Chapitre 27 : L’éveil

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Pendant que le soleil amorçait sa descente à l’horizon, Emma contemplait, absente, le reflet dans les nuages des derniers rayons du jour qui projetaient une myriade de couleurs sur la plaine en contrebas. Coincée entre de hautes parois escarpées, celle-ci abritait en son sein un village et une épaisse forêt de conifères, donnant l’illusion que le bourg était entouré par une mer végétale où s’entrechoquaient de petites vagues issues du souffle du vent.

Comme chaque soir, le panorama était magnifique. Depuis leur départ de Karnal, ils arpentaient un chemin caillouteux qui serpentait entre des sommets spectaculaires rappelant ceux de l’Himalaya. Ces montagnes gigantesques dominaient des enclaves verdoyantes abreuvées par de multiples ruisseaux nés de leurs corps titanesques. D’ordinaire, les tableaux hors norme offerts par la nature permettaient à Emma de se ressourcer après une dure journée. Mais pour ce soir, son esprit ne cessait de revenir à un même sujet, tournant en boucle comme un vieux disque rayé.

- Les garçons en mettent du temps... soupira-t-elle.

Ce n’était pas tant cette absence qui expliquait sa soudaine lassitude, teintée d’une discrète inquiétude. La fatigue accumulée avait progressivement raison de son caractère calme, qui subissait d'autant plus les épreuves successives infligées à son corps frêle. Elle réalisait avec d’autant plus d’amertume que ce n’était pas le cas de ses compagnons. Néanmoins, elle ne ressentait aucune forme de jalousie à cette idée, blâmant plutôt sa propre endurance.

- Tant mieux, un peu de tranquillité est la bienvenue ! répliqua Huori.

Complètement décontractée, la jeune Da-Xia était l’antithèse de son amie. Allongée sur sa paillasse, la bouche entrouverte, ses pupilles écarlates suivaient la lente progression des structures gazeuses flottant paisiblement dans le ciel crépusculaire. Cette attitude nonchalante fit brièvement sourire Emma, songeant qu’elle n’était finalement pas la seule à subir la fatigue. Son regard bascula alors sur ses paumes. Les lignes de ses mains, rongées de cloques et d’éraflures, avaient perdu de leur finesse. En les observant, Emma réalisa qu'elle s'était encore jugée hâtivement. Ces cicatrices étaient le symbole de ses efforts, un motif de fierté : la preuve tangible qu’elle aussi s’était endurcie.

- Des gens approchent.

Huori s’était redressée, soudain vigilante. Même si les rares voyageurs croisés jusqu’à présent s’étaient montrés amicaux, le groupe n’en oubliait pas pour autant ses traumatismes récents. Avec un compagnon convoité par les plus terribles forces de la Tour, la méfiance devenait naturellement le premier réflexe au contact d’inconnus.

Deux silhouettes quittaient le chemin pour s’approcher d’elles. L’une était celle d’une femme particulièrement grande et qui semblait guider un homme qui l’était encore plus. La couleur sombre des vêtements de celui-ci contrastait avec la pâleur de sa peau. En outre, il portait un chapeau à bord plat et des lunettes aux verres fumées qui attiraient inévitablement l’attention. Sa compagne n'était pas en reste. Coiffés à la garçonne, ses cheveux laissaient entrevoir les pointes de ses oreilles, révélant une ascendance mythique. En l’apercevant, Emma déglutit, son intuition lui soufflant que le passage de ces deux inconnus n’avait rien de fortuit. Silencieuse, Huori semblait partager la même appréhension, et dans le creux de son poing contracté naissait une petite flamme.

- Mesdames, salua l’elfe quand elle fut suffisamment proche. Peut-être pouvez-vous nous aider ?

Le ton était poli, mais ferme. Emma se raidit d'autant plus, conforter dans ses craintes initiales.

- Tant que cela nous est possible, nous serons ravis de vous l’apporter, acquiesça Huori.

Malgré la façade stoïque de son amie et le timbre neutre de la réponse, Emma sentait que la pression s'était accentuée. Lentement, sa main glissa le long de son dos jusqu’à reconnaître la forme familière de sa gourde. Quoiqu’il arrive, elle était prête à dégainer. Étrangère à toute cette tension, l’elfe s'exprima :

- Nous cherchons un groupe. Deux femmes et deux hommes, jeunes. (elle marqua une pause, dévisageant ses interlocutrices avant de reprendre) Un peu comme vous.

Huori fut la première à réagir, bondissant en libérant le feu concentré dans son poing. La fulgurance de son offensive avait de quoi surprendre, mais son opposante l'esquiva habilement avant de contre-attaquer. Celle-ci se glissa derrière son agresseuse et l’amena brutalement au sol avec une clé de bras. Néanmoins, elle ne put poursuivre. Au moment où le menton de Huori rencontrait violemment la terre, Emma posait sa lame de glace sur la nuque de l’elfe.

- Plus un geste ! ordonna-t-elle.

Du coin de l’œil, Emma s’assura que l’homme n’essayait pas de l’attaquer en traître. Elle constata que celui-ci était toujours immobile et qu’aucune émotion ne déformait l’impassibilité de son visage. L’elfe, en revanche, était beaucoup plus expressive. Ses pupilles durs ne cessaient d’alterner entre son compagnon stoïque et le bras de Huori qu’elle tenait fermement. Finalement, après de longues secondes de tergiversation, elle relâcha son emprise.

- Écoutez, soupira-t-elle. Je sais ce que vous pensez, mais vous faites erreur. Nous…

Elle s’arrêta net, son visage déformé par un rictus surprit. Huori n’avait pas hésité, projetant son pied en visant l’estomac, avant de reculer pour rejoindre Emma. Ployant sous l’effet de la douleur, l’elfe lui adressa un regard brûlant de haine et tout son corps se contracta en criant vengeance. Mais au moment fatidique, elle fut subitement retenue par une poigne ferme sur son épaule. Tout en canalisant sa compagne, l’homme présenta la paume de son autre main en signe d'apaisement.

- Attendez ! Nous ne sommes pas ici pour capturer Gabriel. Au contraire, nous cherchons à le protéger, expliqua-t-il d’une voix profonde.

À l’évocation du jeune Magicien, Emma et Huori hésitèrent. Profitant de l’occasion, l’elfe se redressa péniblement. Quand elle s’exprima, l'urgence avait remplacé la colère.

- Le péril est proche ! Vite, dites-nous où le trouver !

En proie à une intense confusion, Gabriel cligna des yeux sans parvenir à les maintenir ouverts. Les bribes d’images qu’il découvrait se mêlaient aux autres sensations que son corps lui transmettait. Un sol froid. Le goût du sable. La douloureuse caresse du vent. Péniblement, sa conscience émergente retraça le fil des événements.

La Tour. Amitié et souffrance. Trahison.

Brusquement, il s’appuya sur la terre meuble pour se mettre debout, prêt à combattre. Paniquer, il tourna sur lui-même à plusieurs reprises jusqu’à réaliser qu’il était seul. Néanmoins, cela ne suffit pas à le calmer, car une nouvelle évidence, beaucoup plus troublante, s’imposait désormais à lui avec force. Sous le ciel étoilé d’une nuit d’été, en lieu et place des montagnes, s’étendaient les dunes d’un désert de sable. Complètement interdit, il tituba et manqua de trébucher en découvrant qu’il se trouvait lui-même sur la crête de l’une d’entre elles.

- C’est quoi ce délire ?!

Les yeux écarquillés, il sentait l’affolement qui le gagnait inexorablement malgré ses efforts pour le contrôler. Ses oreilles captèrent alors un son nouveau. Identifiant les paroles d’une chanson, il demeura immobile à mesure que s’apaisaient les battements de son cœur, bercés par une nostalgie qui lui était étrangère.

Ce n’est pas un rêve, mais pas non plus la réalité.

La nature de ce monde lui échappait encore, mais Gabriel comprenait instinctivement une vérité à ce sujet. Il était libre d’en sortir, rien ne le retenait, si ce n'est ce lointain chant qui l’appelait. Inspirant, il s’élança alors, glissant le long de la dune. À peine était-il en bas qu’il commença à gravir la suivante, et en arrivant à son sommet, haletant, il découvrit un enfant assis. Le garçonnet ne devait pas avoir plus de dix ans, mais l'étincelle de sa jeune existence brillait d’autant plus dans l’immensité vide de ce monde de sable. Habillé comme un nomade, il appartenait pleinement au tout gigantesque qu’était le désert, et ne pouvait en être dissocié. Dans ses pupilles juvéniles, luisantes de curiosité et de rêve, se reflétaient les astres de la voûte céleste.

L’arrivée soudaine de Gabriel ne le fit pas réagir, et il continua de chanter. Sa voix fluette employait un dialecte inconnu, et pourtant Gabriel ne put réfréner l’humidité dans ses yeux à mesure que grandissait en lui une douce nostalgie. Lentement, le jeune Magicien s’installa à côté, les paupières closes pour profiter au mieux de chaque syllabe et consonne. Quand résonna l’ultime note, son âme était tout autant reposée qu’attristée. L’enfant prit alors la parole.

- Mes premières sensations furent l’odeur du sang et du métal. Ma première couleur, le rouge. Mon premier et dernier cadeau, un couteau.

Gabriel demeura silencieux. Des images se formaient dans sa tête. Des souvenirs, qui n’étaient pas les siens. Le garçon, devenu adolescent, poursuivit :

- Mon premier mort, à quatre ans. Un gosse, à peine plus âgé. D’autres suivirent, nombreux. Le sable se gorgea de sang jusqu’à en recouvrer la cime des dunes.

C'était maintenant un jeune homme, aux boucles familières, qui était à côté de Gabriel. Agdhim se leva pour lui faire face.

- Tout ce que je connais, Gab, c'est la guerre. Elle s’inscrit durablement dans mon existence et m’apporte la même chaleur qu’une mère à son enfant. Ce n’est pas que je refuse de te croire, c’est que j’en suis incapable.

Le regard de Gabriel rencontra celui de son traître d’ami. Il y découvrit toute la souffrance d’un homme sans innocence, façonné dans le plus terrible des creusets. Sans fuir, avec sincérité, il lui répondit.

- Je te comprends.

Dans les cimes solitaires de montagnes côtoyant les cieux, le bruit de l’acier s’entrechoquant se répercutait en écho sur les parois rocheuses. Suspendu à deux épais câbles rouillés, un antique train progressait lentement en défiant placidement le vide. Sur son toit, plusieurs silhouettes se confrontaient en dansant avec la mort. Armé d’une lame courbe, un homme repoussait à lui seul les offensives répétées de quatre assaillants incapables de percer sa garde. Ceux-ci avaient beau s’employer, l’homme ne reculait pas. Au contraire, il dominait. Ses mouvements, rapides et précis, exploitaient merveilleusement bien l’environnement extrême. Indifférent au danger, il s’abandonnait au vide pour rentrer dans les wagons, surgissant d’angles improbables.

Trois de ses agresseurs étaient déjà vaincus. Un homme pâle, une elfe et une jeune femme. Aucun n'était mortellement blessé, mais ils ne poseraient plus problème. Néanmoins, la dernière debout lui donnait du fil à retordre. Malgré les lacérations, malgré sa stature frêle, elle persistait à le défier, débordant d’esprit combatif. Il marqua une pause et l’observa, partagé entre agacement et admiration.

- Ma supériorité est indéniable. Sois raisonnable et abandonne.

Ignorant la remarque, Emma en profita pour reprendre son souffle. Dans ses yeux brûlait une détermination éclatante. Aghdim serra les dents. Ce regard le terrifiait, car il comprenait ce qu’il impliquait. Et il ne voulait définitivement pas en arriver là.

- Bon sang ! Vous vous jetez sur moi, sans explication, alors que tout ce que j'ai fait, c’est pour le bien de tous, y compris le sien ! s’agaça-t-il.

- Alors pourquoi le vois-je inconscient et ligoté ? répliqua-t-elle en désignant une forme derrière Agdhim.

Empli de rage, le jeune nomade s’apprêtait à lui répondre, mais aucun mot ne franchit ses lèvres. Il baissa la tête, comprenant qu’il ne pouvait échapper à sa cruelle destinée. Pour un pêcheur tel que lui, la seule finalité était une souffrance éternelle. Jusqu’au bout, sa route devra être tracée dans le sang.

- Merde ! jura-t-il.

Il s’abandonna à la fureur du combat, révélant momentanément sa véritable force. Surprise, par ce brutal changement de rythme, Emma ne put rien faire. D’un geste, Agdhim avait écarté sa lame gelée avant de la saisir par la gorge en la soulevant. Alors qu’elle se débattait vainement pour échapper à son emprise, Emma remarqua l’éclat de l’acier qui approchait lentement de son ventre. Paniquant, elle redoubla d’efforts pour se libérer. Mais la différence de physique était trop importante, et c’est avec horreur qu’elle assistait à son inéluctable fin. Dans un dernier geste de désespoir, son regard s’arrêta sur le visage de son bourreau, et elle s’immobilisa sous l’effet de la surprise. En découvrant les chaudes larmes ruisselant sur les joues d’Agdhim, toutes ses réflexions cessèrent, laissant place à une éclatante compréhension.

Jusqu’à présent, Emma luttait sans combattre. Malgré la trahison d’Agdhim, malgré sa propre mort prochaine, elle ne pouvait se résoudre à blesser une personne aussi chère à son cœur. Mais ce n’était là que de l’égoïsme. En abandonnant ici, elle ne sauvait personne. Car en la frappant, Agdhim s’infligerait dans le même temps la plus tragique des souffrances, une douleur si terrible qu’aucun remède ne pourrait jamais l’apaiser. Un filament incolore apparut alors, et elle s’en saisit.

Je ne fuirais plus !

Soudain, elle se retrouva projetée loin d’Agdhim. Celui-ci la dévisagea, désemparé par ce sursaut. Indifférente à la stupeur générale, Emma se redressa, façonnant à partir des particules d’eau ambiante une splendide lame azur. Partout dans son champ de vision, la Mélodie résonnait impeccablement, traçant une infinité de possibilités.

- Même si tu affirmes le contraire, tu es et resteras mon ami, affirma-t-elle. Toute cette douleur, toute cette souffrance, je la porterai avec toi ! Je ne te laisserais pas te blesser plus encore !

Elle fonça, son épée glissant à la surface des filaments invisibles, décuplant sa vitesse. Surpris, Agdhim repoussa in extremis trois coups avant qu’un quatrième ne vienne raser ses cheveux. Il roula sur lui-même pour créer de la distance, offrant sans le savoir la victoire à Emma.

- Ce n’est pas terminé ! cria-t-elle.

La carrosserie du toit se déforma quand elle prit appui fermement dessus. Des flammes enveloppèrent la lame de glace puis son corps, et pendant un instant, elle brilla plus que le soleil. Les spectateurs médusés détournèrent le regard, alors qu’une alarme silencieuse résonna dans l’esprit d’Agdhim. Il comprenait instinctivement que cette attaque serait la dernière, mais aussi la plus dangereuse. Sans autre choix que de se tenir prêt à l’encaisser, il plaça son arme en opposition, dans un geste de défi.

Le vent cessa de souffler. La particule du temps se figea sur l’expression concentrée des deux combattants. Plus que quiconque, la Nature percevait l’agression à venir, la transgression brutale de ses lois élémentaires. Et le monde entier, par extension, la redoutait. Mais la marche de l'Histoire ne pouvait être interrompue plus longtemps. À l’instant fatidique, Gabriel ouvrit les yeux.

- WHOOOOAH !!!!

Telle une étoile furieuse, la jeune femme fusa en hurlant. Son épée frappa à douze reprises, traçant des entailles éclatantes persistantes jusqu’à former une rune solaire. Alors que son adversaire chancelait, elle abattit une dernière fois sa lame, tranchant verticalement l’inscription. L’explosion qui en résultat illumina les montagnes, repoussant momentanément le crépuscule.

Quand les spectateurs recouvrèrent la vue, ils aperçurent Emma surplombant le corps d’Agdhim. Elle pleurait à chaudes larmes, étouffant des hoquets de peine en évacuant toute sa tristesse, avant de s’essuyer rageusement les yeux.

Au revoir, Agdhim...

Elle se détourna, et découvrit alors que Gabriel s’était éveillé. Malgré la terrible épreuve qu’elle venait d’affronter, elle lui adressa un sourire de soulagement.

- Gabi !

Peut-être était-ce à cause de la fatigue. Toujours est-il qu’elle ne remarqua pas immédiatement l’expression paniquée du jeune Magicien. Quand elle le réalisa, elle sombra brutalement dans l’inconscience d’un coup au plexus. Agdhim la rattrapa par la taille puis l’allongea délicatement tout en écartant les mèches de cheveux rebelles qui tombaient sur son nez.

- Le Cinquième Mouvement... Je comprends mieux maintenant : tu es une Porteuse, murmura-t-il.

Une entaille lumineuse traversait tout son torse, brûlant ses vêtements et sa chair. Mais cette blessure, assurément fatale, se résorbait à vue d’œil. Huori, qui pleurait précédemment la mort de son ami, le regardait à présent avec horreur.

- C-comment ?! balbutia-t-elle.

L’elfe, le visage déformé par la colère, délivra une réponse.

- Sans doute un artefact du Quatrième Magicien.

Agdhim se retourna vers eux. Malgré la victoire, il n’exultait pas. Au contraire, ses traits n’étaient que fatigue et résignation. Plus surprenant, il y avait du soulagement. Celui d’avoir pu arrêter Emma sans lui ôter la vie. Il adressa un bref sourire triste à Huori avant de se détourner. Il découvrit alors que son prisonnier était debout, les mains libres.

- Inutile, soupira Agdhim. Je t’ai déjà vaincu.

Gabriel demeura de marbre. Son silence exaspéra le jeune nomade. Il n’en pouvait plus de tous ses combats, de toute cette violence. Il ne voulait plus blesser ses amis.

- Pourquoi ? Pourquoi n’abandonnes-tu pas ! demanda Agdhim au bord de l’effondrement.

Son corps tout entier tremblait, le suppliant de ne pas continuer. Mais comme lors de chacune de ses précédentes hésitations, il ressentit le poids des disparus. Les milliers de cadavres hantant son sillage l’empêchaient de céder, d’écouter la souffrance de son cœur. Ils le poussaient, inlassablement, pour que leurs sacrifices aient un sens, pour que leur bourreau ne connaisse pas le repos.

- Je suis désolé.

Une lumière perça soudain, renvoyant momentanément les morts dans l'ombre d'Agdhim. Incapable de croire ce qu’il avait entendu, le nomade dévisagea Gabriel.

- Hein ?

Agdhim découvrit alors, plein de stupeur, un regard dénué de haine, de colère. Il y avait dedans les mêmes sentiments portés par Emma précédemment. Affection et compassion.

- Jusqu’à présent, j’étais sourd aux cris de ton cœur. Au dilemme qui te tourmentait. Je disais être ton ami, mais je ne remarque que maintenant ta solitude, avoua Gabriel.

Chacun de ces mots était doux et chaleureux. Ils résonnaient tout à la fois comme une bénédiction et une malédiction pour Agdhim, fissurant et apaisant simultanément son esprit. Impuissant, le jeune nomade ne savait que faire. Mais Gabriel n’avait pas l’intention de le laisser là, dans cette zone grise. Il disposait de la clé, de la solution pour le sauver. Et c’est ce qu’il s’apprêtait à faire.

- Mais je ne fuirais plus, promit-il. Toute cette peine, toute cette douleur, je l’endosserais. Car même si nos points de vue divergent, tu es et resteras pour l’éternité mon tout premier ami.

Alors que sa promesse résonnait dans l'âme d’Agdhim, Gabriel expira. Oui. Il ne laisserait plus jamais les gens souffrir par sa faute. Les chaînes l’entravant tombèrent, à mesure qu’il s’acceptait finalement, dans toute sa complexité d’humain. Il ne renia rien, et surtout pas sa part sombre. L’image de son monstrueux mentor apparut.

Oui, même toi.

Un véritable coup de clairon annonça la naissance d’un nouveau Magicien. Agdhim le contempla, partagé entre soulagement et inquiétude.

- Après tout ce temps, c'est maintenant que tu t'éveilles... murmura-t-il.

Le trou béant dans son cœur s’était en partie résorbé. C’était là une paix éphémère, certes teintée d'une indélébile souffrance, mais suffisante pour le motiver. Alors qu’il se mettait en position de combat, il trébucha soudain, réalisant que c’était maintenant son corps qui abdiquait. L’attaque d’Emma ne l’avait pas laissé indemne. Mais une détermination nouvelle l’animait, le poussant à outrepasser ses limites. Serrant les dents, Agdhim se redressa.

- C’est parti pour le round deux ! s’enflamma-t-il.

Avec la fulgurance d’une bête acculée, le jeune nomade se jeta sur sa proie. Désarmé, Gabriel chercha à l'éviter en passant derrière, mais il sentit son crâne être agrippé et projeté à toute vitesse sur l’aluminium. Triomphant, Agdhim découvrit, hébété, que sa prise n’avait touché personne et que son adversaire était passé dans son dos. Grâce à ses extraordinaires réflexes, il se retourna en propulsant son poing vers le plexus comme il l’avait précédemment fait pour Emma. Gabriel se courba sous l’effet de la douleur, mais se retrouva soudain hors d’atteinte, intact.

- Comment ?!

Condamné à n’être qu’une spectatrice du dénouement, Huori observait le duel, les traits déformés par l’incompréhension. Elle cligna des yeux, certaine d’avoir vu Gabriel être déjà touché fatalement deux fois. À côté d’elle, l’elfe se redressa, nullement perturbée, pour interpeler le jeune Magicien.

- Garçon !

Elle extirpa des plis de son manteau un tube en acier qu’elle propulsa avec ses dernières forces en direction de l’affrontement. Gabriel se retourna, apercevant distinctement l’elfe et l’homme pâle. De vieux souvenirs surgirent, chargés de gratitude à leur égard.

Varis ! Goran !

Il attrapa l’objet envoyé par Varis, qui se déplia en trois parties, formant alors une lance dotée d’une longue lame à son extrémité. Cette arme aussi lui était familière. Elle appartenait à un petit moustachu.

Marcus !

Gabriel ignorait par quel miracle se trouvaient là les héros de son passé, les mercenaires l’ayant autrefois sauvé. Mais il comprenait que les choses tournaient en sa faveur.

- RAAARGH !

Agacé par son incapacité à le toucher, Agdhim bondit en faisant fi de toute prudence. Bien que lourdement blessé, il demeurait terriblement supérieur à Gabriel. Pour autant, l’horizon de la victoire ne cessait de s’éloigner pour le jeune nomade. Chaque coup qu’il portait, chaque esquive qu’il effectuait, rien ne se déroulait comme il l’entendait. Progressivement, ses artefacts se déchargèrent, puis ce fut au tour de son corps d'épuiser ses dernières forces. Au terme d’une ultime attaque, sa lame se brisa et il s’effondra, exsangue.

Haletant, Gabriel le surplomba, le regard plein d’admiration. Même avec la Première Magie, il était passé tout proche de la défaite. Mais la fortune avait choisi son camp, ou plutôt s’était soumise à la décision du Magicien. Reprenant son souffle, il s’adressa au vaincu.

- Tu t’es battu à fond, et pourtant, le résultat est là. Tu as perdu. J’ai gagné.

Trop épuisé, Agdhim ne répondit pas. Il s’était résigné, attendant que s’abatte le coup de grâce. Mais le dénouement espéré ne vint pas. Il redressa la tête, constatant que s’éloignait sa délivrance.

- Que fais-tu ?! l’interpela-t-il.

Gabriel sauta par-dessus l’espace entre les wagons avant de lui faire face.

- Tu n’as plus à choisir entre moi et tes convictions, dit-il. Ta défaite signe la fin de ta mission et donc de notre antagonisme.

- Non-sens ! Ce n’est pas ça qui me fera arrêter ! Les seules issues sont mon triomphe ou ma mort !

Son visage était déformé par un profond désespoir. Néanmoins, il s’apprêtait à être définitivement sauvé.

- Tu peux revenir, jamais tu ne gagneras face à moi, argua Gabriel.

Le Magicien porta alors son attention vers les spectateurs. Il adressa d’abord un regard plein de gratitude aux mercenaires. Varis approuva de la tête quand Goran, jusqu’ici inexpressif, eut un sourire chaleureux. Satisfait, Gabriel se tourna ensuite vers Huori. Comprenant ses intentions, la jeune femme s'était élancée avec l’énergie du désespoir, mais trop tard. Armé de sa lance, il venait de détruire les maillons reliant les wagons.

- Gabi ! hurla-t-elle.

Sans s’en soucier, elle continua de courir. Mais déjà, la tête du train s’éloignait, emportant son ami. En constatant l’inéluctable séparation, elle s’effondra à genoux, déversant toute sa peine. Triste mais résolu, Gabriel mit ses mains en porte-voix et cria :

- Huori ! Dis à Emma que je vous aime profondément tout les trois ! Vous êtes pour toujours ma précieuse famille !

La jeune femme ne répondit pas. Elle maudissait sa propre impuissance. Derrière, Agdhim hurlait à mort, les bras tendus vers l’inaccessible objet de sa tragique quête.

- NOOON ! REVIENS, JE T’EN SUPPLIE !!!

Gabriel essuya l’humidité dans ses yeux avant de leur adresser un dernier sourire éclatant. Puis, alors qu’en contrebas ses compagnons disparaissaient dans les nuages, il dirigea son regard vers le sommet abritant le portail, surplombé par une magnifique lune. Il en était certain : c’était là le bon choix.

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