LVII. Coup d’État - (1/2)

10 minutes de lecture

La porte de la chambre s’ouvrit doucement. Deirane n’y prit garde. C’était certainement Dursun. Elle passait souvent la nuit avec son amante. Mais ce n’était pas Nëjya. Elle parvenait à remplacer la belle Samborren sur le plan physique, mais elle n’éprouvait pas les mêmes sentiments. Quand la sensation de manque devenait trop forte, au point que s’étourdir les sens en compagnie de Dënea ne suffisait pas, elle venait rejoindre Deirane afin de chercher un peu de réconfort. Et depuis que Brun avait fait d’elle une concubine, c’était quasiment quotidien. Normalement, la jeune femme allait s’allonger à côté d’elle et l’enlaçait. Elle avait mûri ces derniers mois. Dursun n’essayait plus de profiter des charmes de Deirane. Elle se contentait de sa présence.

Au lieu de la douceur d’un corps, elle sentit la froideur d’une pointe acérée s’appuyer contre son cou. Bien qu’on ne put la blesser, elle fut en alerte. Elle tourna la tête vers son agresseur.

— Debout ! Sans résistance ! ordonna une voix ferme.

Une voix qu’elle ne connaissait pas qui appartenait à une femme. Dans la pénombre, elle ne la reconnut pas, mais elle était grande.

— Vous ne pouvez rien me faire, répliqua Deirane.

— À toi non.

Une lueur filtra à travers la porte. Quelqu’un venait, une torche à la main. Il poussait devant lui une fillette terrorisée d’avoir ainsi été tirée du lit par une inconnue aussi menaçante. Une des deux jumelles.

— Vous ne vous en prendriez pas à des enfants, protesta Deirane.

— En quoi le sort de Naytains te regarde-t-il ?

Elle remarqua alors que les deux intruses étaient Naytaines.


La porteuse du couteau, un poignard en silex grossièrement taillé, s’écarta, laissant à Deirane la place de se lever. Elle repoussa les draps. Avec le temps, elle avait pris l’habitude de se coucher nue. En temps normal, elle aurait été gênée de se dévoiler devant des inconnues. Pour l’instant, elle éprouvait surtout de la colère et de la peur. Sous l’œil attentif de l’assistance, elle décrocha le peignoir que Loumäi pendait à une patère en cas d’imprévu. Elle pensa à sa domestique qui dormait maintenant dans sa chambre. Avec un peu de chance, peu familière avec des suites aussi grandes possédant des annexes, elles l’oublieraient. Il valait mieux éviter de leur rappeler son existence. Cela éviterait qu’elle fût prise en otage également.

— Je suis prête, annonça-t-elle. Que voulez-vous ?

— Tourne-toi, les mains dans le dos.

La fillette lâcha un gémissement de peur. Cela suffit pour que Deirane se montrât docile. Elle sentit des liens qui lui emprisonnaient les poignets.

— Que se passe-t-il ? demanda Deirane.

— Tais-toi. Et avance ! ordonna la première femme.

— Où va-t-on ?

— Avance !

Deirane obéit. Elles passèrent la porte de sécurité qui aurait normalement dû empêcher toute intrusion. Comme Brun était parti, elle se croyait en sécurité. Elle ne l’avait pas fermée afin que Dursun pût la rejoindre. Elle se retrouva dans le couloir, bien éclairé, ce qui lui permit de découvrir ses agresseuses. Elles faisaient bien partie des concubines, mais elle ne les connaissait pas. Elle ignorait si elles faisaient partie d’une faction ou si elles étaient indépendantes. Elle n’allait pas tarder à le savoir. En quittant son aile, Deirane espérait que Daniel s’était rendu compte de ce qui se passait. Elle n’avait aucun moyen de vérifier. Elles arrivèrent dans le hall, Deirane eut la surprise de découvrir Terel, qui avait repris ce qui restait de la faction de Larein, soumise au même traitement.

— Toi aussi ! s’écria cette dernière. Je croyais que c’était toi qui prenais le pouvoir.

— Tu penses que j’aurai besoin de procéder ainsi, riposta Deirane.

— La ferme ! cria l’une des deux ravisseuses.

Les deux prisonnières obéirent.

Le hall était déjà occupé. Une femme était accroupie par terre, les mains attachées dans le dos et nue. Deirane reconnut la teinte mate et les cheveux sombres de Mericia. Il ne manquait plus que Lætitia et toutes les factions seraient représentées. Les prisonnières encadrèrent la belle concubine. Dans ce hall trop grand pour être chauffé correctement, elles frissonnaient. D’habitude, elle ne faisait que le traverser. Deirane elle-même, qui avait eu le temps de se couvrir, avait froid. Elle imaginait ce que devait subir sa rivale.

— Vous ne pourriez pas…

— La ferme !

— C’est pas varié comme discussion, lâcha Terel.

Sa gardienne lui envoya un coup de pied dans le dos qui la projeta au sol.

— Tu étais prévenue, dit-elle simplement. Maintenant, vous vous taisez toutes. Je ne veux plus rien entendre.

En se redressant péniblement, Terel resta silencieuse.


Lætitia arriva enfin. Seulement, celle-ci était libre. Elle marchait les bras le long du corps, sans entraves. Et deux de ses lieutenantes l’accompagnaient.

— Vous êtes toutes là ! s’écria-t-elle. On va pouvoir passer aux choses sérieuses.

— Lætitia ! Ne me dis pas que c’est toi qui es à l’origine de cette folie ! protesta Mericia.

— Surprise ? Tu ne t’y attendais pas !

— Que veux-tu ? Quel est ton but ?

— C’est évident, non ? Je prends le contrôle du harem.

— Les eunuques et les gardes rouges ne te laisseront pas faire.

Lætitia éclata de rire.

— Ma chère, les gardes rouges ne vous aideront en rien. Ils sont fidèles au roi, pas à vous.

Mericia esquissa un sourire. Lætitia ne savait pas tout. Elle ignorait cependant comment exploiter cet atout.

— Pourquoi suis-je attaché ? protesta Terel. Je déteste ces femmes, elles ont tué Larein. On devrait être dans le même camp. Libère-moi.

— Ne te fatigue pas, lui murmura Deirane. Elle est naytaine. Toutes ses suivantes le sont aussi. Et toi tu ne l’es pas.

— Physiquement, tu représentes même leur exact opposé, ajouta Mericia.

Lætitia s’avança vers la concubine et la releva.

— Terel, qu’est-ce qui te fait croire que je veux de toi ?

Elle souleva une mèche de la magnifique chevelure blonde dans la main et la laissa glisser entre ses doigts.

— Porter un tel trésor sur la tête devrait être interdit. Brun a bien fait de te cacher au sein d’un harem. D’ailleurs, on va arranger cela.

Elle se tourna vers ses suivantes.

— Apportez-moi une paire de ciseaux ! ordonna-t-elle.

— Non ! s’écria Terel.

Une concubine se précipita vers le salon de coiffure, un des nombreux services qui donnait sur le hall, et revint avec le coffret qui contenait les instruments du styliste. Elle l’ouvrit et présenta son contenu à sa cheffe. Lætitia opta pour une tondeuse. Elle actionna avec plaisir les lames devant le visage terrorisé de sa victime.

— Non ! répéta Terel.

Elle arriva à échapper à la poigne qui la maintenait. Elle ne put aller loin. Les portes fermées de la salle l’empêchèrent de s’enfuir. Deux concubines la ramenèrent devant Lætitia.

— Tenez-la bien ! ordonna Lætitia.

— Non ! hurla Terel.

Elle se débattait, ruait, essayait de se dégager pendant que les mèches lumineuses tombaient au sol. Deirane détestait Terel. Cependant, ce qu’on lui infligeait la révulsait. Elle s’était toujours montrée fière de sa chevelure, à juste raison. C’est grâce à elle qu’elle était souvent présente lors des réceptions officielles. Elle était l’une des rares blondes du harem, et même Deirane, pourtant blonde également, lui enviait son éclat et sa longueur. Le regard de Deirane croisa celui de Mericia. Elles étaient aussi atterrées l’une que l’autre. Après avoir sabré sans pitié la toison de Terel, la Naytaine relâcha la concubine qui alla se réfugier contre un mur en sanglotant. Elle l’avait vraiment massacrée, ne laissant que quelques mèches éparses sur son crâne. Le seul moyen qu’aurait le coiffeur de rattraper cela serait d’achever le travail en la rasant.

— Crois-tu que Brun laissera cela impuni ! s’écria Mericia.

— Brun ? Ne t’inquiète pas pour moi, j’en fais mon affaire. Si jamais il revient bien sûr, ce dont je doute sérieusement.

— Il reviendra ! déclara Deirane. Sauf si tu as préparé quelque chose contre lui.

— Moi non. Mais toi oui.

— Je n’ai rien monté contre Brun. Je n’ai pas prévu de m’emparer du trône. Je ne veux  pas qu'une querelle de succession mette Bruna en danger. Qu’il se trouve loin de moi quelques mois me suffit.

— Dans ce cas, je dirais que vous avez profité de son absence pour tenter de prendre le pouvoir et que sans les soldats nous serions toutes mortes.

— Et tu imagines qu’il te croira ?

— Quelle parole aura le plus de valeur : celles de concubines indisciplinées et désobéissantes ou la mienne qui me suis toujours montrée sage sans jamais faire de vague.

Deirane leva la tête vers elle, horrifiée.

— Tu as joué un rôle pendant tout ce temps, juste en prévision de cet instant ?

— J’ai été douée, n’est-ce pas ?

Lætitia se pencha sur Deirane.

— Je vais t’apprendre une nouvelle qui va te réjouir. Le culte de Matak est terminé. À partir de maintenant, la vraie religion va gouverner l’Orvbel.

— Si tu crois que les prêtres vont te laisser faire, riposta Deirane. On ne change pas le dieu d’un peuple d’un simple claquement de doigts. Brun lui-même n’a pas réussi à me faire renoncer à ma foi.

— Tu respectes toujours la mère ?

— J’avoue qu’en ce moment mes prières vont plutôt au guerrier, histoire de te botter les fesses.

La concubine rebelle se redressa sur ses jambes, et rit de bon cœur, les mains sur les hanches.

Quand elle se calma, elle se tourna vers ses consœurs.

— Enfermez-les dans les geôles de la caserne.

Trois concubines saisirent les prisonnières par le bras afin de les relever, puis les entraînèrent dans les couloirs en direction de l’aile des gardes rouges.


Comme l’espérait Deirane, les deux femmes qui l’avaient enlevée avaient oublié Loumäi qui dormait dans sa propre chambre. On ne faisait jamais attention à elle. Dès qu’elle entendit les discussions animées dans la suite, elle ouvrit les yeux. Elle n’était pas une idiote, elle comprit ce qui se passait. Un sous-fifre de Brun profitait de l’absence du roi pour s’emparer de son trône. Au Salirian, le pays dans lequel elle avait grandi, c’était monnaie courante. S’en était au point que plus personne ne savait qui régnait réellement. En tout cas, ce n’était pas celui qui portait la couronne.

Elle attendit que la porte principale de la suite se fermât avant de se lever. Elle n’avait pas le temps de revêtir sa tenue de domestique. Autrefois, elle aurait puisé dans l’armoire de Deirane. Maintenant qu’elle disposait d’un appartement séparé, elle ne le pouvait plus. Deirane envisageait de remédier à cela en lui offrant sa propre garde-robe. Le déménagement était trop récent. Elle n’en avait hélas pas eu le temps.

Elle entrouvrit sa porte. Les intruses avaient éteint la lumière derrière. Se contentant de la lueur qui filtrait par les fenêtres, elle rejoignit le dressing de Deirane. Elle sortit un peignoir de sa penderie. Elle adorait la douceur de la soie sur sa peau nue. Aujourd’hui, elle ne se laissa pas envahir par le plaisir. Elle devait faire vite. Au Salirian, après avoir coupé les têtes, les insurgés s’en prenaient aux lieutenants. Elle devait trouver Dursun avant qu’ils ne partissent à sa recherche à elle.

Elle disposait d’un avantage toutefois, elle savait ou la jeune femme dormait. Les rebelles iraient certainement la chercher dans l’aile des chanceuses où se situait sa chambre alors qu’elle avait passé la soirée dans l’ancien appartement de Deirane. Elle grimpa l’escalier jusqu’à l’étage dévolu à Brun. De là, elle sortit dans couloir et le suivit jusqu’au bout et se retrouva sur l’un des balcons qui surplombait les halls du harem. Prudemment, elle s’approcha du bord et regarda en bas. Le spectacle qu’elle découvrit l’atterra, trois concubines à genoux entourées d’un groupe de Naytaines, apparemment hostile. « Lætitia, murmura-t-elle, c’est elle la traîtresse ». Elle n’avait jamais aimé cette concubine. Mais elle ne l’avait jamais pensée capable de commettre un tel acte.

Elle allait continuer son chemin quand des hurlements de terreurs entrecoupés de supplications la retinrent. Elle retourna observer ce qui se passait dans le hall. Horrifiée, elle assista au traitement infligé à Terel. Bien que ce fût une salope, elle ne méritait pas ça. Elle n’assista pas à la fin du supplice, il aurait suffi que quelqu’un levât les yeux vers les étages pour qu’il la vît. Elle se dépêcha de disparaître dans le couloir en direction de la chambre où Dursun dormait.

Pour éviter d’être repérée de l’extérieur, Loumäi n’alluma pas la lumière. Elle avait habité pendant plus de trois ans dans cette suite. Elle la connaissait par cœur. Dans la pénombre, elle distinguait à peine les deux corps, pourtant elle n’avait pas besoin de plus pour s’orienter. Elle posa une main sur la bouche de Dursun pour qu’elle ne criât pas et de l’autre, lui secoua l’épaule. Dursun ouvrit les yeux.

— Silence, lui chuchota Loumäi, ne dites rien, ne faites pas de bruit.

Reconnaissant la voix de Loumäi, la jeune Aclanli obéit. Elle était malgré tout inquiète, cela ressemblait si peu à l’attitude habituelle de la domestique. Quand elle la libéra de sa poigne, bien plus vigoureuse que ce que sa frêle stature laissait suggérer, elle se redressa dans son lit. Elle regarda Loumäi fouiller dans son placard et en tira deux peignoirs.

— Que se passe-t-il ? demanda Dursun à voix basse.

— Un coup d’État. Lætitia prend le contrôle du harem.

— Lætitia !

Dursun s’attendait à ce qu’une telle chose se produisît. Mais jamais elle n’aurait soupçonné Lætitia. Elle lui avait sauvé la vie pendant la période où Terel essayait de la tuer. C’est plutôt de cette dernière qu’elle voyait venir le coup fourré.

— Elle marche avec Terel ? vérifia-t-elle à tout hasard.

— Non, répondit Loumäi. Je l’ai vue torturer Terel.

Donc, en fonction de l’adage, « l’ennemi de mon ennemi est mon ami », Terel se retrouvait de leur côté. Elle allait devoir s’habituer à considérer sa tortionnaire comme une alliée.

Elle réveilla sa compagne de la même façon que Loumäi avait procéda à son encontre. En deux mots, elle la mit au courant, puis elle se leva. Elle passa les vêtements et les chaussures que lui tendit la domestique. L’ensemble était noir. Elle constata qu’elle en avait profité pour se changer.

— Deirane ? s’enquit-elle.

— Prisonnière. Comme Mericia.

— Donc Lætitia marche seule. Intéressant.

Quand tout le monde fut prêt, Loumäi entraîna le groupe hors de la chambre. Le couloir était encore désert, depuis le départ de Deirane, aucune concubine n’y logeait. Elle serait l’une des dernières à être fouillée. S’ils avaient su que Dursun y dormait, les insurgées seraient arrivées depuis longtemps.

Avec son bracelet, elle déverrouilla une porte de service. La serrure se déverrouilla aussitôt. Qui que ce soit surveillant ce passage, il acceptait qu’elle entraînât ses deux compagnes avec elle. Il n’était donc pas aux ordres de Lætitia. Elle fit entrer les deux jeunes femmes dans la cage d’un escalier qui reliait tous les étages et referma derrière elle. Loumäi les conduisit jusqu’au sous-sol.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Laurent Delépine ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0