Environ 2 ans plus tard
Il l’a vue entrer et s'installer 5 non 6 rangs devant lui. Il a hésité un instant mais maintenant il est certain, c'est elle, ça l'agace. Vraiment. Il n'a aucune envie de ce genre de retrouvailles. Mais qu'est-ce qu'elle fait là ? Il aimerait partir furtivement pour être sûr de l’éviter mais il doit conclure la conférence par son projet de recherche, d’ailleurs il doit vérifier le temps qui lui est imparti, sortir sa fiche. Après tout rien à foutre. Il parcourt du regard l’estrade ou les chevalets de présentation commencent à se dresser. Puis elle. Elle s'étale, 3 sièges, un sac, une écharpe. Et bientôt elle va sortir son portable, elle n’écoutera rien c'est sûr. Elle a vieilli.
Camille sort son calepin, elle va transcrire ses impressions, elle n’enregistrera pas. Cette conférence pourrait lui apporter des perspectives nouvelle mais elle voudrait surtout s’assurer que ce qui lui échappe n’est pas indispensable. Les courants marins. Ce n’est pas sûr que cette conférence soit utile, elle a presque terminé son montage.
Elle n’était jamais entrée dans la Villa Méditerranée. Ce porte-à-faux… le bâtiment est singulier, il fait partie du paysage, mais il n’invite pas, à priori à la visite. Alors que le Mucem voisin happe le musard. C’est inouï qu’elle n’y soit jamais entrée avant. Elle est montée tout en haut en prenant l’escalator, comme une passerelle. C’est marin d’être suspendu dans le vide de la sorte. Elle est séduite par ce déséquilibre : une salle de conférence, comme un navire. Ce bâtiment va changer d’usage bientôt, il y a des projets avec la ville. Elle regrette de ne pas y être entrée avant. Cette fixité au-dessus du vide, elle adore l’énergie du lieu.
Camille observe les premiers conférenciers s’installer, elle parcourt l’auditoire du regard, pas grand monde, mais des personnes spécialisées, ils ont des têtes de chercheurs. Elle sourit mentalement, se retourne pour jauger le nombre d’auditeurs. Elle l'a reconnu tout de suite et elle est intriguée de le voir ici. Même corps immense, son long cou et sa tête. Malgré la prestance, la fragilité pas loin, dans la posture de son dos. François…
Elle ne résiste pas : lui fait un signe de la main avec son calepin : « Vous ici ? ». Semble-t-elle demander d’un air amusé. Il lui dessine un geste informe de la main en réponse, sans sourire, il reste à sa place : Le premier intervenant branche son micro, après un son aigu diffus, il commence à parler. Elle se cale dans son fauteuil, attentive.
Lorsque la conférence est terminée et qu’ils sortent tous par la même porte, Camille le salue, il est fuyant. Sur le parvis, face à la fontaine, elle esquisse une discussion : elle habite Marseille, -pas lui-, -il y fait des missions parfois-, elle lui dit qu’elle adore Marseille, Je m’en fous. Elle comble un peu et cesse son bavardage. Il n’a aucune envie de me voir. Et elle sait qu’ils ne se reverront plus. Elle le regarde, finalement, sans ciller, elle plante ses yeux dans les siens et lui dit « Je te demande pardon ». Elle ne veut pas se dérober, il ne répond pas : Elle y a repensé parfois, et comme s’il s’agissait d’une confession qu’elle aurait porté longtemps en elle : « C’était il y a longtemps, mais, je te demande pardon de t’avoir fait mal ».
Il ne sait pas quoi répondre, y a-t-il seulement besoin d’une réponse ? Il aimerait ne pas être là. Ahuri, il réalise qu’il croyait avoir oublié. Il ne l’écoute plus. Il endigue son émotion, il n’a pas envie, là, de prendre le temps de s’écouter, il n’a pas envie d’être en présence de quelqu’un non plus. Il est en face d’elle mais il est parti dans ses pensées. Puis, un sursaut, léger, comme s’il essayait de reconnecter un fil. D’un pas vif il se retire, s’éloigne et lance : « Il faut que je file ! Bonjour à tes enfants et à ton mari ! » Et, il la plante là. La foulée large, ça le fait presque rire, son impolitesse, en la quittant. Il ne sait rien d’elle, même pas si elle est mariée, si elle a des enfants, qu’est-ce que cela peut faire ? Il est déjà ailleurs.
Il a fait le tour du Mucem côté mer, il s’est arrêté au pied du fort Saint Jean, une infime minute, il a regardé cette ville, la lumière surtout, claire presque blanche. Sur son bateau tout est prêt, il va juste faire un coup de propre, il a le temps, c’est une petite tournée de 15 jours à tout casser. Facile, il va profiter de la douceur du printemps. Il éclipse sa fugitive rencontre avec Camille, sans doute qu’il prendra le temps d’y repenser, mais plus tard. Pour le moment, il fuit et c’est assez confortable.
17h15 Paul à François : Salut François, Alors tu es à Marseille ! J’ai vu ta tronche sur le live de la conf ! Chapeau ! Tu viens à la maison ce soir alors ! On pend notre crémaillère, Vallon de l’Oriol. Super content de te voir ! J’ai une bouteille de chouchen pour les vieux Bretons comme toi, on sera une vingtaine, VIENS !
17h32 François à Paul : Non ??? ça y’est vous êtes enfin installés ! !! OUI ! Adresse ? Je ne partirais pas tard, je pars en mer demain, chouette de te revoir mon vieux poteau, je ne savais pas que vous étiez ENFIN à Marseille, hâte de voir Juliette.
Il est 17h, Camille quitte l'esplanade à pied, elle baguenaude : traverse le Mucem en vertical, une fois en haut, elle flâne sur la passerelle, traverse le jardin et redescend par le fort Saint Jean. Elle est déçue par cette rencontre, amusée, aussi. Elle est épatée qu’il l’ait planté là, comme un meuble. Goujat, mais drôle à sa manière. Elle rit finalement de cette impolitesse qu’il a assumé, sans méchanceté. Finalement c’était bon de l’avoir croisé comme ça. Elle se sent bien d’avoir dit ses mots, elle y a pensé souvent au début, puis occasionnellement, comme une culpabilité latente ranimée par des évènements inconscients. Elle a bien vu qu’il l’avait entendue. Peut-être que cela résonnerait en lui, plus tard.
Elle palpe son capteur zoom au fond de sa poche, c’est la fin du mois de mai, c’est la huitième émission qu’elle va livrer, elle a déjà proposé le titre : « Ressac ». La conférence ne changera rien à son montage. La diversité des courants n’entre pas en compte dans sa perception des marées. Sans doute que cette considération scientifique serait inaudible. Elle y songe encore, mais cela ne rajouterait rien. C’est assez serein ce balancier qu’elle a banalisé en rime. Elle aime la pointe de nostalgie lancinante du début et l’énergie qui monte au fur et à mesure. -J’ai fini- Pense-t-elle. Elle quitte le jardin en laissant courir la paume de sa main sur les cistes duveteuses.
Il y a presque un an, lorsqu’elle avait envoyé son premier montage à la maison de la radio, elle était loin de s’imaginer qu’ils lui proposeraient de le diffuser. Elle avait besoin d’avoir un avis. Elle candidatait pour un stage de montage de son amateur. C’est seulement maintenant, alors qu’elle finalisait presque sa première série d’émission, qu’elle touchait du doigt la chance qu’elle avait eu. Un des producteurs l’avait contactée, il était enthousiaste, elle en avait été stupéfaite. Il avait évoqué la sensualité du son, sa couleur. Pour la première fois, elle entendait quelqu’un parler de bruit avec des images et elle avait su qu’elle était à sa place. Le producteur l’avait tutoyé, il n’avait aucune idée de son âge c’était classique, cela lui arrivait souvent au téléphone : sa voix n’avait pas son âge. Il avait évoqué la fausse naïveté du montage, sa fraicheur juvénile. Il adorait cette histoire sonore, le rythme presque sauvage. Il s’était emballé : il parlait de brutalisme et de poésie. Il souhaitait proposer une nouvelle forme artistique non parlée pour leur grille d’été. Elle serait rémunérée bien sûr, on pouvait lui fournir du matériel. Elle avait raccroché amusée : Elle connaissait sa chance, celle que l’on provoque par ses actions. Elle avait refusé le nouveau matériel, fidèle à son petit capteur zoom, lisse comme un galet. A la fin de l’été, le programmateur avait décidé de la programmer sur l’année, il avait demandé qu’elle produise une émission par semaine, elle avait accepté de produire une émission mensuelle, il avait eu la finesse de la laisser choisir ses thèmes. Elle avait carte blanche : La perspective de devoir livrer une séquence par mois la mettait dans un état d’éveil total, elle pouvait prendre son temps, être attentive à tout, oreilles à l’affût.
Un montage sonore de 5 minutes exactement. C’était sa nouvelle expression, celle qui la nourrissait et qui aiguisait sa perception. Elle avait appris par la suite que 5 minutes c’était très long, énorme, pour une chaine de radio nationale, c’était rare, exceptionnel. Lorsqu’elle avait reçu son premier chèque elle avait pouffé, ébahie par le montant. Elle avait invité ses amis au restaurant dont elle rêvait souvent mais où elle n’était jamais allée. Ils avaient trinqué « A la maraude de sons ! ». Dans ce restaurant perché au-dessus de la mer, ils avaient savouré des pates aux palourdes, bu du vin blanc et gouté la suavité de la satisfaction.
Lorsqu’ils avaient englouti leur dernière cuillère de dessert, et que la soirée prenait cette teinte d’éparpillement que l’alcool livre lorsque les premières vapeurs s’envolent, elle leur avait confié qu’elle avait envisagé, une année de faire des récits de vacances audio, plutôt que de prendre des photos. Jacques avait trouvé ça bizarre, ses enfants avaient ri. C’était sans doute la seule fois qu’elle avait réussi à évoquer ce sens qui chez elle était à fleur de peau. Elle racontait ette anecdote à ses amis sans peine ni amertume. Elle était heureuse d’avoir enfin osé ouvrir cette porte et de raconter aux autres, le paysage nouveau qu’elle dévoilait.
Elle a toujours été sensible aux sons, à leurs saveurs, ils ont des couleurs, des formes, des textures, des odeurs. Enfant, elle se souvenait d’avoir fermé les yeux en touchant les murs, les rochers souvent, elle aimait ce frottement, le bruit de la friction. La résonnance en elle était tellement sensuelle qu’elle n’en avait jamais vraiment parlé, par pudeur. Elle avait relégué ces sensations si longtemps au silence, qu’elle ignorait que l’on pouvait les utiliser comme un moyen d’expression.
C’est son fils, Jean, qui lui avait offert le petit enregistreur, au moment où ce n’était pas l’heure des cadeaux. Il avait hérité ça d’elle : il était incapable d’offrir des cadeaux à l’heure opportune. Pour les anniversaires, à Noël, lorsqu’il y avait une fête, il était toujours là, les mains vides avec un sourire confus sur les lèvres. Lorsqu’il était enfant cela la rendait folle : qu’il ne pense jamais aux autres, qu’il soit si égoïste. Il lui avait fallu s’interroger sur son propre rapport au don. Ce ne fût que, l’adolescence passée, qu’elle conçu qu’il ne fonctionnait pas sur le modèle classique, cet enfant-là ne savait pas donner sous contrainte. Mais il avait le cœur sur la main et donnait sans compter, à son heure.
Ce jour-là, Jean était parti en ville, comme il disait, il était revenu pour préparer le dîner. Il avait avec lui un petit sac en kraft accompagné d’un sourire énigmatique. C’était à Loctudy, pendant son séjour entre les deux stages de voile, alors qu'elle se frottait à la bretagne. Une de ces journées obscures où le vent soufflait et les volets claquaient sur les murs. Ils avaient marché sur les chemins rocailleux et escaladé des falaises toute la journée. Dans sa tête, elle vidait encore les armoires, elle pliait et rangeait, toujours les mêmes vêtements, ceux qu’il ne porterait plus.
Jean assistait au long et lent naufrage de sa mère. Dis, quand reviendras-tu ? Chantonnait-il dans sa tête, conscient de son auto apitoiement. Sa mère était partie, alors que son père était mort depuis six mois maintenant. Il la voyait errer dans ses pensées, se battre avec des ombres. Elle avait repris des couleurs cependant. Mais elle flottait littéralement dans son existence comme si plus rien ne la rattachait à la terre. Il avait cueilli un bouquet de menthe sauvage et d'origan et l’avait posé tel quel sur la table, sans eau, pour qu’il sèche. Il avait acheté un énorme poisson blanc dont il ignorait le nom et plusieurs citrons. Il savait qu’elle mangerait, elle aimait que ce soit simple. Sur la table, il avait déposé le petit paquet emballé de kraft avec un gros ruban vert, et sur leur assiette, les filets de poisson cru arrosés de citron. Elle revoit la scene de manière photographique.
Elle avait déballé le paquet avec un sourire amusé. L’objet lui avait plu tout de suite, mais à première vue, elle semblait circonspecte sur son usage, elle n’avait jamais eu d’enregistreur, elle ne savait même pas que cela existait. Jean était sorti après le diner, il l’avait laissé seule. Elle avait manipulé, avec curiosité ce petit objet incongru qui venait d’atterrir dans sa vie. Elle n’a pas lu le mode d’emploi, elle l’a mis dans sa poche, elle l’a mis dans l’autre poche. Même sa forme lui plaisait, comme un galet avec ce revêtement doux et lisse. Savait-il à quel point il tombait juste ? Alors qu’elle se remémore ce moment, un frisson la parcourt, elle entend la brise, ce n’est plus la même que ce matin, cette brise est câline et lumineuse, en face d'elle le Palais du Pharo revêt cette belle couleur rosée de fin d'après midi.
Aujourd’hui, elle sait la perfection du moment choisi par son fils, la brèche dans son obscurité : la faille agile. Est-ce qu’il se souvenait ? Elle se battait contre le vide. Il y avait la souffrance de l'absence, et s’y ajoutait la conscience tellement accrue de sa propre finitude. Du jour au lendemain, sa vie, et par truchement leur vie commune s’était arrêtée et c’est parce qu’il n’y avait rien de plus incontournable que la mort que s’était si difficile à accepter. Il en était de même pour tous. Elle était tellement abattue qu’il lui avait fallu un long moment pour interpréter l’envie qui entrouvrait la porte. Ce frémissement l’avait presque effrayée, de peur de vivre.
De l’étonnement, était née la fascination. Ce petit objet l’avait conquise, il réveillait une sensation, imperceptiblement mise en sommeil, par glissement, un quartier de son monde intérieur surgissait. Elle avait omis de le visiter, une friche. C’était possible, -elle s’était sciemment amputée d‘un sens-.
Ces mois d'été en Bretagne, elle avait renoué avec tous ces sons enfouis. Maintenant, il lui semble qu’elle entend ses émotions passées au lieu de les ressentir. Elle discerne quelque chose qui murît en elle. Elle a affuté son flair, un nouvel équilibre s’est installé, solide. Elle est redevenue.
Elle enregistre les sons quotidiens, elle les recherche et les traque. Les rires, le sel, le bruit d’un cœur, sa roue de vélo sur les sols, les gravillons, la terre et ce matin les flaques d’eau. Le bruit du winch sur son bateau. Elle aime le cliquetis des haubans : -il peut être joyeux, ou sinistre-. Pour ce son là en particulier, elle sait que c’est le vent qui joue la partition, et cette certitude l’envoute. Le vent, chef d’orchestre qui donne caractère et émotion à ce son si spécifique. Dans tout art, le spectateur interprète la création avec ce qu’il a en lui. Elle n’est pas dupe, elle sait que le montage a le pouvoir d’habiller et cela fait partie de la fascination qu’elle a : alchimiste des sons, sur son ordinateur.
Le premier épisode, celui qu’elle avait envoyé à la radio s’intitulait « Sables » c’était un jeu entre le sablier et les mouvements des dunes avec le vent, comme des vagues sur l’eau. Il y avait aussi la friction des grains entre les doigts et la chaleur des dunes sous les pieds. On sentait les doigts qui palpaient le sable crissant et les coquillages ramassés. Elle avait fait son montage d’une traite, comme une histoire inventée. C’était la fin de l’été, l'automne commençait à poindre, elle revenait de Bretagne, elle renouait avec la méditerranée. Il n’y avait personne sur le port, Jaques était mort depuis un an. Elle s’était installée dans le carré, assise comme une élève à son pupitre. En une après-midi elle avait bouclé son histoire, 5 minutes, la précision clinique du minutage lui plaisait, c’était rigoureux, au ¼ de seconde près. Elle avait attendu la nuit, allongée dans sa cabine, pour écouter la version finalisée dans le velours de l’obscurité.

Annotations