La morgue

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Camille était partie sur le champ, elle connaissait la Timone, elle y serait en dix minutes, tant qu’elle n’y était pas, elle pouvait faire abstraction de cette nouvelle, ce n’en était pas une, c’était une information, sans doute fausse, ce devait être une erreur. Il faisait encore très chaud, elle fut rapidement en nage, il y avait un faux plat juste avant d’arriver. Un moment il lui sembla qu’elle allait ailleurs, peut être retrouver quelqu’un, faire une course utile, une visite à l’hôpital. Cela n’existait pas une veuve qui arrivait en vélo à la morgue. Tandis que des images ineptes l’assaillaient, une partie de son corps se révélait frileux. Elle transpirait mais une angoisse glacée commençait à poisser son âme, c’était sa moto, c’était vraiment son descriptif, c’était vraiment là qu’il allait. Quand elle était arrivée, le panneau « Morgue » lui avait sauté aux yeux, pourtant elle ne l’avait jamais vu avant, elle se sentit mal en attachant son vélo, qui arrivait ici à vélo ? Maintenant ses jambes ne la portaient presque plus. Un moment, elle envisagea de repartir comme si l’on pouvait rembobiner cette dernière demi-heure de vie. Elle se força à pénétrer dans le double sas de portes automatiques. Accusée du pire, elle allait recevoir sa sentence. Les portes fumées s’ouvrirent sur le hall pâle et lugubre, elle ressentit immédiatement le malaise du gardien. Il y avait une incongruité, une erreur, une agitation anormale dans son attitude.

Le chauffard et sa victime dans le même lieu. Informées au même moment. Elle l’avait compris tout de suite quand l’homme de l’accueil s’était mordu la joue en ouvrant son registre et noté son nom. Il venait de confirmer l’inévitable confrontation, la rencontre que leur service s’acharnait toujours à éviter. Les femmes des morts, c’était d’une évidence pathétique. Les corps devaient toujours être séparés, mais là, les familles allaient se croiser, s’était une erreur d’aiguillage.

Elle était là, postée de côté, mise en attente, Camille ne l’avait pas vue en entrant mais maintenant son regard était posé sur elle, déterminé à ne pas la fuir, une connivence. Le type de la morgue n’avait pas compris aussi vite qu’elles. Il avait tenté de la faire sortir un instant pour lui parler dans le hall mais il était trop tard. Elles avaient compris.

Comme deux aimants, les deux femmes s’étaient approchées, elles auraient pu être mère et fille, mais ce fût un élan de sororité qui les anima. La plus jeune avait pris les mains de Camille dans les siennes et ne la lâchait pas du regard. Elle répétait, comme une mélopée presque muette tant sa voix était basse : « je suis désolée, je suis désolée, je suis désolée… », elle pleurait, et ces larmes ne semblaient pas couler pour sa propre peine. Jacques était à moto, il n’avait eu aucune chance d’esquiver la voiture. Les deux étaient mort sur le coup. Les mots du pompier secouriste se heurtaient dans la tête de Camille : « il est mort sur le coup, il n’a pas souffert, il y a des témoins, les témoignages seront à votre disposition, je suis désolé Madame ». Lui aussi était désolé.

Le gardien ne bougeait pas, ne semblait pas comprendre le fil fragile et tendu qui la retenait encore à un infime espoir. Etrangère à la douleur rauque et mate qui s’insinuait, comme absente de son propre corps, elle flottait, sans connexion véritable, seul le visage de cette jeune femme la rattachait à un semblant de réel. Elle la contemplait. Son visage comme une amarre. Elle était si jeune, son visage était celui d’un enfant, pourtant ses traits trahissaient une histoire plus lourde qu’elle. A présent elles se serraient dans les bras l’une et l’autre, et un léger mouvement, -Qui l’avait impulsé ? – les berçait de gauche à droite en une douceur maternelle. Camille avait alors compris que la jeune femme attendait un enfant, son corps contre le sien, sous sa robe, une petite bosse, 4 mois, pas plus. Elles restèrent ainsi un moment puis, se libérèrent de leur étreinte.

Le type de la morgue était embarrassé : cette situation inédite le plongeait dans une perplexité paralysante. Son gros corps oscillait d’un pied sur l’autre : au rythme de son indécision. La situation pouvait devenir explosive et tout était anormalement calme, doux, presque tendre. Son inconfort le rendait moite. Le type se raclait la gorge, un peu plus fort. Elles se tournèrent vers lui et demandèrent à voir leurs maris, ensemble.

Camille apprendrait par la suite qu’elle s’appelait Saloua, elle avait 20 ans.

L’homme avait bafouillé, il n’avait pas le droit, ils ne faisaient jamais ça d’habitude, ce n’était pas autorisé : montrer deux morts en même temps surtout dans ces circonstances. Ses mains se tordaient et se nouaient de manière absurde. Un rictus nerveux s’était installé sur son visage. Le calme impénétrable de ces femmes, leur union si visible le désemparait. Elles n’avaient rien argumenté, aucune négociation, elles étaient simplement entrées ensemble dans la salle froide et chacune s’était assise, de part et d’autre de l’espace. Elles attendaient en silence, calmes, aussi déterminées que le désespoir. Elles attendaient qu’il ouvre les portes. Il s’était figé, puis, il avait opiné, se dirigeant sans ambition vers le fond de la salle fermé d’une porte en métal. Sa main actionnait maintenant la lourde poignée pivotante.

Camille songeât un instant qu’il allait ouvrir les vannes, des torrents de malheur allaient se déverser, c’était une vision très étrange, elle voyait les hordes sordides de Jérôme Bosch jaillir des mains du gardien, un frisson la parcourut, elle ferma les yeux un instant, un peu de repos obscur comme une ultime rempart contre la cohorte.

A présent elles se tournaient le dos, face aux corps morts, déjà froids. Elle avait acquiescé d’un signe de la tête pour qu’il dégage le drap du visage et maintenant, elle sombrait dans la contemplation de son abime. Elle ressenti une fêlure soudaine dans son cœur. Une fêlure physique, réelle : quelque chose venait de se briser, et c’était là : une absence, sous ses yeux et dans son corps. C’était une absurdité, mourir en un point final. Elle ne pouvait s’arrêter de penser que leurs âmes étaient parties au même moment. Ces deux hommes étaient morts en même temps. Elle n’était pas croyante mais des pensées mystiques couraient dans sa tête, elle savait que l’appel de la religion dans la souffrance devenait intense. Ses larmes roulaient sur ses joues : comme un flot infini qui ruisselait le long de son cou et imbibait son col de chemise. Il lui semblait qu’elle se vidait, son esprit était flou, tout était faux à présent mais atrocement réel, le froid sous ses pieds, le chuintement de la ventilation, une odeur de maladie, celle de l’hôpital, il n’y avait pas un bruit. Plus de respiration, il était mort. Il n’avait pas de traces. Elle devait être en train de rêver. Était-il encore là ? Son regard fixait le corps de son mari et elle n’osait pas le toucher, pour garder l’illusion de sa peau chaude, elle était terrifiée. De son regard, elle le caressait, son front, sa ligne de sourcil, l’aile de son nez, son regard s’arrêta sur ses lèvres, ourlées, gonflées comme dans l’attente d’un baiser. Un instant son esprit vagabonda, un simple baiser pour le réveiller.

Son regard se fit clair, d’un geste d’une lenteur qui eut paru infinie à n’importe quel témoin, elle fit glisser le drap sur le côté de son corps pour dégager sa main, et voir, son alliance. Comme un arrachement ultime, elle comprit qu’ils ne seraient plus. Ses jambes chancelaient, elle laissa tomber sa tête sur son torse et se mit à gémir doucement tout en caressant son visage.

L’homme de la morgue la sortit de sa stupeur, « Madame, pardon, la nuit tombe, je vais devoir fermer, il faut que vous passiez au bureau ». Elle se redressait, son regard peinait à reconstituer son image devant elle, elle était vague, immatérielle, en flottaison, hors du temps. En retournant dans le hall elle vit la lumière rosée du soir, la jeune femme était partie. Voulait-elle que l’on appelât quelqu’un ? Déjà, il lui fallait réagir et faire face, elle pensa à ses fils. Elle devait les appeler, c’était insurmontable : Elle s’affalait dans les sordides fauteuils du hall, inerte, le calendrier affichait le 10 septembre.

Plus tard, lorsqu’elle songerait à cet instant, il lui semblerait que son souvenir avait été dessiné, vécu comme une bande dessinée, perçu à travers un prisme différent où les sentiments, les sens, prenaient une ampleur inégalée. Certaines personnes font face : ils sont efficaces et la douleur décuple leur force, ils agissent. Camille avait perdu sa substance, cela avait duré quelques jours, comme une stupeur indéfinissable. Ses amis s’étaient chargés du transfert du corps au funérarium, des démarches pour la concession, elle restait sidérée, l’ombre d’elle-même. Même lorsque ses fils furent tous arrivés, rassemblés auprès d’elle, elle restait inapte à reprendre le moindre contrôle. Elle vécut la préparation de la cérémonie d’enterrement dans un brouillard opaque, déconcertée par la faculté des autres à changer de temporalité. Elle n’avait nulle propension à l’auto-apitoiement, elle ne parvenait simplement pas à rebondir. Le spectacle de la souffrance de ses fils la mettait au supplice, elle était incapable de leur parler, incapable du moindre réconfort, incapable de les soutenir. Leur malheur lui était insurmontable, pire que sa propre douleur, s’était insoutenable, elle ne pouvait pas, simplement pas accepter cette réalité, et les voir souffrir ainsi. Des digues nouvelles se constituaient autour de ses perceptions.

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