Chapitre 17 : Babel

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Personne ne pouvait s’attendre au contraste entre l'intérieur et l'extérieur de Babel. Protégée par d'épais murs, une campagne vallonnée s'étendait à perte de vue. Les dunes étaient ici des collines herbeuses à pente douce, où serpentait un chemin terreux, parfois encadré de barrières rongé par la mousse et l’humidité. Le vaste ciel bleu parsemé de quelques nuages épars était éclairé par un grand soleil, alimentant la photosynthèse d’arbres solitaires dont le feuillage s’agitait paisiblement au gré des ondulations d’un faible vent printanier.

- C’est de ma faute…

Adossé à un tronc, Huori, tête basse, ne cessait de répéter sempiternellement cette même phrase. Emma avait beau essayer de la consoler, la caresser, la rassurer, rien n’y faisait. Un peu plus loin, Gabriel contemplait l’endroit d’où ils venaient, incapable de réprimer ses tremblements rageurs. Il pensait s’être endurci suffisamment pour encaisser la perte d’un être cher, mais l’image d’Agdhim chutant dans les ténèbres se superposait en boucle à celle d’Élise. Lentement, ses vieux traumatismes surgissaient, le submergeant d'idées noires. Il scruta la paume de ses mains, l’air hagard.

Dix ans. Dix ans d’entraînement sans le moindre progrès. Pourquoi diable est-ce un raté comme moi qui ait hérité d’un tel pouvoir ?

Égaré dans ses ruminations, il n’entendit pas le bruit des pas s'approchant. Ce n'est qu'avec les effluves désagréables du tabac froid qu'il finit par remarquer Amélia.

- Vous morfondre ne changera pas ce qui vient de se passer, dit-elle. Bougeons.

Malgré l'injonction, Gabriel demeura immobile, trop aliéné par ses croyances erronées pour avoir la force de continuer. L'aventurière soupira, comprenant que de simples paroles ne suffiraient pas. Brusquement, elle l’attrapa sans ménagement pour le traîner jusqu’à l’arbre. D’un geste, elle demanda à Emma de s'écarter avant de jeter le garçon à terre comme un vulgaire sac. Toisant les deux malheureux, Amélia déversa subitement toute sa frustration.

- Le Second Étage vous a-t-il tant ramolli que ça ? Ici, c’est la Tour ! La dernière Frontière ! Pensiez-vous, naïvement, que tout se déroulerait sans le moindre accroc ? Que nous ne connaîtrions jamais que l’extase de la découverte, la joie de voyager ensemble ? Mais ce n’est pas ça, une aventure, ça ! L’aventure, c’est les longues et déprimantes marches, pour n'éprouver à leurs termes qu’un terne éclat de l’allégresse. L’aventure, c’est la peur permanente de mourir, où apercevoir la nouvelle aube est la plus merveilleuse des victoires. L’aventure, ce sont les plus belles rencontres, et parfois, le moment d’adieux déchirants. L’aventure, c’est le pinacle de nos vies futiles, où les extrêmes coexistent. Joie et colère. Bonheur et tristesse.

Gabriel releva piteusement la tête, las. En découvrant la stature gigantesque d’Amélia, il eut l’impression que le soleil brûlait sa rétine.

- Pensez-vous sincèrement que votre comportement puéril rend hommage à son sacrifice ? poursuivit-elle. Qu’il aurait souhaité autant de jérémiades et de lamentations ? Non, car ce garçon et moi sommes faits du même bois. Le moment où mon heure sera venue, ce ne sont pas des pleurs que j'attendrais. Ce départ, il sera à l’image de mon existence, festive et euphorique, puisque j’aurais vécu intensément et serais morte sans le moindre regret. Comprenez-vous ? Si c’est le cas, lever vos culs !

L’injonction provoqua un sursaut dans les esprits abattus. Gabriel inspira profondément, les lèvres serrées. Huori l'imita en essuyant rageusement l’humidité de ses yeux. Satisfaite, les traits d’Amélia s’adoucirent, et elle tapota tendrement l’épaule des deux jeunes gens.

- Voilà qui est mieux. Une dernière chose. Agdhim est comme moi, un aventurier au cuir solide. Tirez-en les conclusions que vous souhaitez.

En se retournant, elle ébouriffa affectueusement les cheveux d’Emma avant de glisser une cigarette de son paquet presque vide dans sa bouche. D’un pas décidé, elle emprunta la piste, sans un regard en arrière.

Dans les tréfonds de Babel, un homme s’extrayait d’un tas de décombres. Il avait beau être enseveli sous des débris parfois plus gros que lui, il n’eut aucun mal à s’en dégager. Agdhim secoua énergiquement la tête pour faire tomber la poussière avant d'inspecter les environs. L'endroit où il avait atterri était une petite pièce plongée dans la pénombre. En regardant au-dessus, il découvrit un puits sans lumière. Il avait le vague sentiment que sa chute avait duré un bon moment. Miraculeusement, mis à part quelques ecchymoses, il était intact. Les nombreux étages traversés l'avaient probablement ralenti. Il s’étira en bâillant, avant de sortir de son sac le nécessaire pour se confectionner une torche. En habituant ses yeux à la pénombre, progresser sans éclairage était certainement possible. Mais le risque de tomber à nouveau restait grand, dans un bâtiment aussi ancien que Babel. N'ayant pas l'intention d'expérimenter encore de telles sensations, il choisit la sécurité. Quand le bois s’embrassa, la pièce se révéla dans ses plus infimes détails. Elle avait la forme d’un carré presque parfait, totalement dénué de mobiliers ou de décorations à l’exception notable de gravures inscrites un peu partout. Il s’approcha d’un mur pour mieux les observer, remarquant leur similitude avec celle de l’entrée même si l'histoire contée était différente.

- Quelle découverte ! Les filles en seraient vertes de jalousie ! ironisa-t-il.

Il s’en détourna et posa sa main droite sur la paroi avant de sortir de la salle. Dehors, un couloir s’étendait dans deux directions opposées.

- Un labyrinthe, merveilleux ! Bon, allons-y gaiement !

Une heure plus tard, il décida de prendre une pause en pénétrant dans une pièce semblable à la première. Tout en se désaltérant, les premiers doutes commencèrent à l'assaillir. Sa crainte initiale semblait se confirmer à mesure qu'il progressait. Si par malheur, ce dédale s’étalait sur toute la superficie de la Tour, il lui faudrait plusieurs semaines, peut être plusieurs mois, pour en voir le bout. L'écho sinistre de son ricanement se répercuta sur les murs.

Intérieurement, il s'agaçait du mauvais tour joué par sa maudite étoile. Depuis sa plus tendre enfance, il était habitué à être confronté au danger, à la mort prochaine. Il s’en était tellement imprégné que cette sensation lui était presque devenue sympathique. Pourtant, cette fois-ci, il sentait germer en lui un sentiment d’inconfort qui ne lui était pas familier. Ce n’était pas tant pour son intégrité ou le bon déroulement de sa mission qu’il l’éprouvait. Non, la raison était ailleurs.

Le hasard n'est pas responsable de ta situation. La cause, c'est toi.

Depuis les événements du Premier Étage, il se savait changé. Lui, l’éternel solitaire, s’était trouvé des camarades, des amis sur qui compter. Le périple maritime qui avait suivi n’avait fait que raffermir ces liens, à tel point qu’il n’hésitait plus à se précipiter au devant du danger pour les aider. Cette constatation le troublait. C’était contraire à son éducation, à son essence, à sa vision de la force. De tels sentiments aveuglaient l’homme, le rendaient faillible. Ils l’affaiblissaient. Songeur, il contempla la paume de sa main.

Me suis-je émoussé au pire moment ?

Pour le bien de sa mission, il aurait à agir. Néanmoins, il n'ignorait pas la haine irrationnelle que Gabriel éprouvait pour son maître. Dans ces conditions, un retour autrement que par la contrainte était illusoire. Et Agdhim commençait maintenant à douter de sa capacité à faire du mal à ses compagnons.

Ce serait tellement plus simple si Gabi comprenait...

Soudain, il sursauta. Certain d’avoir entendu un bruit, il agrippa son khukuri tout en caressant la crosse de son revolver. Lentement, il tourna sur lui-même, suivant les ombres projetées sur les murs par la lumière de sa torche. À nouveau, il perçut le même son, plus distinctement.

Ma voix… Suis ma voix… si tu veux sortir.

Comprenant que c'était dans sa tête, il soupira. Il craqua les muscles de son cou, avant de se saisir de son sac. Agdhim n'était pas naïf. Ce genre d'invitation menait rarement à d'heureuses conclusions. Mais ses options étaient limitées. Au vu de la superficie de Babel, il s'inquiétait surtout de rester bloquer ici. Or, son groupe devait le croire mort et risquait donc de partir sans lui.

Et puis, un peu d'action ne fait pas de mal. Ce sera une bonne occasion de se tester. De s’assurer que je suis toujours capable.

Tranquillement, il accepta de se jeter délibérément dans la gueule du loup. Au moins cela l’empêchait-il de trop se tourmenter.

À mesure qu’il s’éloignait des portes, Gabriel et les autres prenaient pleinement conscience de l’immensité de Babel. C’était un véritable monde miniature, si vaste que l'image du mur dont ils étaient issus s'estompait progressivement. Ils longeaient depuis peu un fleuve prenant sa source dans un distant massif montagneux, dont les sommets enneigés brillaient tels des phares grâce à la réverbération solaire. Sur la rive opposée, des herbivores ressemblant à des chevreuils se désaltéraient à l’orée d'une forêt dense, d’où s’échappait une cacophonie de sons inconnus. De temps à autre, des oiseaux s'envolaient, virevoltant dans le ciel au gré des brises printanières.

Une nature aussi florissante était déjà stupéfiante, mais l’existence de la civilisation l’était encore plus. Outre la piste qu’ils suivaient, les champs de céréales s’étendant à perte de vue, émaillés parfois de menues cabanes de bois solitaires, attestaient d’un niveau de développement suffisant. Plus tard, ils découvrirent un pont de pierre doté de deux arches solides qui enjambaient le fleuve, confirmant la présence d'ouvrage plus massif. Restait à déterminer si c'était là une banale infrastructure ou un apogée technologiques. Ce questionnement trouva une première réponse, lorsqu’ils rattrapèrent une petite charrette chargée de foin. Assise à côté, une femme profitait d'une pause après son labeur. D’âge moyen, sa longue robe usée par le temps et le travail en disait suffisamment sur sa condition. Quand elle remarqua le groupe, elle se contenta de les suivre du regard. En arrivant à sa hauteur, Amélia prit l’initiative de la saluer.

- Bonjour !

Pour toute réponse, la paysanne hocha la tête. Pas découragée, Amélia poursuivit.

- Belle journée, n’est-ce pas ?

- En effet, acquiesça-t-elle.

Visiblement peu bavarde, l'inconnue se détourna, signifiant que la conversation en resterait là. Profitant du silence, Huori entra en scène.

- Permettez-moi de nous présenter. Je m’appelle Huori, et voici mes compagnons, Gabriel, Emma et Amélia. Nous sommes des voyageurs qui cherchons la ville la plus proche. Pourriez-vous nous en indiquer la direction ?

Redressant subitement la tête, la femme observa intensément Huori au point de la troubler.

- Des voyageurs à proximité du Grand Mur ? Vous ne seriez pas des Visiteurs à tout hasard.

- Pardon ?

- Des gens vivant au-delà de Babel, précisa-t-elle.

Huori comprit qu'elle venait de faire une erreur. Même un bon mensonge ne pouvait justifier sa méconnaissance, d'autant qu'elle manquait de matière pour en faire un.

- C’est possible, admit-elle.

Surprenamment, la femme n'eut pas de réaction particulière. Elle les étudia encore un peu avant de se redresser.

- Suivez-moi, dit-elle. Je me rendais justement en ville.

La bouche d’Huori s’étira en un large et spontané sourire. Gabriel se précipita pour soulager la paysanne de son fardeau, mais celle-ci refusa sans un mot et commença à avancer péniblement. Décontenancé, il se retourna, embarrassé, vers Amélia, qui se contenta de hausser les épaules.

Ils marchèrent silencieusement, pendant plus d’une heure, sans que rien ne vienne troubler la quiétude de la campagne autour d’eux. Progressivement, les remparts d’une cité se dessinèrent à l'horizon. Après les multiples extravagances offertes par la Tour, cette nouvelle zone urbaine semblait tout à fait normale, quoiqu’un peu archaïque. En arrivant au niveau des portes, la femme les amena jusque dans une file d’attente. À son terme se trouvait un poste de contrôle, où trois gardes discutaient bruyamment pendant que les gens défilaient face à un officier assis à une table. Quand vint le tour de la paysanne, l’échange fut formel et bref.

- Nom.

- Amarumas.

- Raison de la visite.

- Livraison. De foin.

Le douanier consulta les pages de son registre avant de se saisir d’une plume qu’il plongea dans un encrier.

- 3 pièces par personne. Pour la marchandise, à vue de nez, il y en a pour 75 pièces. Les frais de péage sont de 35 %, en arrondissant, on arrive à un total de 35 pièces.

Sans broncher, la paysanne commença à fouiller dans sa bourse pour s'acquitter de la taxe.

- Excusez-moi, je crois qu'il y a erreur.

Amarumas regarda Gabriel, aussi surprise que l’étaient les autres. Le jeune homme ignora sciemment les avertissements silencieux de Huori pour s'adresser directement au responsable.

- 35 % de 75 donne environ 26,5, donc même en arrondissant et en ajoutant 4 pièces, on arrive au mieux à 29-30 pièces.

L'officier dévisagea son interlocuteur, cherchant à comprendre si cet ahuri était sérieux. Finalement, après un soupir de dépit, il agita sa main en direction de ses subalternes qui s'approchèrent en roulant des épaules.

Tching !

D’un geste, le douanier arrêta ses hommes. Il commença à soupeser la lourde bourse qu’avait jetée la paysanne, puis sortit l'une des pièces pour la croquer. Hochant la tête, il nota quelques mots dans son carnet avant de s’exprimer d’une voix monotone.

- Je passe l’éponge pour cette fois. Déguerpissez.

Ils s’éloignèrent du poste de garde en silence. Au détour d’une rue, Gabriel se retrouva brusquement à terre après avoir été frappé au visage par Amélia. Désorienté, il fut immédiatement relevé par son agresseuse.

- Mais quel abruti, je vous jure, soupira-t-elle. La prochaine fois, garde tes bonnes intentions pour toi.

L'aventurière s’adressa ensuite à la paysanne qui n’exprimait pas plus d’émotion malgré les récents événements.

- Navrer madame. Sans votre intervention, la situation aurait mal tourné. J’ignore si ça vaut quelque chose ici, mais tenez.

Dans la paume tendue, l’éclat de quelques pièces scintillait. Amarumas considéra l’argent avant de délicatement saisir les doigts d’Amélia pour refermer sa main.

- J’avais prévu de toute manière de payer pour vous, expliqua-t-elle. Laissez-moi vous offrir un conseil : ne vous faites pas remarquer. Les Visiteurs n’ont pas bonne réputation.

- C’est-à-dire ?

- Tous les siècles, les démons vivant au-delà du Grand Mur pénètrent dans ce monde pour y apporter le chaos et la désolation. Telle est l’histoire que nos pères et mères nous content depuis notre naissance.

- Dans ce cas, pourquoi nous aider ? demanda Huori.

- Si les légendes étaient vraies, alors j’aurais été condamné au moment où je vous ai aperçu. J'ai quand même hésité à vous dénoncer à la garde, mais le garçon a fait preuve de plus d’humanité que la plupart des gens d'ici.

Comprenant que Gabriel avait sauvé la mise au groupe, Amélia se frotta les cheveux, gênée.

- Je crois bien que je te dois des excuses, nino. Tu auras le droit de m’en coller une plus tard.

- Sans façon, dit-il en se massant la joue. J’aurais l’impression de cogner contre un mur.

La comparaison fit sourire ses compagnons, atténuant quelque peu sa douleur. Il remarqua alors l’intense regard d’Amarumas, et détourna les yeux, troublé.

- Avant de partir, peux-tu me dire ce qui t’a poussé à agir ainsi pour une inconnue ? lui demanda-t-elle.

Pris de court, il hésita. Soudain, l’image des mercenaires l’ayant autrefois sauvé se superposa à celle de ses amis, dissipant ses propres doutes.

- Pendant longtemps, j’étais perdu. Mais on m’a tendu la main, en me rappelant une leçon essentielle : il existe toujours des gens méritant que l’on se batte pour eux. Et votre charité me prouve que j’ai eu raison de le faire pour vous.

- Je vois. (elle l’observa quelques instants, avant de reprendre, cinglante.) Il n’y a pas le moindre salut dans l’abnégation. Au terme de ce chemin, ce qui t’attend n’est que le désespoir.

Le ton sec de la réponse refroidit brutalement l’ambiance. Insensible, la paysanne s’attela à sa charrette avant de conclure.

- Malgré tout, je prie pour que votre voyage se déroule sans accrocs. Bon courage, Visiteurs.

Elle s’éloigna lentement de son côté, jusqu’à disparaître dans la masse grouillante.

Le groupe déambula jusqu’à trouver refuge dans une ruelle à l’abri des regards et de la foule. Des tonneaux vides firent office de siège, qu’ils disposèrent de manière à former un cercle.

- Je crois que je vous comprends mieux maintenant, soupira Huori. Quelle sensation désagréable de se retrouver dans un monde dont on ignore tout !

- Je ne déteste pas ça, bien au contraire, affirma Amélia en s’allumant une cigarette. Plonger dans l’inconnu, survivre jusqu’à triompher, telle est ma manière de vivre. D’ailleurs, il suffit d’être un minimum observateur pour piger l’essentiel.

- Qu’entends-tu par là ? demanda Gabriel.

- Entre ce que je vois depuis notre entrée, et l’histoire d’Amarumas sur les Visiteurs, ce monde est faible en plus d’être technologiquement en retard. Je doute que nous croisions une sérieuse menace, mis à part des Candidats.

- Les récents événements nous montrent pourtant que le danger ne vient pas forcément des autres, répliqua Huori en baissant la voix.

Emma se rapprocha et lui caressa le dos pour la réconforter tout en s'adressant au groupe.

- Concentrons-nous sur la résolution de cette épreuve. Nous pourrions commencer par faire un tour ? Avec un peu de chance, un indice se dissimule peut-être.

- Possible, acquiesça Amélia. Après tout, c’est la première ville sur la route.

Prenant une dernière bouffée, elle écrasa sa cigarette par terre avant de se redresser.

- Vu le nombre de perchoirs sur la Babel, il existe sans doute des centaines d'entrées différentes utilisées pour introduire les Candidats dans ce monde. Néanmoins, je pense qu'aucun parcours n'est plus avantageux, donc il y a de fortes chances que l'on trouve quelque chose dans ces rues. On se sépare. Rendez-vous ici dans une heure pour faire le point.

La vaste avenue marchande que Gabriel remontait grouillait d’activité. Il était difficile de circuler sans être bousculé tant la foule était dense. Les étals des commerçants étaient installés grossièrement, sans respecter une réelle organisation, transformant la chaussée en un dédale d’échoppes temporaire. L’odeur de la fumée et des grillades se mêlait à celle de la sueur, et le bruit des nombreuses conversations accentuait d'autant plus le sentiment d'oppression. Le jeune homme essaya bien de demander son chemin, mais au mieux l'ignora-t-on quand on ne l’envoya pas carrément bouler. Épuisé aussi bien physiquement que mentalement, il joua des coudes jusqu’à rejoindre l’un des bords de l’avenue pour s’asseoir sur le perron d’une porte. Tout en observant le flot interrompu d'individus se déversant telles les eaux tumultueuses d’une rivière, ses pensées dérivèrent vers les propos de Amarumas. L'énigmatique mise en garde le tourmentait. Grâce aux efforts de ses compagnons, il s’était lentement libéré de la pernicieuse emprise d’Aldebaran, recouvrant progressivement sa propre personnalité. Mais s’il aspirait à un idéal héroïque, il ne pouvait pas vraiment contester la douloureuse réalité. Tous ses modèles avaient connu une fin brutale, car tel était le prix à payer par ceux vivant pour autrui. Il fallait être doté d’une force de caractère exceptionnelle pour rester fidèle jusqu’au bout à ses convictions. Conscient de ça, l’ombre du doute assombrit son visage.

De toute façon, je ne suis pas comme eux. Je n’ai même pas su résister au chantage d’Aldebaran.

Pendant qu’il broyait du noir, de lointaines perturbations remontèrent dans la foule. En plissant les yeux, Gabriel distingua une patrouille. Il découvrit qu'elle était menée par l'un des soldats de l'entrée et réagit alors en conséquence. Plongeant à nouveau dans la masse humaine, il essaya de suivre au mieux les courants agités avant de bifurquer dans une ruelle. Là, il se mit à courir sans réfléchir, jusqu’à se perdre.

Tout en reprenant péniblement son souffle, Gabriel tourna sur lui-même pour observer les alentours. Le dédale dans lequel il s’était enfoncé était un ancien quartier, où les chemins terreux remplaçaient les voies pavées. Les maisons, d'apparence primitive, étaient si proches les unes des autres qu’elles en obstruaient les rayons du soleil. Contrairement à l’activité débordante de la grande avenue, cet endroit était pratiquement désert, et il ne croisa sur sa route qu’un vieillard accroupi et un groupe d’enfants jouant, qui détalèrent en l’apercevant.

Privé de repère, Gabriel erra jusqu’à une modeste place. Une ancienne fontaine, asséchée depuis longtemps, trônait en son centre. En s’approchant, il fut momentanément ébloui par la lumière du soleil qui parvenait à se frayer un chemin entre les habitations. Elle se déversait sur un bâtiment à l’abandon, un petit lieu de culte envahi par le lierre. Intrigué, il s’y dirigea, franchissant un palier dépourvu de portes. L’intérieur n’avait rien d’exceptionnel. Quelques bancs étaient disposés devant un autel recouvert de poussières. Pourtant, l'église n’était pas tout à fait oubliée. Deux pèlerins encapuchonnés étaient déjà dedans, l’un assis dans la nef, l’autre agenouillé au terme du chœur. En entendant le nouvel arrivant, le premier tourna brièvement la tête vers Gabriel avant de s’en désintéresser. Le second ne bougea pas d’un iota, concentré dans sa prière. Incertain, Gabriel finit par rebrousser chemin quand une voix masculine l'arrêta.

- Que ferait un humain que l’on plonge brusquement, et sans explication, dans un monde qui lui est totalement inconnu ?

Surpris, Gabriel découvrit le second pèlerin maintenant debout avec une main posée sur l’autel. Comprenant que la question lui était adressée, Gabriel hésita à répondre, partagé entre la curiosité et la méfiance. Instinctivement, il effleura la garde de son épée. Son interlocuteur poursuivit, indifférent à ce geste défensif.

- Ceux n’ayant connu rien d’autre que la violence utiliseraient la force. Ceux ayant vécu dans l’abondance penseraient pouvoir tout acheter. Ceux couverts d’amour dès leur naissance offriraient leur confiance au premier escroc venu.

Le pèlerin caressa délicatement la pierre en se retournant, puis marcha tranquillement en direction de Gabriel qui s'était immobilisé, captivé par la voix.

- Et puis, il y a le savant. L’intellectuel. Celui qui sait que c’est dans l’histoire, dans les mythes d’une civilisation, que se trouve la clé.

La capuche tomba, révélant un visage d’une beauté inouï.

- Ravi de pouvoir enfin faire ta connaissance, jeune Magicien. Mon nom est Amjest.

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