Les autres
Camille regarde l’heure, presque 18h, elle est au pied du fort Saint Jean, après le quai les rochers sont rugueux, elle ne peut pas glisser. Elle est toujours en avance pour ses rendez-vous. C’est le luxe de ceux qui décident qu’ils peuvent prendre le temps. Elle offre aux couples qu’elle accompagne une disponibilité d’écoute absolue. Elle vide son bagage pour recevoir le leur. Toujours. Elle se berce du reflux de l’eau sur la roche. Les couples qu’elle accompagne sont à peine en retard, mais parfois ils ne viennent pas au rendez-vous. Ils annulent rarement avant, mais ils rappellent plus tard. Elle donne rendez-vous en extérieur, pour donner de la qualité à son temps de patience.
Son entrevue avec François lui revient. Il n’a pas changé. Son immense corps et ses mains. Elle n’a pas vu d’alliance. Elle se surprend d’avoir relevé ce détail. Elle fait le vide en elle. Elle se prépare mentalement pour son rendez-vous, elle a en tête les mots qu’ils lui ont soufflé au téléphone. Ils ont envie, ils ont cette volonté, il leur faudra du temps pour se pardonner. Ils arrivent à l’heure dite, lui font signe de la main, elle leur sourit.
Il est 19h30 lorsqu’elle les quitte. Je n’ai presque pas parlé, c’était bien cet instant. Il le leur fallait. C’est brutal ce flux qui se libère quand les vannes s’ouvrent. Entendre leurs paroles s’articuler avec une perspective de dialogue vrai, leurs mots qui sortent. Elle sait que c’est la présence d’un tiers qui aide cela. C’est un travail d’humilité, le rendez-vous n’est nourrissant que si elle se tait. Elle pense, comme la maïeutique : je ne fais que les ajustements, le travail se fait sans moi.
Maintenant, elle se sent lourde de leur mots, soulagée par leur attention nouvelle à l’autre, elle est violente mais elle vit. Quelle souffrance pourtant, quelle solitude installée. Elle en frémit. Les couples qui se déchirent, elle en a vu beaucoup. Elle en a vu se séparer. Ce qui l’émeut, c’est la mue. Après l’aigreur, les colères vaines, les silences, vient la maturation, la découverte. Parfois, à force de vouloir être ensemble, les couples qu’elle rencontre ne sont plus chez eux en eux. Ils se perdent dans la vaine volonté d’un nous. Ne serait-ce pas le plus grand des mensonges finalement, cette illusion de la fusion ? Ce déni volontaire de notre propre individualité avec la complexité qui constitue toutes nos facettes ? Quel perfide écueil que ce nous quand il efface le je.
Une harmonie mélodieuse entre deux instruments. Finalement c’est dit dans l’adage : on accorde son violon à l’autre, on ne fusionne pas les instruments. Quelle impénétrable montagne, quel inaccessible sommet qui, constamment s’éloigne. Elle ne cessait de s’émerveiller des capacités de construction, de réparation des couples qu’elle côtoyait. En ce moment elle les voyait : deux êtres fébriles qui, pour se retrouver eux-mêmes, se cognaient à tout, se heurtaient constamment, tels des papillons de nuit effrayés par la lumière de l’autre. Les chausse-trapes sont si polymorphes dans l’histoire d’un amour, si constantes aussi. C’est une audace périlleuse de s’autoriser à être en vérité ensemble. Un pied de nez à notre humanité si vulnérable et pourtant vibrante de force.
Une fois partis, elle restait un peu seule pour se retrouver. Ces accompagnements, elle les avait commencé il y a plusieurs année déjà, elle s’était formée pour ça. C’était une source de bonheur infini.
Elle était invitée à 19h, elle avait prévenu qu’elle arriverait plus tard. L’écoute… une sorte d’énergie trouble bouillonne en elle et pourtant elle est fatiguée. Ce matin elle a amarré son bateau à couple avec celui de Gaspard et Alix dans l’anse de la réserve, elle peut y rester quelques jours, il y a de la place, le mois de mai est doux et plusieurs bateaux sont sortis. Elle hésite presque à retourner à la solitude calme de son petit habitacle, mais elle se force -un peu- en enfourchant son vélo. Quand elle arrive chez Paul et Juliette il est 20h passées, ils l’accueillent à bras ouverts. Elle les voit comme elle les avait laissés 20 ans auparavant. Excités par leur nouvelle vie Marseillaise, ils pendent leur crémaillère et le jardin est tout illuminé de guirlandes multicolores. Elle a croisé Juliette par hasard la semaine précédente sur le port, elles s’étaient tombées dans les bras, la discussion était repartie si fluide, si légère, perdues de vue, c’était ça qui leur était arrivé, maintenant qu’ils feraient à nouveau partie de son paysage, elle se réjouissait de leur présence ici, si proches à nouveau.
Leur fille ainée est là, elle ne l’a pas reconnue tout de suite, des photos vaguement aperçues sur les réseaux sociaux, elle ne se sont jamais vues. Mais Selma a soif de rencontre : elle lui sert une coupe de champagne et la questionne sur son émission de radio, sa mère lui a raconté. Camille lui raconte l’épisode qu’elle pense avoir terminé aujourd’hui : les marées, le ressac, des bribes. De l’extérieur on pourrait croire que ce sont de vieilles amies, elles viennent à peine de se rencontrer, déjà elles parlent du ressac des émotions. Selma ne s’embarrasse pas des lieux communs de politesse, elle entre immédiatement dans le cœur de l’échange, et Camille s’enthousiasme de cette personnalité atypique. Selma lui montre sur son portable les planches d’illustration qu’elle vient de terminer pour illustrer un recueil de poésie. Camile voudrait les voir en vrai, elle les apportera la prochaine fois qu’elle viendra à Marseille, elle adorerait mettre des illustrations sur ses sons. Elles boivent une coupe et deux, finalement trois. Elles rient.
21h François arrive et embrasse Juliette en la serrant dans ses bras, il est heureux de la retrouver, c’est un vrai soulagement qu’ils soient à Marseille, des mois qu’ils étaient en transit. En le voyant, elle prend conscience qu’il va retrouver Camille. Elle ignore qu’ils se sont croisés cette après-midi, elle préfère le prévenir. « Camille est là, tu sais… tu te souviens ? Elle habite à Marseille. » Il est surpris, ne s’y attendait pas, qu’ils se voient encore depuis tout ce temps : 30 ans ? Paul ne lui avait pas dit.
Juliette lui raconte qu’ils viennent seulement de la retrouver, ils l’ont revue en arrivant à Marseille. Elle lui demande : « Tu es au courant ?». Son visage lui dit que non. Elle reprend : « Son mari est mort, un accident, il y a deux ans ». Il dit, laconique : « Non je ne savais pas ». Comment aurais-je pu savoir ? Juliette l’entraine vers le petit buffet dressé sur la terrasse, François l’aperçoit en contrebas, Camille ne l’a pas vu, elle est en pleine discussion avec Selma. Elles rient comme deux complices. Un souffle froid sur son échine, Bonjour à tes enfants et à ton mari, quel con, quel con, quel con. Elle porte une veste marine, ça l’intrigue. Il ne l’avait pas vu cette après-midi, pourtant elle n’a pas l’air de s’être changée. Juliette s’absente un moment, penché sur la balustrade, François ne cherche pas à camoufler son regard, Elle est belle quand elle rit. Un instant il repense aux mots qu’elle lui a dit cette après-midi, c’était courageux de sa part. Il se sent grossier, grotesque, quel con pourquoi je lui ai dit ça ?
Camille et Selma sont au fond du jardin, assisses sur un petit muret, elles ressentent cette connivence quand l’autre fait écho à nos émotions par une autre image. Camille est touchée, que cette fille ait suivi de loin ses émissions, son parcours, sans la connaitre. Elles ont en commun une sensibilité artistique non verbale, et ce n’est pas seulement à cause du champagne. C’est visiblement reposant pour Selma de parler avec Camille sans craindre de passer pour une illuminée, Camille se laisse contaminer par sa jeunesse. Finalement, Selma s’en va, elle a une autre soirée, Camille envisage de partir aussi, elle est un peu saoule. Mais Gaspard et Alix arrivent alors… elle se souvient de leur métiers respectifs avec Paul et Juliette et elle n’est pas surprise de les voir là finalement.
Alix et Gaspard ! Elle sait qu’ils vont passer un bon moment. Elle raccompagne Selma à l’entrée pour noter son numéro dans son téléphone qu’elle a laissé dans son sac. Alors qu’elle retourne au jardin Gaspard l’interpelle, il lui présente « François » et deux autres personnes qu’elle ne connait pas. Elle est visiblement surprise, François pense ils ne l’ont pas prévenue -elle-. Elle le regarde à la dérobée, distante. Il a enlevé sa veste, c’est mieux comme ça, il a un pull gris et le col de côté est déboutonné, il le porte à même la peau. Elle porte le même en bateau, -la même couleur- la marque bretonne qui l’a sauvé du froid aux Glénans. Elle se souvient qu’il habite à Brest, il l’a dit pendant sa présentation à la conférence. Elle ne parle pas. Gaspard rit avec l’autre couple et suggère à Camille de leur raconter son projet HERBES puisqu’ils quittent Marseille pour la campagne. Camille opine, elle raconte le Lubéron, la terre et dessous les roches, les pieds et les pousses, et tandis que les questions fusent, elle décrit avec moultes détails ses déboires, ses erreurs. Le jour où tous ces pieds de safran -une fortune- ont pourris avant même qu’elle ne les ait plantés. Elle raconte les améliorations, le rendement, elle sait être drôle. Finalement Gaspard s’intéresse à sa source et lui demande de lui envoyer les plans qu’elle possède, il voudrait étudier les angles de la pente, il a peut-être une idée de pompe. La discussion s’enchaine sur autre chose. François s’est glissé près d’elle, il met son corps de côté, comme pour les isoler du groupe, pour lui faire face, elle le laisse parler. « Je voulais te dire. » Il regarde ses mains, « je suis désolé pour tout à l’heure ». Elle rit « Ce n’est rien, en fait c’était plutôt drôle ». Il est surpris, gêné « Je ne savais pas, je suis désolé » … « Je me suis comporté comme un sale type… » son visage est d’une détresse infinie « Non ça va… » imperceptiblement elle recule, elle ne s’en rend pas compte, c’est son corps qui agit. Elle a envie de s’échapper. Il n’a pas connu Jacques, ça ne sert à rien de parler de lui, de son absence, comment aurait-il pu savoir ? Comment aurait-il pu ? C’était drôle et insolent. Subitement, elle est très lasse. Cette obligation qu’ils ont tous à se sentir contrits devant elle : elle n’en peut plus.
Gaspard sent le malaise de Camille. Il s’avance, engage la conversation avec François, l’entraine « Paul m’a dit que… ». Elle est soulagée, remercie Alix du regard. Maintenant ses yeux lui piquent et cela la met en colère : c’est ce regard, : la pitié qu’il a. Elle se faufile vers la balustrade. Cet air de pitié quand les gens la regardaient, elle ne s’en défera jamais. Elle subit cette pression d’être escomptée malheureuse, de devoir être veuve. Elle était heureuse d’avoir retrouvé Paul et Juliette, ils avaient à peine connu Jacques, c’était plus simple. Elle aimait renouer avec ceux qu’elle avait connu avant lui. Sauver ce qu’elle avait été avant d’être une épouse, une mère, une veuve. Elle repense à ce couple de tout à l’heure, on se perd forcément un peu dans un couple. Et même si c’est un mal nécessaire, pour créer une porosité propice à la rencontre, elle sait maintenant, que cette unité n’est en réalité jamais dégradée. Aux yeux des autres, de ceux qui l’ont connue en couple, de ceux qui les ont connus ensemble, son individualité semble impossible à reconstruire. L’intégralité de son être. Pour tous, elle reste celle à qui il manque quelqu’un.
Si même ceux qui n’ont pas connus Jaques doivent… alors comment vivre entière ? Ce qui l’a vraiment fait sombrer, elle le sait maintenant, c’est cette sensation d’avoir été amputée d’une partie d’elle-même. Jadis tellement indépendante, elle ne pouvait que constater à quel point son couple avait façonné non seulement une vie commune, mais aussi, une volonté, une aspiration. Il fallait fournir des efforts considérables pour se réapproprier son destin. Son deuil, ce n’était pas seulement l’absence de Jacques, c’était aussi son besoin incommensurable de renouer avec elle-même. C’était Gaspard et Alix qui lui en avait fait prendre conscience, c’était eux qui l’avaient compris avant elle. La douleur s’apprivoise ou s’estompe, ou les deux. Elle laisse place à autre chose. C’est devenu net pour elle, depuis 6 mois elle le sent, elle l’a remarqué. Elle a repris les rênes.
Elle s’est isolée sur la terrasse déserte, tout le monde est descendu dans le jardin. Elle respire doucement, regarde le ciel. Elle sent le froid de la balustrade entre ses doigts, sous ses mains, la rugosité du fer forgé vieilli, elle s’attarde sur cette sensation -encore un peu – car elle sait qu’elle est en train de déconnecter. Une odeur de Jasmin… et son corps se détache un peu d’elle, le vent sur les feuilles, elle part très loin, si loin que son corps ne lui parle même plus, les minutes s’égrènent sans qu’elle ne s’en aperçoive, son pouls reprend sa logique et son esprit se vide, elle est partie. Des sons lui parviennent, flous puis plus nets, son regard se pose sur Gaspard et Alix, ils discutent avec François. Ce sont eux qui l’ont convaincue de vendre sa maison quand il était urgent de changer d’air, de vider les armoires pour de vrai. Ce sont eux qui lui ont apporté des croissants pour le petit déjeuner, prétexte pour la faire sortir du lit. Certains jours, quand elle avait trop maigri, ils lui ont même fait ses tartines. Certains jours. plusieurs jours, tous les jours ? Elle ne sait plus exactement quand ils ont arrêté, était-ce quand ils l’ont emmenée en bateau ? Ce sont eux qui ont écouté la colère de ses fils à la mort de leur père. Ce sont eux qui ont essuyé les larmes qu’ils n’osaient plus verser devant leur mère. Ils partageaient une amitié filiale, tendre. Ils s’adoraient tous les quatre, c’était une amitié évidente. Pourtant ils ne se sont connus qu’un an à peine avant la mort de Jacques. Jacques.
Elle a l’impression d’avoir dit son nom à voix haute. C’est la première fois qu’elle pense à lui aujourd’hui.
Alix lui fait signe, la rattrape en grimpant les escaliers, lui touche l’épaule, lorsqu’elle la trouve ainsi, elle sait que le contact physique la fait revenir. « tu viens ? On prend un verre ? ». Elles se servent. Alix lui raconte par le menu la bourde qu’elle a fait à un pot de départ la veille : son assistante à rédigé les discours pour deux commerciaux de Lille qui partaient à la retraite. Tous les ans, dans leur grand séminaire, Il est coutume de lire les parcours des futurs retraités devant tous les salariés. Elle sortait à peine de réunion, elle avait enchainé toute la journée, elle ne connaissait pas les 2 gars. Elle a interverti les deux discours, personne n’a rien osé dire. Tous étaient choqués, elle n’a rien vu. Ce n’est qu’à la remise des cadeaux qu’elle a réalisé son erreur quand elle a remis le kit d’escalade à un gars quasi obèse. Elle a tellement honte, elles pouffent, elles sont si imparfaites. « A la reine des quiches » Elles reprennent un verre. Alix lui demande, pointant François du menton « tu le connais ? ». Elle dit je ne sais pas, elle ment à peine en fait. Alix la regarde, pas dupe, elle attend. Camille lâche : « Mon premier amour ». Elle ne l’a jamais revu depuis, elle l’a croisé cette après-midi une minute, elle ne le connait plus en fait.
François et Gaspard discutent au loin, elles se demandent ce qu’ils peuvent se raconter. Mais ils la regardent en parlant tandis qu’ils approchent. Camille s’interroge : « Qu’est-ce que Gaspard lui a raconté ? ». Gaspard ne semble pas avoir saisi l’incongruité de la situation. Cela ne lui ressemble pas. « Camille tu as toujours tes réchauds de bateau ? » « Mmmm oui ils sont au local, je crois qu’ils sédimentent… j’ai oublié de les donner. » dit-elle sans saisir le rapport. Gaspard enchaine : « Tu pourrais en filer un à François ? Ce soir ? »
Ce soir ? Mais qu’est-ce qu’il fout, il est presque 23h ! François la regarde : « je pars demain matin, j’ai planté mon réchaud tout à l’heure, J’ai voulu le laver sur le pont, il est tombé -plouf-. » Il dit « plouf » comme ça, c’est ridicule et dramatique en même temps. « Pas moyen de le récupérer. Tout était fermé je n’ai rien trouvé je débarque ici… Gaspard vient de me dire que peut-être tu... ». Elle sourit « Ah oui… Oui j’en ai un, c’est une valisette, il a des attaches pour le bateau, tu peux l’utiliser avec du roulis. J’ai des cartouches aussi. Tu pars seul ? »
« Oui environ 15 jours en autonomie… »
« J’ai 5 cartouches ça devrait te suffire, tu pars à quelle heure ? »
« 6h. »
« 6h ? C’est peut-être mieux que je te le file ce soir alors. »
Il est gêné il ne veut pas la déranger « il est déjà tard ». Finalement elle est assez soulagée de la couleur matérielle que prend leur échange, c’est si concret qu’elle parvient à reprendre pied, justement. « Ça me fait plaisir allez ! Je passe devant le local de toutes les façons, je suis à côté ! Tu pourras te faire des crêpes en mer ! Bretonnes, au beurre ». Elle sourit franchement. « Dis-moi quand tu veux partir, on passera le chercher ensemble, tu as de la chance j’ai la clef sur moi ! »
Il n’ose pas poser plus de questions, il a déjà l’impression d’abuser. Il est content quand même, pour le réchaud. Cette femme l’intrigue, le local ? Elle fait du bateau… elle ne faisait pas de bateau. Il lui demandera plus tard. Paul arrive et l’attrape par le bras, il le questionne sur sa mission lui demande plus de détails. Il lui raconte son déménagement, ils adorent Marseille, François aussi. François lui raconte qu’il part ensuite emmener son bateau à Gibraltar pour Annah, sa fille ainée, elle part avec des amis, il lui laisse le bateau cet été, elle le ramènera à Brest fin juillet. Paul lui demande quel sera son itinéraire, ils parlent du golfe du lion et de ses vents trompeurs. Paul se rappelle leur voyage vers Porquerolles, ils se souviennent, rigolent, vieux loup de mer ! Ce serait bien de refaire ça ! François lui explique qu’il bosse pas mal pour ses recherches, il est souvent à Brest ou en mer, un peu partout. Il a hâte d’avoir les chiffres de ces prochains relevés, les résultats devraient commencer à être analysables d’ici quelques mois maintenant… Il est content de voir son ami, cela faisait un bail. Paul l’envie un peu, arrêter de travailler déjà ! Il lui dit qu’il est fou d’avoir quitté son boulot, François rigole franchement : « C’est toi qui es fou ! Je n’ai besoin de rien moi ! J’ai ce qu’il me faut. Je suis tellement heureux d’être sur l’eau, de travailler pour une vraie raison c’est un luxe, je ne suis pas fou ! je suis chanceux ! » Ils boivent un verre puis deux, ils sortent la bouteille de chouchen « Un petit dernier ! Raconte ! Tu as toujours ce projet de voyage sur l’île de Pâques ? » Il y pense de plus en plus. Il y réfléchira sérieusement au printemps prochain peut être lorsque l’étude sera terminée, il aura plus de visibilité. On sent que ça le démange mais il n’est pas encore prêt à larguer les amarres.
Il est minuit passé, il voudrait rentrer, il va la retrouver, elle est en pleine discussion avec Alix et Gaspard. Il n’ose pas les déranger mais elle le rejoint, elle lui propose de filer, elle est claquée, il est prêt. Il est à pied, elle pousse son vélo. « On passe par la corniche ? » Ils ne parlent pas. Il lui demande : « Tu fais du bateau ? » « Oui, J’ai un petit quick, il n’est pas neuf mais c’est le seul sur lequel je sais naviguer. » Ça l’amuse : « C’est cool comme bateau, je les connais bien… ce sont les premiers habitables des Glénans. Il est où ? » « A l’estaque ! Mais ce soir je suis dans l’anse de la réserve. » Il ne s’arrête pas : « tu le sors souvent ? » « Oui, J’habite dessus » elle le dit comme un aveu. « C’est... Comme ça. Je préfère : le mouvement de l’eau ». Elle s’arrête de parler, l’alcool pourrait délier -de trop- ses propos. Il la regarde, longuement comme s’il lisait quelque chose sur son visage. Elle sent son regard, ça l’embarrasse, elle coupe court : « et toi ? Tu as des enfants ? Tu es marié ? ». Il répond vite « Non, c’est une vieille histoire, je suis divorcé, mais j’ai deux filles magnifiques. ». Il marque une pause, visiblement il n’a pas envie de parler de lui, il lui demande : « Tu navigues beaucoup ?» Elle répond : « Tout le temps ! Quand je suis à Marseille je suis sur l’eau ou dans l’eau ! ». Elle s’arrête et reprend : « Et toi tu habites en Bretagne alors ? Tu es tout le temps en bateau ? » Il aime partir longtemps, il a pas mal voyagé avec ses filles, Ils sont allés en Amérique du Sud pendant que Paul et Juliette y étaient. Il navigue beaucoup plus encore depuis qu’il est investi dans cette recherche, sa voix est limpide et il est heureux, cela s’entend. Il a décidé d’arrêter de travailler, il contribue aux recherche évoquées à la conférence. Ses filles sont à Paris maintenant et il part souvent plus longtemps.
Laisse-moi un peu ton vélo, d’une main, par le guidon, il la débarrasse et la laisse passer devant lui. Il lui demande « Ça fait longtemps que tu fais du bateau ?» Elle lui répond, inconsciente du désarroi que cela va créer en lui : « Deux ans, non en fait un an et demi ». Il ne s’attendait pas à une réponse si précise et si reliée à la mort de son mari. Elle reprend : « C’est Alix et Gaspard, ils m’ont obligée après la mort de mon mari. J’étais dévastée, il me fallait un électrochoc pour me retrouver. » Il remarque qu’elle a la chair de poule « Ils m’ont emmenée sur leur bateau, je n’étais pas de très bonne compagnie ». Cette confession change la tonalité de sa voix ; elle devient plus grave, elle reprend : « Ils m’ont trainée jusqu’en Bretagne, la météo était vraiment pourrie, j’ai cru que j’allais mourir, de peur, de froid, de chagrin. Il y a beaucoup trop d’eau en Bretagne ! » Elle rit. « Ils m’ont tout apprit, ils ont été intraitables, le vocabulaire, babord, les bouts, les manœuvres, je répétais tout en boucle, ils m’obligeaient à comprendre, a réagir, le nom de chaque bout... Elle s’arrête un instant et elle conclue : Ils ont fait un vrai reset de mon disque dur, Ils ne m’ont pas laissé une minute de répit, j’ai cru que je mourrais » Elle le devance de quelques pas maintenant, comme si elle ne lui parlait plus. Elle reprend : « Ils m’ont obligée à inverser la vapeur, c’était violent. » Il la relance, « et après ? » Elle est presque surprise qu’il lui pose une question encore. Elle reprend, plus doucement : «j’ai survécu ! On est finalement arrivés au Guilvinec, et là, ils avaient monté un traquenard, je leur en ai voulu. Ils m’avaient inscrite à deux stages longs aux Glénans, deux fois trois semaines de suite, pour initiés. Ils m’ont abandonnée là. Ils sont partis. Je n’avais pas le choix ! » Il lui semble qu’elle vient de lui confier quelque chose qu’elle ne doit pas beaucoup raconter. Il imagine ce qu’elle a dû traverser. Il a lui aussi connu la perte. Lui aussi, c’est la mer qui l’a fait revivre. Il comprend parfaitement cette notion « d’inverser la vapeur » comme s’il fallait soudainement concentrer toute son énergie, la focaliser sur un point pour laisser le reste s’apaiser doucement sans s’en mêler.
Elle s’arrête, se retourne pour lui faire face et, dans un sourire apaisé elle dit : « J’ai les bases, maintenant ! J’ai acheté mon petit quick à la fin du stage aux Glénans, il était trop vieux pour eux. Je suis rentrée avec à Marseille, un vrai chemin initiatique ». Elle lui propose de pousser un peu le vélo à son tour, il le lui tend, mutique perdu dans ses pensées. Elle s’excuse « excuse moi je parle trop j’ai bu trop de champagne. » Il rit « non c’est moi je suis trop curieux » Tandis qu’elle commence à marcher devant lui, en poussant son vélo, il la regarde : ses bras sont musclés, son corps énergique, elle a une allure féline quand elle marche, elle est à la fois dense et légère. Il ne la connait pas. Il vient de la rencontrer, Camille. Cette femme a la force de ceux qui ont vu leur point de rupture. Il les reconnait, ces êtres qui avancent avec de nouvelles balises, il les aime. Son pas a ralenti sans qu’il ne s’en rende compte, il est presque arrêté en fait sur le côté du banc de mosaïque qui sépare le passage des piétons des voitures. Elle se retourne, il regarde la mer, son immense corps sur la corniche. Son corps se découpe dans l’obscurité et il est si beau, il regarde la mer mais il fait nuit et il n’y a pas de lune. Elle s’arrête : « Ça va ? » Elle marque une courte pause, : « J’ai beaucoup parlé excuse-moi, je ne raconte jamais ça en général, je… ce n’est pas la période la plus joyeuse de ma vie. » Elle reprend « Ton bateau à Brest, c’est quoi ? » Il voudrait encore l’entendre parler, elle a éveillé un souvenir vague en lui, il en frissonne presque, une familiarité. Il ne répond pas à sa question et lui demande « Tu te souviens de tes instructeurs aux Glénans ? Tu as eu Annah ? » Elle est surprise « Annah ?... Oui ! Tu la connais ? Impressionnante, une énergie folle, on s’est bien entendues, très bien en fait, une vraie rencontre… ». Dans un souffle, presque amusé, il dit « C’est ma fille ». Il rattache les wagons d’une discussion très ancienne. Il sourit à la nuit.

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