LVI. Le Voyage - (1/2)
Le moment du départ eut lieu quelques douzains plus tard. Brun avait choisi de traverser la ville à la tête de ses hommes pour se faire admirer de ses sujets. La cour d’honneur avait été vidée de son public, les grilles qui la fermaient étaient en revanche totalement bouchée par la foule qui se pressait contre elle pour voir le roi prendre la route. Un instant plus tôt, des palefreniers en tenue d’apparat avaient amené les chevaux – quinze en tout – et les disposèrent en deux colonnes parallèles, dans le prolongement de la porte principale du palais. Immobiles dans la neige, les animaux renâclaient. Les spectateurs comprirent que le roi n’allait pas tarder.
En effet, les deux battants s’ouvrirent et Brun apparut, suivi de son escorte : douze gardes rouges, un capitaine et son lieutenant. Chacun se dirigea vers sa monture. Quand Brun grimpa sur la sienne, tous les membres de sa suite l’imitèrent dans un ensemble parfait. Puis il se tourna vers la foule et la salua en levant le bras. Un concert d’ovation à la limite de l’hystérie accueillit son geste.
Cachée dans la salle depuis laquelle le roi faisait ses apparitions en public, Deirane surveillait la scène. Elle n’avait jamais vu Brun monter à cheval. Elle fut surprise de l’aisance qu’il manifestait dans la maîtrise de sa monture. Quand avait-il pu s’entraîner ? Elle se rendit compte qu’elle ne savait quasiment rien de lui malgré quatre ans, presque cinq, de cohabitation. Contrairement à elle, il n’était pas cloîtré dans le palais et pouvait en sortir quand il voulait. Vu son habileté de cavalier, elle n’aurait pas été étonnée qu’il ait parcouru les routes de l’Orvbel, voire des territoires alentour, à de nombreuses reprises.
Un eunuque se présenta derrière Deirane. Il toussota afin d'attirer son attention.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
— Il est de tradition que les concubines fassent leurs au revoir au Seigneur lumineux avant qu’il quitte l’Orvbel.
— Quelle tradition ? Les rois ne sortent jamais du pays.
— Pas les trois derniers en effet, intervint Daniel qui venait d’entrer. Mais les deux qui les ont précédés avaient une vie plus ouverte vers l’extérieur.
Deirane suivit l’eunuque qui l’entraîna à travers les couloirs du palais. Ainsi, elle rata l’arrivée des Sangärens.
Les nomades de la plaine avaient une réputation de barbare. Leur tenue vestimentaire, principalement en cuir sombre, jouait beaucoup dans cette idée. Mais quand on passait ses journées sur un cheval, elle correspondait à un choix pratique et logique. Toutefois, ils disposaient d’autres tenues en fonction des circonstances. Celle qu’ils avaient adoptée provoqua un brouhaha dans l’assistance. Ils portaient tous un pantalon bleu nuit et une veste de la même couleur fermée par des boutons de cuivre. Leur ceinturon et toutes les pièces de cuir de leur équipement, y compris leurs bottes de cheval, étaient d’un blanc immaculé. Atlan, en tant que chef de cette troupe, était recouvert d’une cape noire décorée de broderie au fil doré, qu’une chaînette en or maintenait en place. Tous portaient un glaive au côté. Ils avaient l’air d’une escouade échappée d’une armée régulière. Et encore, beaucoup de pays ne pouvaient pas s’offrir de tels uniformes. Sans les tatouages qui ornaient leurs visages, jamais ils n’auraient été reconnus comme Sangärens.
En arrivant dans la cour, la première chose que Deirane remarqua fut l’absence de ses consœurs. Elle allait se retrouver seule face à Brun. Elle éprouva un instant de panique avant de se rendre compte de l’arrivée des cavaliers. Leur présence la rassura. Brun avait une réputation à maintenir. Il ne la toucherait pas devant eux. Elle observa les visages un à un. Soudain, son regard s’immobilisa sur l’un d’eux. Elle connaissait ce Sangären. Elle l’avait déjà rencontré. Sans le quitter des yeux, elle reprit sa marche plus lentement.
— Seigneur Atlan, dit-elle en le saluant.
— Dame Serlen, répondit-il. Je ne m’attendais pas à vous voir avant notre départ.
— Vous allez protéger mon roi pendant tous ces douzains. Il semble normal que je veuille connaître l’homme qui va assurer sa sécurité.
— Avec moi, il est en de bonnes mains. Je me suis engagé à le défendre pendant la traversée du Sangär.
Le regard de Brun se tournait alternativement de l’un à l’autre, suivant leur discussion.
— Maintenant que la revoir de près vous a permis d’effacer le lustre des souvenirs, envisagez-vous de réévaluer votre rétribution ? s’enquit Brun.
— Absolument pas. Je suis encore plus pressé de rentrer toucher ma récompense.
— Comment ça ? s’offusqua Deirane.
— Après ma mission, j’aurai le droit de passer une nuit avec vous, expliqua Atlan.
Le cœur de Deirane se serra. Une nuit seulement. Les paroles de Brun lui avaient fait espérer qu’il la lui avait donnée définitivement. Elle aurait dû se douter qu’il ne la céderait pas si facilement.
Mericia et Lætitia arrivèrent juste à ce moment. Elles se placèrent de part et d’autre de Deirane.
— Dame Mericia, la salua Atlan.
— Seigneur Atlan.
Puis il s’adressa à Lætitia.
— Par contre, je n’ai pas le plaisir de vous connaître.
— Le harem recèle bien des merveilles. Lætitia, est l’une d’elles, le renseigna Brun.
— Une merveille que je regrette de n’avoir pas rencontrée.
Sa main toucha son front avant de se tourner vers la jeune femme : un salut sangären censé porter bonheur à son destinataire. Deirane le connaissait, mais pas Lætitia qui se contenta de s’incliner. Elle avait fourni la pire réponse possible à la bénédiction. Heureusement, le cavalier ne s’en formalisa pas. Il ne pouvait pas demander aux étrangers de connaître toutes leurs coutumes. Certains Sangärens pourtant se seraient considérés insultés. Atlan était plus intelligent qu’eux. Ou alors sa lignée assez récente n’avait pas adopté tous les codes du pays.
Malgré la réponse inadaptée de Lætitia, Deirane sentit une boule se former dans son ventre. Pourquoi la salutation d’Atlan la paniquait-elle autant ? Heureusement, le jeune homme mit fin au supplice en cessant de s’intéresser à la concubine pour revenir sur Deirane.
— Nous avions entamé certaines discussions stimulantes lors de notre précédente rencontre. Je serais honoré si je pouvais avoir l’occasion de les mener à terme.
Dans son souvenir, Deirane n’avait commencé aucune discussion sérieuse à l’époque. Elle était encore sous le choc de son enlèvement par le monstre et de sa tentative de l’utiliser comme nourriture. Cherchait-il à lui faire comprendre qu’il désirait la revoir ?
— Cela ne dépend malheureusement pas de moi. Je suis la propriété du Seigneur lumineux. C’est à lui qu’il faut demander.
— Seigneur lumineux d’Orvbel, accédez-vous à notre requête ?
— Nous y avons déjà accédé. Nous avons promis de vous confier Deirane une nuit et vous pourrez en faire tout ce que vous voudrez, vos hommes et vous.
Deirane comprenait mieux pourquoi Brun avait accepté le prix réclamé par le nomade. Il croyait la punir en la faisant violer par une douzaine de cavaliers. S’il avait su ce qu’Atlan lui réservait, il ne se serait pas montré aussi joyeux.
Anders s’avança jusqu’à son souverain et lui adressa un salut avant de se mettre droit devant lui, les mains le long du corps.
— Repos capitaine, lui ordonna Brun, et donnez-moi votre rapport.
Anders prit une pose plus détendue, les bras dans le dos.
— L’escorte militaire est prête. Les routes sont trop encombrées, ils ne peuvent pas venir jusqu’ici. Ils nous rejoindront quand nous passerons devant la caserne.
— Bien. Il va être temps d’y aller.
Brun mena sa monture jusqu’à la tête de son escorte.
— Excusez-moi, intervint Atlan. Ceci n’est donc pas l’escorte militaire ?
— Non, lui répondit Anders, nous sommes la garde rapprochée du roi. Une troupe de l’armée régulière doit nous accompagner.
— Combien sont-ils ?
— Un peu plus d’une cinquantaine.
Atlan manifesta son désagrément d’un rictus, si fugitif que Deirane douta de l’avoir vu.
— Cela pose-t-il un problème ? demanda Brun.
— Dans le but d'avancer plus vite, nous n’avons pas prévu de chariot d’intendance, expliqua Atlan. Nous devions nous ravitailler dans les villages sur la route. Ils auraient pu approvisionner sans difficulté un groupe tel que je le vois ici. Si on en rajoute cinquante de plus, ils ne pourront plus.
— Nous avons de quoi payer la nourriture.
— Ce n’est pas une question d’argent, mais de disponibilité. Ces villages n’auront pas assez de réserves. Surtout par les temps qui courrent.
— Vous avez une idée ?
— Envoyer un éclaireur qui part en avant les prévenir et leur laisser la possibilité de s’organiser.
C’était la première fois que Deirane voyait Brun réfléchir sans qu’il fût installé à son bureau. D’habitude, il lissait les barbes de sa plume. Sur son cheval, il avait substitué à ce geste mécanique un autre tic, il enroulait et déroulait constamment ses rênes autour de son poignet.
— Nos déplacements vont être très prévisibles, objecta-t-il. On pourra facilement nous tendre une embuscade.
— Un groupe tel que le nôtre sera repéré dès son entrée dans le Sangär et pourra être suivi sans problème, fit remarquer Atlan. Mais vous bénéficiez de la caution de Mudjin. Personne ne s’en prendrait à une personne placée sous sa protection. Surtout aussi près de ses terres.
— Quels dieux honorez-vous ?
— Je crois en la famille divine.
— Très bien. Ce soir au bivouac nous scelleront un serment sur le porteur de lumière.
— Matak ne risque-t-il pas de vous le reprocher ?
— Matak s’assurera que votre dieu respecte ses engagements.
Deirane ne fit aucune remarque, bien qu'elle ait constaté que de tous les dieux constituant la famille divine, Brun avait choisi le plus sombre. N’importe lequel aurait pu garantir la validité du serment. Seul le porteur de lumière promettait l’enfer éternel en cas de parjure.
Annotations
Versions