Saloua
Après les obsèques, le visage de la jeune femme était revenu à l’esprit de Camille. En se remémorant la scène de la Timone, elle comprit ce qui clochait dans son visage, sa pommette était tuméfiée, ses lèvres gonflées. Ce n’était pas le chagrin. Elle était certaine d’une chose : elle avait été battue. C’était la première fois depuis des jours que Camille parvenait à suivre un fil de pensée, cette femme lui revenait constamment à l’esprit, elle attendait un enfant.
Fin septembre, elle avait reçu un appel de son assureur, il faisait semblant d’être contrit, elle en était convaincue, ses mots sonnaient faux. L’assureur cristallisa toute la colère qui sourdait dans son corps depuis l’appel des pompiers et l’annonce de la mort de Jacques. L’homme voulait être distant et professionnel. En réalité, il jubilait : jamais il n’avait eu à annoncer une prime aussi importante à l’occasion d’un décès, il était heureux de la rassurer pour son avenir : elle allait recevoir une prime conséquente, c’était beaucoup d’argent. Son mari avait été très prévoyant. Camille avait raccroché, elle n’avait pas bien compris le montant, sa pensée butait sur la vision d’une scène de théâtre : le sourire de Shylock face au marchand de Venise. C’était une pièce de Shakespeare qu’elle avait vu récemment avec Jacques : une livre de chair contre une livre d’or. Quel était le prix de la vie de Jacques ? Elle avait rappelé l’assureur dans l’après-midi et lui avait demandé le prénom de la jeune femme, la femme du chauffard, il ne comprenait pas sa requête, il craignait qu’elle ne fasse une bêtise. Elle avait été froide, elle aurait pu être violente. S’il ne pouvait lui donner son nom, elle voulait au moins qu’il lui fasse passer une lettre, il avait accepté. C’était peu commun.
Camille avait écrit une lettre courte, elle lui donnait rendez-vous, sur la plage des Catalans, un jour dit. Elle avait besoin de lui parler. Elle lui laissait son téléphone, pour qu’elle la prévienne si elle ne pouvait pas venir. L’assureur avait fait office de coursier. Le désespoir de sa cliente était tel qu’il savait qu’elle n’essuierait aucun refus. Camille apprendrait plus tard que l’assureur s’était rendu lui-même chez la jeune femme, qu’il avait réussi à dégotter sa nouvelle adresse et qu’il s’était déplacé une nouvelle fois pour lui remettre la lettre en main propre. Elle s’en voudrait un peu de l’avoir si mal traité.
Saloua avait confirmé le rendez-vous par texto, elle était arrivée en avance, comme Camille. Ses traits étaient tirés. La vision de cette femme si jeune bouleversa profondément Camille, c’était la même, mais tout était différent. Après l’avoir remerciée d'avir répondu à son invitation, elle lui avait demandé de but en blanc : « il te battait n’est-ce pas ? » Saloua n’avait pas cherché à dissimuler sa surprise. Il était évident que son interlocutrice ne prendrait pas de détours, elle avait ce regard déterminé des gens qui vivent lutte intérieure si intense qu’ils n’ont pas de temps à perdre en rond de jambes. En s’asseyant face à la mer, elle lui avait raconté, la colère de ses parents quand ils avaient découvert qu’elle avait un petit copain, son mariage précipité. Elle avait évoqué son passé sur un ton neutre, comme si elle parlait d’une autre. De temps en temps ses mains fouillaient le sable et par poignées, le laissait s’écouler entre ses doigts. Camille la questionnait, elle voulait la connaitre, Saloua avait toujours rêvé d’être esthéticienne, elle avait passé son bac mais n’avait pas commencé ses études. Son petit-ami épousé s’était vite révélé violent et jaloux. Maintenant son mari était mort, elle était veuve, elle attendait un enfant, une sorte d’impasse. Sa voix n’était pas celle du renoncement, une volonté diffuse faisait barrage à l’inquiétude. Sitôt son mari enterré, ses beaux-parents avaient rendu le bail de son appartement dont ils étaient solidaires. Elle avait refusé d’aller habiter chez eux, elle n’était pas retournée chez ses parents non plus, son intonation était légèrement moqueuse comme si elle connaissait bien l’air que l’on avait voulu lui chanter. Elle n’avait pas été dupe. Elle marqua une pause dans son récit, Camille perçut le tremblement furtif sur sa lèvre inférieure. Maintenant Saloua se tenait bien droite, son ventre arrondi bien visible. Une amie du lycée l’avait aidé à trouver une place dans un foyer pour femmes, elle s’y était réfugiée, elle oscillait entre la sérénité que lui procurait sa détermination à devenir mère et l’angoisse ancrée de ne pas savoir comment construire son avenir.
Saloua avait essayé de questionner Camille sur sa vie, mais les mots restaient coincés, elle était incapable de parler. Camille, qui semblait avoir abandonné toute capacité à raisonner depuis le drame n’avait plus ressenti le moindre sentiment d’intérêt pour quoi que ce soit. La vie l’avait abandonnée elle aussi. Mais à cet instant, elle n’était plus concernée par elle-même, elle écoutait, ressentait, son empathie la débordait. Le fil qu’elles avaient commencé à tisser malgré elles à la morgue était là. Presque tangible. Camille sentait la colère sourde monter en elle, elle était enragée, enragée d’une revanche pour cette jeune femme. Elle sentît aussi qu’elle était en vie. La mort de son mari avait offert à Saloua le droit de vivre, mais elle n’avait plus aucune perspective. Camille de son côté n’avait pas d’aspiration sinon de s’accrocher à ce fil qui, pour le moment, semblait seul capable de la faire revenir à la vie.
Elle l’avait regardée dans les yeux, longuement, comme une mère qui contemple son enfant avec un amour infini, et pour la première fois depuis plusieurs jours, une volonté avait émergé dans son esprit, farouchement, comme une évidence : « je vais t’aider ». Elle avait continué, ferme et sure d’elle : « cherche une école, inscris-toi, va à la mairie, fais les démarches pour avoir une place en crèche pour ton enfant, tu vas faire des études, tu seras esthéticienne ». Elle lui avait promis de la rappeler une semaine plus tard. Elle avait insisté : « fais les démarches maintenant, fais-moi confiance ».
Quand la prime d’assurance avait été virée sur son compte, elle l’avait divisé en deux, la moitié placée sur un compte pour ses fils, pour l’autre moitié, elle avait un projet. Ses fils n’en sauraient rien. Avec la moitié de la prime d’assurance, elle allait pallier l’équité dont Saloua avait été privée. Ce geste s’imposait à elle comme une réparation indispensable. Ce n’était pas un acte philanthropique, c’était une manière de corriger un état d’injustice inacceptable. Elle s’était rapprochée d’un notaire rencontré quelques mois plus tôt. Cela c’était fait très vite. Il lui avait trouvé deux appartements sur le même palier, dans le quartier de la Jliette. Pas trop loin du foyer pour jeune fille où Saloua avait été recueillie, suffisamment loin du quartier ou elle avait grandi, mais assez proche pour qu’elle puisse y retourner si elle le souhaitait.
Le premier appartement était petit et lumineux, constitué de deux chambres, Saloua allait pouvoir s’y installer avec son bébé, l’appartement voisin, plus grand, serait mis en location, Saloua percevrait les deux tiers du loyer, l’autre partie serait mise sous séquestre pour l’entretien et les travaux inhérents à la propriété. Le montage financier était peu complexe mais original. Le notaire avait tout organisé. Tout serait au nom de Saloua, Camille n’avait plus rien à voir dans l’affaire. Le reste de l’argent fût placé sur un compte au nom de jeune fille de Saloua. Elle n’était pas riche, mais c’était assez pour qu’elle puisse faire ses deux ans d’école d’esthéticienne et vivre une jeunesse étudiante à laquelle elle n’avait pas eu droit. Juste un pas de côté hors de sa condition, maintenant il n’en tenait qu’à elle d’accomplir ses rêves.
Camille respirait à nouveau, l’étau se desserrait un peu. Lorsqu’elle lui avait annoncé la nouvelle, Saloua était restée digne et étrangement distante. Camille l’avait rassurée, tu n’as rien à dire. Je n’ai pas besoin de cet argent, il ne me rendra pas mon mari. Je ne savais même pas que j’y avais droit. Il ne représente rien pour moi. Pour toi il peut tout changer. A l’avenir, si tu trouves un homme, je te souhaite d’en choisir un qui sera un bon père pour ton enfant et surtout, qu’il soit doux. Elle avait insisté : « Tu ne me dois rien, cet argent me brûlait les mains. Je suis soulagée qu’il te soit utile». Camille ne voulait pas que Saloua se sente obligée, elle aimait la ténacité de cette jeune fille, elle aimait son front volontaire, elle admirait sa résilience. Saloua avait compris le cadeau qui lui était fait, elle avait décidé de le recevoir et de saisir sa chance. Cétait rare, certes, mais comme une évidence partagée. Saloua n’était pas seule, elle avait des amies sincères à ses côtés. Ses parents étaient loin de ses problématiques maintenant, Camille l’avait saluée, l’histoire aurait pu en rester là.
Quelques semaines plus tard, Camille avait reçu une longue lettre, il y avait une photo d’un nourrisson. Derrière il était écrit à la main : « Jacques est né le 28 septembre, il pèse 2kg850, et mesure 46cm ». Elle avait eu un fils, elle l’avait appelé Jacques, Camile n’avait rien dit sur son mari, Saloua ne l’avait pas questionnée mais elle savait. Camille pressentait que le choix de ce prénom, qui plus est aux consonances francophones était loin d’être anodin pour cette jeune fille. Saloua offrait à Camille une dédicace évidente, un témoignage : leur rencontre ne serait plus de l’ordre d’un hasard dramatique. Elle était désormais ancrée dans l’histoire à venir. Un choix de prénom, comme une reconnaissance pleine d’espérance. Dans sa lettre, Saloua lui racontait que le notaire l’avait contactée, les clefs de l’appartement lui seraient remises d’ici un mois, le foyer de jeune fille pouvait l’héberger jusqu’aux 3 mois de Jacques. Il n’y avait pas d’urgence. Elle avait pu visiter l’appartement, elle l’adorait, elle garderait la petite chambre pour elle, la grande pour le bébé. Elle avait prévu de dormir avec son bébé les premiers mois, une amie viendrait dormir chez elle pour l’aider quelque temps. Elle avait rencontré ses voisins locataires, c‘était un jeune couple avec un bébé de cinq mois, elle semblait ravie de cette perspective. Camille sourit en lisant ces lignes : elle avait organisé un « parrainage » pour Saloua avec le notaire. C’est lui qui avait proposé d’acheter les deux appartements mitoyens. Un jour, si elle voulait, Saloua pourrait casser la cloison et rassembler les deux appartements. Camille lui avait suggéré des critères pour la sélection des locataires, il favoriserait les jeunes couples avec des enfants, le loyer avait été fixé dans la moyenne basse pour que les locataires restent longtemps. Elle espérait que Saloua soit entourée de manière bienveillante, il avait fait le job, maintenant elle n’aurait plus son mot à dire et c’était très bien comme ça. Saloua avait hâte de commencer sa formation, elle venait de recevoir la confirmation de la mairie. Jacques serait accueilli à temps plein à la crèche, elle pourrait suivre ses cours, les horaires étaient parfaitement compatibles. Elle aurait même la possibilité de faire des stages en institut car les horaires de la crèche pouvaient être modifiés si elle prévenait à l’avance. Elle commencerait un cursus de deux ans, sa rentrée était en janvier, elle pourrait profiter de son bébé à temps plein avant. Elle espérait lui présenter son bébé vite, avant de déménager, c’était important pour elle de voir la famille, elle lui demandait si elle pouvait l’appeler comme ça, comme une tante, une personne de la famille car c’est le sentiment qu’elle avait maintenant.
Camille avait frémi devant la fébrilité joyeuse de la lettre. Elle rêvait maintenant d’embrasser ce bébé, de fourrer son nez dans son cou et de sentir son souffle. Les nouveaux nés la bouleversaient et la photo était adorable. A aucun moment Saloua ne parlait du père de Jacques, elle finissait simplement son courrier par une allusion à la dernière phrase que Camille lui avait dite avant de la quitter : « Merci pour ton conseil avisé, il sera chanceux celui qui pourra à nouveau m’approcher, mais ce qui est sûr c’est que Jacques ne pourra avoir pour père qu’un homme parfait ! » Camille était touchée par la naïveté mais aussi la solide lucidité de Saloua. Elle n’avait plus d’envie de rien, mais cette lettre la rappelait un peu à la continuité, elle voulait féliciter Saloua et puiser dans sa force de vie.

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