Sous ses atours terribles, le désert offre à qui le respecte de quoi survivre. Outre les quelques animaux s’y étant acclimatés, rongeurs et petits prédateurs, un écosystème propre à cet étage s'était développé, rappelant la faune aquatique. Dans des zones meubles, où le sable se comportait subitement comme un fluide, vivaient de nombreux poissons à l'apparence repoussante, mais à la chaire délicieuse. Parfois, de gigantesques gerbes de particules s'élevaient à l'horizon, provoqué par les mouvements de baleines et vers aux tailles démesurées qui s’affrontaient dans de spectaculaires guerres de territoire. Pour l’initié, le désert regorgeait donc de ressource animalière écartant la problématique de la nourriture. Restait alors la seconde denrée essentielle, le trésor le plus convoité des terres arides. Or, ils ne croisèrent pas la moindre feuille, la moindre brindille susceptible de donner un indice. Dans cet environnement, l'or bleu était bien souvent inaccessible. Sans option, ils se reposèrent sur leur réserve, compléter par la rosée matinale.

Le dernier obstacle était dans la tête. La lassitude de répéter sans cesse les mêmes mouvements, jour après jour, avec toujours un décor identique en toile de fond, avait un effet dévastateur pour le moral. Heureusement, l'enthousiasme sans faille d'Agdhim et les encouragements d'Amélia permirent de surmonter le désespoir d'un voyage en enfer jusqu'au moment fatidique. Au treizième matin, quand le soleil les invita à s'arrêter pour dresser le camp, apparut le premier signe de progression. Infatigable, Agdhim avait gravi une dune supplémentaire avant d'appeler ses compagnons. Les mains en visières, il contemplait la ligne sombre avec un sourire ravi.

- Regardez bien. Ce n’est pas un mirage ! Elle s’épaissit !

La première à l’imiter fut Amélia, qui dégaina une longue-vue.

- Pardi nino, tu as raison !

Ce matin-là, malgré l’épuisement, ils célébrèrent longtemps avant de céder au sommeil. Le soir, c'est pleins d'entrain qu'ils s'élancèrent, comme si toute l'usure des précédentes journées avait subitement disparu. Dorénavant, chaque pas rendait cette ligne plus épaisse, plus facilement distinguable, nourrissant la motivation. Progressivement, la structure se dévoilait, et il devint vite évident que ce n’est pas une formation naturelle. Au début, ils eurent du mal à accepter cette image renvoyée par leurs yeux médusés. Mais au matin de la troisième semaine, alors qu’ils étaient suffisamment proches pour que se dessiner nettement les blocs de pierre la composant, le doute n’étaient plus permis. Aussi fou que cela puisse paraître, cette boussole était une tour. Mais son apparence différait radicalement de celle dans laquelle ils étaient entrés. Sa large base s'étrécissait à mesure qu’elle s’élevait. Sa surface n’avait pas non plus cet aspect lisse, presque surnaturel, car outre les irrégularités, des balcons, toits et escaliers s’entremêlaient chaotiquement. Ses dimensions gargantuesques, couplées aux défauts qui laissaient penser que c’était une création humaine, la rendaient par bien des facettes plus incroyables encore que le mirage blanc de l'Extérieur.

Au matin du vingtième jour, un nouveau panorama permit d'appréhender un peu plus l'ampleur véritable de ce monstre structural.

En contrebas s’étendait une ville. Nul rempart ne l’encerclait, car les bâtiments, dont la variété de style offrait une illustration tangible de l’histoire de l’architecture, s’étalaient sur des kilomètres et kilomètres à la ronde. Cet étalement urbain se prolongeait jusque dans les airs. Des routes surmontaient des immeubles, elles-mêmes, surplombant d’autres chaussées, donnant l'illusion que cette verticalité se poursuivait à l'infini. Comme une montagne disposant d'un sommet, on pouvait cependant distinguer un semblant de pente, grimpant à mesure qu'elle s'approchait de l’ombre immense de la tour, pour atteindre une série de palais dans le plus pur genre mésopotamien. À son apex naissait un torrent intarissable d’eau qui se déversait dans des milliers d’aqueducs, alimentant d’innombrables jardins dispersés dans la ville, de la plus haute des tours jusqu’à la plus sombre des ruelles. Ainsi, malgré la densité sans pareil d’habitations, cette cité aux mille visages respirait véritablement grâce à sa végétation, et offrait un panel de couleur exceptionnelle évoquant une forêt primaire.

Et cette mégapole, sans égale, n’était finalement qu’un point en comparaison de la tour qui la toisait, immense, majestueuse, terrifiante.

- Incroyable… murmura Huori.

- Tu sais ce que c’est ? demanda Agdhim, époustouflé.

Elle acquiesça, des étoiles plein les yeux. L'excitation était perceptible dans sa voix.

- J'en avais seulement vu des illustrations... les deux plus importants chefs-d’œuvre de Sammu-Ramat Adad (elle se retourna pour s'adresser à tout le monde.) Permettez-moi de vous présenter la capitale et unique cité du Troisième Étage, Babylone, ainsi que la plus grande construction de tout l’Empire, la tour de Babel.

Le lendemain, le groupe arrivait enfin aux portes de la ville, alors même que l’aube n’était pas encore levée. En pénétrant dans les premières rues, l’atmosphère changea radicalement. Les infernales températures en journée ne se ressentaient pas grâce à la végétation et l’humidité ambiante qui rafraîchissait les quartiers inférieurs. Les rayons du soleil avaient du mal à se frayer un chemin à travers les couches successives, et ils se délectèrent de cette fraîcheur inattendue. La route qu’ils empruntèrent les mena d’abord dans les bas-fonds de la tentaculaire cité. Comme en archéologie, où creuser revenait à plonger dans le passé, les plus profondes strates étaient des vestiges tangibles des premières formes d’urbanisme. L’agencement des rues paraissait de prime abord labyrinthique, mais répondait en réalité à une certaine logique, éloigné des standards de la modernité. Le plus fascinant était le mélange culturel. Des langues aux vêtements, ce melting-pot était d'autant plus flagrant avec la pierre. La petite avenue médiévale qu’ils empruntèrent déboucha subitement sur un forum grec, cerné de bâtiments sortant tout droit de l’antique Ur. Les odeurs se mêlaient aux traditions, et étrangement, il régnait là une relative harmonie. Bien sûr, certains problèmes inhérents aux rassemblements humains persistaient. Une patrouille poursuivant des voleurs de pommes les bouscula. Plus loin, ils aperçurent deux individus éméchés être jetés au dehors d’une taverne pour une rixe alcoolisée. Mais pour un ensemble aussi anachronique et dantesque, la machine paraissait presque fonctionnelle.

Babylone.

Gabriel songea que ce nom était familier pour les gens de l’Extérieur. Elle personnifiait dans la conscience collective la cité idéale, la première mégapole culturelle qui aurait dû être la dernière. Les mythiques jardins suspendus étaient connus de tous, comme la légendaire tour de Babel. Ces merveilles, nées des premières fables humaines, s’incarnaient aujourd’hui devant ses yeux ébahis.

Les Conquérants sont entrés dans la Tour depuis plus de 6000 ans, amenant avec eux la civilisation. Si le Temps s’écoule normalement ici, alors ça voudrait dire qu’ils ont vécu sur Terre il y a 4400 ans avant notre ère. La Reine Bâtisseuse serait suffisamment vieille pour avoir vu les prémices de la Babylone mésopotamienne. En était-elle une simple habitante, ou bien la mythique fondatrice ?

Ils déambulèrent des heures durant, tellement absorbés par cette myriade de découvertes qu’ils en oublièrent pendant un moment l’Ascension. Submergés par les nombreux stimulus, ils se comportaient comme des étrangers. Pourtant, malgré cette attitude dissonante, pas une fois on ne leur prêta attention, car le concept de “différence” n’existait pas ici. Au gré de leurs errements, le groupe atteignit les étages intermédiaires, là où les ombres se faisaient plus rares et le soleil plus présent. Mais la chaleur restait parfaitement supportable, grâce à de petits dispositifs technologiques disséminés un peu partout. Ils émanaient d’eux des courants d’air agréable qui rafraîchissait sans frigorifier. Si leur apparente complexité détonnait avec les infrastructures archaïques, ils se fondaient pleinement dans le paysage une fois à la surface de cette mer de bâtiments.

Là-haut, tout était admirablement agencé. Les immeubles aux courbes légères et aux couleurs épurées avaient été construits pour capturer un maximum l’énergie solaire sans subir le courroux de ses rayons meurtriers. Le blanc prédominait, au milieu des teintes bleutées de l’eau qui s’écoulait le long des maisons en alimentant le reste du réseau, et du vert de la végétation poussant sur les murs et toits. C’était l’aboutissement d’un rêve, celui de la Reine Bâtisseuse, la plus grande architecte de la Tour qui livrait ici la solution finale aux problèmes urbanistiques.

Quand le soleil atteignit son zénith, ils décidèrent de prendre une pause et s’installèrent à l'ombre d'un arbre, sur les bancs d'une petite place où trônait une fontaine.

- Ça fait des heures que l’on marche, et j’ai l’impression que notre objectif est toujours aussi loin, soupira Agdhim en s’allongeant.

Pour démarrer l’Épreuve de l'Étage, le groupe devait d’abord rejoindre la salle d’examen situé dans le palais de la Maison dirigeante. Mais si cela s’était révélé facile à Xianjin, notamment grâce à Huori qui en connaissait le moindre recoin, la démesure propre à Babylone en faisait une tâche autrement plus ardue.

- Maintenant que l’on se trouve au sommet de tout ce bazar, ça devrait être plus rapide, affirma Amélia. Essayons de prendre l’un de ses trains volants.

Elle en profita pour plonger sa gourde dans la fontaine avant de se désaltérer. En l'observant, Gabriel ne put s’empêcher d’être sceptique.

- Tu es sûr que c’est une bonne idée ?

- Tu sais nino, j'en ai vu des eaux, et aucune d’entre elles n’était aussi pure, répondit-elle.

Elle en avala à nouveau, avant de s’en asperger le visage, avec un soupir de satisfaction.

- Délicieuse !

Bien qu’assoiffé, Gabriel hésita, avant de finalement l’imiter avec beaucoup de précautions. Après une première gorgée, ses yeux s’écarquillèrent, et il se mit à boire goulûment en oubliant de respirer.

- Incroyable ! s'enthousiasma-t-il en reprenant son souffle.

- N’est-ce pas ? J’ai goûté l’eau issue des plus hauts glaciers et des sources les plus immaculées. Pas une ne l’égalait. Pourtant, ce n’est qu’une chose parmi tant d’autres dans cette ville exceptionnelle.

Emma acquiesça, et son regard se porta vers le palais.

- Sans même l’avoir rencontré, j’ai la sensation que la Reine Bâtisseuse est un individu hors norme, déclara-t-elle.

Prise d’une soudaine réflexion, Amélia se gratta le menton.

- J’ai tout de même du mal à imaginer que tout ça n’est l’œuvre que d’une seule personne. Dis Huori, comment est-elle perçue cette Reine par les gens de la Tour ?

Jusqu'ici allongée, la jeune femme se redressa, songeuse. Après quelques instants, elle répondit.

- Mmh... avec les autres Conquérants, c’est une déesse vivante, adulée et crainte de tous. Néanmoins, parmi eux, beaucoup la considèrent comme la plus faible, si l’on omet l’Alchimiste d’Or qui n’est qu’une régente. Sa valeur réside plutôt dans ses capacités de soutien vu qu’elle est reconnue pour être la plus grande enchanteresse de la Tour.

Elle hésita, puis finit par ajouter :

- Après, selon ma grand-mère, ce n’est pas sur le champ de bataille que brillait le plus Sammu-Ramat. En faite, sa stature était déjà celle d'une Reine avant même l'Ascension.

- Sacré éloge, siffla Amélia.

- Elle m’a également mis en garde contre elle. Parmi les Conquérants, son amour pour l’humanité était l’un des plus sincères, mais tournait à l’obsession.

- Que veut-elle dire en parlant "d'obsession" ? grimaça Agdhim.

- Je l’ignore, avoua Huori. De toute façon, il n’y a presque aucune chance qu’on la croise. Comme les autres dirigeants, elle passe la plupart de son temps dans son palais et peu de personnes l'ont rencontrée en chair et en os.

Après cette pause, le groupe se mit en quête d’un accès aux transports qui dansaient dans le ciel de la cité. Huori identifia rapidement l'un des arrêts, des quais surélevés où les véhicules stationnaient en lévitation. À l’image du reste de la couche supérieure, ils étaient parfaitement entretenus. Néanmoins, ce luxe n'était pas l'apanage d'une élite. Les nombreux usagers venaient d'ethnies et de classe différentes, formant une masse hétéroclite dénuée de toute discrimination. En montant à bord, Emma et Gabriel s'agrippèrent à des barres en anticipant un trajet mouvementé. Mais si les trains filaient effectivement à vive allure, ils furent surpris par la douceur du démarrage. Après s’être trompé d’arrêt à plusieurs reprises, le groupe parvint finalement à destination. En sortant, ils découvrirent la mosaïque grandiose d'une gigantesque place qui représentait la Reine Bâtisseuse supervisant la construction de la cité. Entre les cristaux de pierre et de marbre, de minuscules canaux avaient été taillés, donnant l’impression de littéralement marcher sur l’eau sans toutefois se mouiller les pieds. Ces canaux alimentaient d’extraordinaires fontaines, qui dessinaient à intervalle régulier des fresques éphémères reproduisant les armoiries de la Maison Adad. De part et d’autre, des rangées d’arbres fruitiers en fleur déployaient des ombres apaisantes. La place surplombait le reste de Babylone, offrant un double contraste saisissant : la sensation de dominer ce qui se trouvait en contrebas, du reste de la ville jusqu’aux étendues sableuses ; mais également le sentiment d’écrasement, plus prégnant que jamais à cause de Babel, dont ils n’avaient jamais été aussi si proches.

Après s'être présentés aux portes du palais et s'être identifiés, ils furent immédiatement pris en charge et conduits dans la salle d’examen. Ils ne patientèrent pas bien longtemps avant que ne débarque un administrateur. Comme ses homologues du Premier et Second Étage, c’était un individu dans la force de l’âge, dont la jeunesse éternelle était garantie par le contrat passé à la fin de l’Ascension.

- Chers Candidats, c’est un plaisir de vous recevoir ! Tout d’abord, permettez-moi de vous féliciter pour être les premières arrivées jusqu’ici. Je dois admettre que nous ne nous attendions pas à voir débarquer si rapidement des Candidats. Néanmoins, je vous rassure. Tout est déjà prêt pour que vous puissiez poursuivre votre Ascension dans les plus brefs délais. Veuillez d’abord me remettre vos numéros respectifs, que je puisse vous enregistrer.

Ils s’acquittèrent des différentes formalités administratives, avant d’être conduits jusqu’à un aéronef dont le confort de vol tranchait avec la douceur du train. Durant les deux minutes du trajet, l’engin ne fit que grimper, plaquant ses occupants contre leurs sièges. Quand enfin ils cessèrent de monter, l’administrateur fit signe de descendre. Dehors, de violentes bourrasques confirmèrent l’impression générale. Ils avaient été déposés sur l'un des nombreux perchoirs de Babel. Babylone s’étalait en contrebas, si minuscule que l’on distinguait à peine les variations de relief. Sur la passerelle de l’aéronef qui tanguait dangereusement, l’administrateur cria pour être entendu.

- Candidat, voici l’Épreuve du Troisième Étage. Vous allez devoir pénétrer dans la tour de Babel et atteindre son sommet. Il n’y a pas de limite de temps ou de place. Sachez cependant que vous ne pourrez pas en sortir sans réussir. Je vous souhaite bonne chance !

Le véhicule bascula en arrière dans une manœuvre audacieuse et repartit en direction de la cité. Désormais bloqués sur le quai, Amélia et le reste du groupe n’eurent pas d’autre choix que de se réfugier dans un renforcement à l’abri de la furie du vent. Ils découvrirent alors un imposant escalier menant à deux gigantesques portes de bronzes dont l’oxydation ne ternissait pas la splendeur des reliefs incrustés. Sans même les toucher, elles s’ouvrirent subitement en grinçant, soulevant un épais nuage de poussière. En se dissipant, ils aperçurent le début d’un long et large couloir s’enfonçant dans les entrailles de la structure. Après s'être consultés, ils s'avancèrent d’un même pas dans l’obscurité.

L’odeur de la vieille pierre imprégnait les lieux, et s’immisçait profondément dans les narines. Après quelques pas supplémentaires, un nouveau grincement se fit entendre, et ils se retrouvèrent orphelins des rayons du soleil. Plongées dans le noir, les secondes s’étirèrent jusqu’à ce que l’écho d’un cliquetis les ramène à la réalité. Le visage concentré d’Amélia apparut fugacement, avant de disparaître à nouveau dans les ténèbres. Gabriel fut pris d’une quinte de doux après avoir inhalé l’effluve âcre d’une odeur familière. Le timbre grave de l’aventurière résonna.

- Désolé nino, ça fait un moment que je voulais m’en griller une. Mais fichtre, je crois que je ne m’habituerais jamais à celle de la Tour.

- Amélia, peux-tu m'envoyer ton briquet ? demanda Agdhim. J’ai de quoi allumer une torche.

Ils l’entendirent fouiller dans son sac quand l’éclairage revint brutalement. Éblouis par ce changement, ils découvrirent, après acclimatation, une succession de chandeliers s’illuminant progressivement. Certains restaient inertes, rendus dysfonctionnels par le passage du temps, mais la luminosité était suffisante pour révéler l’entièreté de l’environnement. Souriante, Amélia leur fit signe d’avancer.

- Voilà qui règle notre problème. Jeunes gens, en avant !

Ils lui emboîtèrent naturellement le pas. Sur le chemin, Gabriel observa de part et d’autre des colonnades, qui entouraient des gravures s’étendant jusqu’au plafond en formant une fresque mythologique fascinante. Malgré quelques pans trop abîmés, il comprit qu’elles retraçaient l’histoire de Babel. Des ouvriers aux traits hideux, enchaînés les uns aux autres, tiraient péniblement d’imposants blocs de pierre taillés à même les monts. À mesure que grandissait la tour, les sommets s’érodaient jusqu’à disparaître complètement.

- Incroyable ! s’enthousiasma Emma. Ils ont vraiment érigé Babel à partir de montagnes ?

- N’importe quoi ! se moqua Agdhim. Cette tour est certes prodigieuse, mais ces dessins ne sont qu’une fable… Aïe !

Il se frotta la tête en dévisageant Huori avec un mélange d’incompréhension et d’agacement.

- Tout à fait, acquiesça la jeune Da-Xia à l’attention d’Emma en ignorant le regard plaintif d’Agdhim. Les travailleurs que l’on voit ici étaient les pires criminels issus de tous les étages de la Tour, dont les fautes étaient si horribles que toutes leurs descendances furent condamnées au même sort. Il aura fallu des centaines de générations, sur plus de 1000 années de constructions, pour qu’enfin le projet arrive à son terme.

En écoutant son exposé, Emma changea d'attitude.

- C’est atroce. Les enfants ne sont pas responsables des actes de leurs parents. Comment peut-on cautionner un tel chantier ?

Tout en approuvant de la tête, Huori lui répondit.

- Petite, j’avais fait la même remarque à ma grand-mère. Elle en avait alors profité pour m'expliquer tout ce que je vous ai dit à propos de Sammu-Ramat.

- J’ai du mal à voir de l’amour dedans, intervint Amélia.

Ils conversèrent nonchalamment jusqu’à apercevoir le bout du couloir. Deux portes similaires à celles de l’entrée attendaient.

- Enfin ! soupira Huori.

CRACK !

- Hein ?

Le sol sous la jeune femme s’affaissa subitement, sous le visage horrifié de ses amis. Dans un dernier geste réflexe, elle tendit la main pour saisir le rebord, mais celui-ci céda immédiatement sous la pression. Sans rien pour la soustraire à la gravité, elle tomba comme au ralenti.

Impuissant, Gabriel ne remarqua pas la silhouette qui venait de s’élancer. Soudain, Huori atterrit dans ses bras, tout aussi incrédule que lui. Le temps de reprendre son souffle, Gabriel aperçut Agdhim de l’autre côté du gouffre, isolé sur une minuscule plateforme qui commençait à se fissurer.

- AGDHIM ! hurla Gabriel.

Malgré le péril, le jeune aventurier répondit par un sourire serein.

- On se retrouve bientôt.

L’instant d’après, les dernières pierres le soutenant s’affaissèrent, le soustrayant à la vue de ses compagnons. Instinctivement, Gabriel se précipita au bord du précipice, et aurait probablement sauté si Amélia ne l’avait pas retenu.

- N’y pense même pas nino !

Ignorant l’avertissement, il se débattit comme un beau diable quand un bruit le figea sur place. De nombreuses craquelures rongeaient le sol et s'étendaient dans toute la pièce. Amélia fut la première à réagir, entrainant Gabriel dans son geste.

- Courez !

Ils se ruèrent jusqu’aux portes. Derrière, le fracas assourdissant de l’effondrement se rapprochait. Avec l’énergie du désespoir, ils se jetèrent sur le bronze qui demeurait résolument immobile.

- Poussez-vous !

Les trois jeunes gens s’écartèrent en ressentant l’intense mana émis par Amélia. Les tatouages sur ses bras s’illuminèrent, et avec un cri de rage, elle propulsa son poing en avant. Le choc fut douloureux pour les tympans. Mais les portes, malgré la trace visible de l’impact, n’avaient pas bougé d’un iota. Avec un nouveau hurlement guerrier, l'aventurière frappa, plus fort encore. Cette fois, les gongs sautèrent. D’un même geste, ils se précipitèrent de l’autre côté.

Annotations

Vous aimez lire Maxime Lopez ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0